Une révolution politique après la révolution technologique ?

par Marc Bruxman
vendredi 9 juin 2006

Les révolutions technologiques ont souvent précédé les révolutions politiques. En bousculant les rapports de pouvoir entre les hommes, les innovations technologiques mettent à mal le système politique qui, parfois, ne s’en remet pas. Nos hommes politiques ne semblent d’ailleurs pas s’y tromper, et craignent beaucoup l’arrivée d’Internet et tout ce qu’il crée comme bouleversements sociaux.

Certains historiens considèrent que c’est l’évolution des techniques du XVIIIe siècle qui a conduit à la Révolution française. Ces évolutions auraient modifié les rapports sociaux de l’Ancien régime et ce faisant, auraient rendu la société instable. Le système politique étant devenu inadapté, il s’est effondré sous son poids, et le renverser fut une formalité. Les modifications politiques qui sont survenues ont alors permis à la Révolution industrielle de prendre son essor.

La société qui s’est reconstruite ensuite était une société adaptée aux nouvelles réalités du monde, et même si elle mit longtemps à se stabiliser définitivement, elle semble aujourd’hui inébranlable. Dans des pays comme l’Angleterre, au contraire, le système politique a su évoluer lentement, avec son temps. Cela a évité une révolution qui eût été fort sanglante.

Il est très intéressant de constater que nous sommes à un moment similaire de notre histoire. A une différence près. Les changements ont été si radicaux qu’une évolution lente, certes souhaitable, va être difficile.

Pendant des siècles, nous avons vécu dans une société "capitaliste" (que je n’emploierai pas au sens péjoratif). Le fait de posséder une grosse somme d’argent et des moyens de production "lourds" était une garantie de succès. En apparence, ce n’est pas près de changer. La société n’a jamais été aussi concentrée en si peu de mains qui possèdent justement la plupart des moyens de production. (cf. fusions/acquisitions...).

L’informatique est venue changer cette donne. Contrairement à la physique, science de la matière, l’informatique, science de l’information, traite de l’immatériel. Une fois un outil informatique créé, il peut être reproduit à l’infini. Pour capitaliser sur un outil informatique, il faut donc créer des outils artificiels (brevets, copyright), sinon seule la première copie d’un programme (ou de données) aura une valeur marchande en tant que telle. Or, ces outils artificiels sont vus comme une entrave par les citoyens, comme nous le constatons avec les problèmes liés au peer to peer ou aux brevets sur le logiciel ou sur le vivant.

Il est à ce titre assez remarquable que non seulement les citoyens voient ces moyens (copyrights, brevets) comme des entraves non souhaitées, mais qu’ils soient en train de réussir à se prendre en main. Des outils comme le peer to peer, le logiciel libre ou les licences Creative Commons sont en train de dévier vers une course non prévue : ils ont créé un modèle économique et un écosystème de production viable autour d’eux. Selon tous les manuels d’économie, l’éclosion d’une économie autour du logiciel libre devrait paraître incongrue. Et pourtant, force est de constater que cela fonctionne !

Parallèlement, de nombreux problèmes, qui autrefois se traitaient de manière physique (secrétariat papier, distribution de CD, distribution de journaux), deviennent des problèmes que l’on peut traiter de manière immatérielle. L’informatique a permis cette révolution. Mais si l’on admet que ce qui est de nature physique se capitalise facilement, et que ce qui est de nature immatérielle se capitalise difficilement (car l’information est un bien liquide et peu contrôlable), alors nous avons détruit la possibilité d’amasser du capital sur toutes ces activités que nous avons rendues immatérielles. Comme de nombreux économistes l’ont déjà remarqué (à commencer par Karl Marx), à partir du moment où tout le monde possède une machine, celle-ci cesse de devenir une richesse pour son propriétaire. C’est tout au plus une barrière à l’entrée pour des concurrents potentiels. Or, vu que dans le cas de l’informatique, la reproduction ne coûte rien, la barrière à l’entrée n’existe pas réellement. Certes, il y a le prix du hardware et quelques jours/homme de développement. Mais c’est dérisoire par rapport à ce que coûtait la construction d’une usine pour un capitaliste du XIXe siècle. Dans un raisonnement purement "capitaliste" (c’est-à-dire motivé par l’accumulation du capital et non par le bénéfice d’exploitation immédiat), l’informatique a donc peu d’intérêt. Sauf qu’elle permet de tels gains de productivité qu’aucune entreprise ne peut s’en passer.

Nos décideurs se retrouvent ainsi dans la peau d’un héroïnomane dépendant. Il savent que la drogue (ici l’informatique) n’est pas la solution à leur problème, mais ils doivent avoir leur dose, sinon la productivité de leur entreprise va décroître (et ils vont couler). Mais dans la plupart des cas, si installer un logiciel et bien gérer son informatique va rendre l’entreprise compétitive (et créer un boost immédiat sur les finances), cet investissement sera très vite obsolète lorsque les concurrents vont faire de même. C’était déjà pareil avec les machines-outils. Sauf que là, comme le logiciel est immatériel, tout le monde est au même niveau très vite. La drogue cesse de procurer du plaisir (des gains financiers), mais le consommateur en est devenu complètement dépendant.

Rapidement, les sociétés qui ne sont plus à même de s’informatiser suffisamment vite meurent, ou se trouve qualifiées de dinosaures. Ces sociétés ont toutes une caractéristique : elles employaient énormément de main-d’oeuvre. Et leurs tueurs sont des sociétés souvent très petites. A titre d’exemple, il vous suffit de comparer Wanadoo (le dinosaure) et Free (le nouveau venu). Ce phénomène ne fait qu’accélérer la transformation.

Au fur et à mesure que la société se transforme, il devient de plus en plus difficile de capitaliser (au sens purement financier du terme). En réalité, seule la capacité à innover en permanence devient réellement déterminante. Et cette capacité dépend avant tout des hommes : les DRH parlent alors de capital humain. Mais ce capital humain est liquidel car la concurrence peut les débaucher. De plus, les relations employeurs / employés tendaient à vassaliser les employés pour leur laisser le moins de marges de manoeuvre possible. Il faut maintenant faire l’inverse pour réussir : libérer l’employé, lui donner les moyens de sa créativité, et tout faire pour le retenir dans son équipe (s’il est bon).

Mais les structures capitalistiques traditionnelles ne sont pas du tout adaptées à ce mode de fonctionnement. La gestion des ressources humaines des grands comptes considère encore la main-d’oeuvre comme interchangeable : c’est l’apport du taylorisme, et c’est ce qui a fait le succès des entrepreneurs du XXe siècle. Au XXIe siècle, il faut travailler autrement. Et c’est là que les grosses structures sont incapables de s’adapter et investissent à tour de bras dans la technologie pour reculer l’issue inévitable. Mais en investissant ainsi sans se réorganiser, elles ne font qu’accélérer le transfert de richesse.

Cet appauvrissement du monde en capital peut se constater dans le rythme des fusions / acquisitions et de la concurrence dans la vieille économie. Confrontées à des ressources cabalistiques de plus en plus rares, les structures de la vieille économie sont en train de s’affronter à mort. De même qu’une guerre déclenche une course aux armements, cet affrontement déclenche une course à la technologie, qui ne fait qu’accélérer le phénomène. Car à ce jeu, très peu de ces anciennes structures vont survivre.

Certes, il faudra toujours produire certains biens physiques. Mais l’automatisation de la production et la baisse des prix liée à l’augmentation de la productivité vont rendre cette production non stratégique. Seule une hausse des coûts de l’énergie pourrait enrayer ce plan, mais il est fort probable que la société se réorganisera très bien autour d’une consommation énergétique plus faible. (Ne serait-ce que parce que les télécoms vont réduire fortement les besoins en déplacement, et que le télétravail va se généraliser : j’écrirai prochainement une chronique à ce sujet).

Ces modifications dans la structure du pouvoir, que nous vivons actuellement, créent toutes sortes de problèmes : chômage, pauvreté, baisse de l’autorité de gens devenus inutiles. De plus, l’Etat est la première des structures inefficaces, en raison de sa bureaucratie. Il est très touché par ce phénomène. Le pouvoir politique en place est de plus en plus affaibli, car il ne contrôle plus la situation, et les gens l’ont compris.

Parallèlement des idéologies politiques nouvelles émergent sur le réseau. Elles sont encore loin d’être prêtes à prendre le relais de nos institutions, mais de façon parcellaire, le logiciel libre, les licences créative commons, les blogs et tous les outils sociaux en train de naître façonnent l’organisation politique de demain. Je me risquerai à prédire que ce monde-là sera collaboratif, mais l’individu y aura une place renforcée, car les travailleurs ne seront plus interchangeables. Les connaissances et l’éducation seront probablement la première valeur demandée à un individu.

Et tout cela n’a rien à voir avec nos sociétés actuelles. Reste donc à voir comment elles peuvent s’y adapter. Si elles n’y parviennent pas, elles vont devenir tellement inefficaces qu’elles s’étioleront d’elles-mêmes. Il serait donc vivement souhaitable que nos politiques s’intéressent à ce phénomène, pour l’accompagner plutôt que le combattre, afin d’éviter un chaos indescriptible. Car, comme le disait Victor Hugo, on ne lutte pas contre une idée dont le temps est venu.


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