Terminal Staline

par Charles Bwele
mercredi 2 janvier 2008

Derrière des interfaces à la Minority Report, un cauchemar technologique et politique se met en place avec le consentement tacite des cybernautes. Dans la prochaine décennie, il sera trop tard pour faire volte-face.

FIISCalité progressive

Vers 2018, le net aura phacocyté quasiment tous les autres réseaux et médias : téléphonie, télévision, radio, presse, livres électroniques, géolocalisation, objets communicants, monétique, informatique diffuse, etc. Il sera à la fois l’infrastructure et la superstructure invisible des économies, des activités quotidiennes (banque, services, police, commerce, santé, éducation, culture, tourisme, transports, etc.) et des vies personnelles. Même l’Afrique sera de la partie, vu sa fantastique croissance dans internet et dans la téléphonie mobile.

Les offres quadruple play (internet, télévision, téléphonie fixe et mobile) annoncent une abolition prochaine des frontières entre télécoms, TV câble/satellite et internet. La pression concurrentielle conséquente provoque déjà une déflation sectorielle et une sévère compression des marges. Afin de survivre et d’accroître leur compétitivité, de nombreux groupes devront fusionner-absorber. Les multiples acquisitions de Rupert Murdoch - de BSkyB à Myspace - s’inscrivent dans cette tendance lourde de laquelle émergeront de colossaux fournisseurs-intégrateurs d’informations, de services et de communications (FIISC) offrant musique, jeux, bureautique, réseaux sociaux, e-mail, vidéo à la demande, visio-téléphonie IP, TV & radio numérique interactive, etc.

A titre d’exemple, Tencent est un FIISC en puissance : comptant plus de 120 millions d’abonnés, pesant 7 milliards de dollars et réalisant plus de 100 millions en profits trimestriels, cette firme chinoise s’apparente à une extraordinaire fusion de Yahoo !, de Youtube, de Myspace, de Second Life et de Vodafone. C’est en grande partie à cause de ses 80 % de parts de marché que les GYM (Google, Yahoo !, Microsoft) pataugent encore dans l’Empire du Milieu.

Que les clients changent de FIISC, et ils perdront de nombreux droits numériques. Qu’ils dérivent ou craquent quoi que ce soit, et ils seront expédiés pour plusieurs années dans le camp 404 des déconnectés. Depuis peu, nos amis français dégustent un avant-goût de cette amère gastronomie qui ferait tâche d’huile en Europe occidentale.

Cumulo-nimbus

Dans une décennie, les ordinateurs et les mobiles auront 100 à 200 fois plus de punch que ceux actuels. Les effets combinés de l’internet très haut débit et du « cloud computing » (informatique nuageuse) aidant, de plus en plus d’appareils seront des exosquelettes en ligne dotés d’une puissance sans cesse augmentée car massivement distribuée. Ainsi, l’exécution des logiciels et l’archivage des données se feront non pas sur le disque dur, mais sur un nuage de serveurs distants. Remplacée par des espaces virtuels de stockage, l’unité centrale sera vouée à une quasi-disparition ou sera confinée à certaines spécialités, les fonctions de réseau, d’affichage et de saisie faisant amplement l’affaire de l’utilisateur lambda.

A moins que l’industrie informatique n’accouche d’une énième sournoiserie technico-commerciale, il ne sera plus nécessaire d’acheter une bécane agressive et énergivore tous les trois ou quatre ans, la puissance applicative résidera dans « les nuages ». Les écologistes devraient s’en réjouir...

La bureautique en ligne de Google (Desktop, Docs) est un aperçu de cette informatique nuageuse, terre promise du stockage virtuel, des applications métiers et du travail collaboratif. C’est dans cette optique que la firme de Moutain View multiplie les datas centers et planche aux côtés de Apple sur un très possible « Goopple PC » (OS et/ou machine ?) entièrement dédié au cloud computing. Yahoo !, Amazon, et IBM ont également enfourché ce cheval de bataille. Microsoft qui a du souci à se faire, s’est aussi engouffré dans la brèche mais en restant très fidèle à son bureau Windows. Néanmoins, ces initiatives doivent être analysées bien au-delà de leurs horizons techniques et stratégiques.

Vivre connecté ou mourir

L’informatique nuageuse implique de nouveaux paradigmes et de nouveaux usages difficilement prévisibles avec justesse sur un très long terme. En 1998, combien d’entre nous auraient imaginé tenir leur blog multimédia depuis Calgary ou Nairobi grâce aux merveilles du Web 2.0 ?

Toutefois, on peut supposer que les FIISC élaboreront leurs plates-formes en ligne nuageusement distribuées, remarquablement conçues, uniformisées et proposées en packs tarifaires pour les terminaux de poche, de bureau et de salon. Les vétérans techno, les linuxiens et les geeks détesteront cette informatique-service, le grand public adorera parce que cela lui évitera de se prendre la tête. L’informatique-produit telle que nous la pratiquons aujourd’hui ne sera plus qu’une option que certains constructeurs, distributeurs ou FIISC n’hésiteraient pas à surtaxer.

En réalité, les consommateurs n’auront plus qu’un contrôle formaté et strictement encadré par les FIISC sur leurs terminaux et a fortiori sur leurs espaces personnels virtuels. A l’image de leurs ancêtres FAI, les cyclopes du multimédia diront à leurs clients « vos données personnelles sont en lieu sûr  », et ceux-ci boiront cette parole d’Evangile.

Contrôle formaté. Le modèle du superbe iPhone laisse présager l’avenir : d’une main de fer dans un gant de velours, Apple décide de ce que vous utilisez, écoutez, regardez et de comment vous le faites. Sus aux déviants : ils risquent le goulag sibérien des désactivés ! Ce « business fortress  » fascine plusieurs FIISC en herbe comme AT&T, AOL, News Corporation, NTT DoCoMo et Orange, pour ne citer qu’eux.

Espaces personnels marketisés. Le cas Facebook est une ébauche du futur : dans ce réseau social, le moindre octet dissimule une balise Argos de données personnelles, les marketeurs n’ont qu’à se baisser pour ramasser et mitrailler juste. La pomme ne tombant jamais loin de l’arbre Google, OpenSocial n’est guère plus confidentiel. Le modèle e-publicitaire étant le plus viable du net, l’inéluctable mercatisation des futurs espaces personnels virtuels mènera tout droit à une cybersurveillance généralisée, de loin plus sophistiquée qu’auparavant.

Version Tchéka

En effet, grâce à la bienveillance des FIISC, ces espaces personnels virtuels - en constante interaction avec notre mobile, notre ordinateur et notre media center  ! - seront littéralement des hubs personnels intelligents : boîtes e-mail, agendas, bloc-notes, centres d’intérêt, favoris multimédias, réseaux sociaux, paniers e-commerciaux, identifiants en ligne, historique tous azimuts (géolocalisations, finances, factures, web, vidéo, audio, chat, etc.). De gigantesques raffineries pour les agences cybermarketing et les renseignements généraux qui auront tant de talents à conjuguer.

Les états démocratiques comme tyranniques, riches comme pauvres, ont toujours voulu connaître, tout connaître de leurs administrés. Pourquoi se priveraient-ils dès lors que la technologie offre à peu de frais ce dont ils ont tant rêvé ? Point besoin d’une théorie du grand complot à la Fox Mulder-Jack Bauer : une dose de voyeurisme et une petite soif de contrôle suffisent largement. Les gouvernants seront d’autant plus habiles qu’ils parviendront à faire digérer la pilule sans effleurer la langue.

Aux Etats-Unis, le « 911 act » autorise NSA, Département de la Justice et FBI à farfouiller librement dans les réseaux et les serveurs opérant dans l’espace états-unien. Plus de 10 millions d’Américains furent constamment écoutés par ces mêmes institutions avec la contribution forcée de l’oligopolistique trio Verizon, AT&T et Qwest. Plus raffinée, l’Europe préfère flûte et clavecin aux clairon et tambour pour jouer la même symphonie.

Tout récemment, Google avait provoqué l’arrestation d’un innocent en fournissant une adresse IP erronée à la police indienne alors à la poursuite d’un individu ayant posté des images jugées blasphématoires du dieu Shiva. Dans leur féroce appétit oriental, Yahoo ! et Microsoft dénoncèrent électroniquement journalistes et dissidents aux autorités chinoises. Lors d’une audition au Congrès, le représentant démocrate Tom Lantos avait qualifié les GYM de « géants sur le plan financier, pygmées sur le plan moral ». Une insulte pour les peuples pygmées ? Ces incidents démontrent à quel point les FAI et les infomédiaires deviennent, indirectement ou volontairement, les complices de chasses aux sorcières.

Vu l’évolution plutôt maccarthyste des législations du Pacifique à l’Atlantique depuis le 11-Septembre, en 2018, le contrôle l’aura nettement emporté sur la confiance, l’hyper-surveillance sur la vie privée, l’ordre sur la liberté. Les sociétés cybernétisées seront-elles pour autant plus sûres ? Le net sera-t-il aussi lisse que les Etats et les firmes le souhaitent ? Evoquera-t-on avec nostalgie les années techno-libertaires 2000-2010 ?

Toutes ces réalités à peine masquées sont déjà en marche napoléonienne. Hormis quelques carrés prussiens, la majorité silencieuse des cybernautes aura été dissuadée par le contenu économique et surtout technique de ces enjeux. Si les effets secondaires de la révolution informationnelle devaient fusionner ultra-libéralisme et marxisme, il ne reste plus qu’à espérer que ces perspectives ne dépassent pas ces lignes.


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