Voyage métaphysique dans le ciment des choses

par Bernard Dugué
lundi 13 février 2012

 En nous référant à une antienne kantienne, nous pourrions dire que parmi les hommes contemporains, les uns, majoritaires, privilégient l’usage du monde et sont d’ailleurs copieusement servis par les productions industrielles, alors que les autres seraient plus enclins à se diriger vers la compréhension du monde, ce qui ne les empêche pas d’accéder aux usages habituels. Mais qu’est-ce au juste « comprendre le monde » ? On distinguera deux options, l’une où la compréhension sert l’usage et l’autre où l’accès au sens et à la réalité du monde se conçoit comme une activité de la pensée déconnectée de tout intérêt pragmatique. Juste une affaire de désir. Libido sciendi aurait dit Augustin. Bon nombre de nos concitoyens souhaitent comprendre l’univers, la nature, l’humain, et sont servis par les ouvrages de vulgarisation et autres émissions culturelles. Parfois barbantes, comme celle du samedi sur France inter où un savant juché sur les épaules de Darwin raconte des histoires de poussières d’étoile destinées à de grands enfants. Mais la compréhension du monde ne se résume pas à quelques fables racontées à partir d’ingrédients scientifiques. De tous temps, des savants se sont demandés ce qu’est le réel, la nature, l’univers. Alors que d’autres se sont inquiétés de la connaissance et de ce qu’elle peut livrer comme savoir sur le monde et le justifier. C’est quoi le réel et comment pouvons-nous justifier nos discours sur ce réel ? Telles sont les questions qui occupent encore les philosophes contemporains. 

 

Dans les universités prestigieuses et notamment celles du monde anglo-saxon, des philosophes érudits se penchent sur le réel et l’accès à la connaissance. Ils sont souvent spécialisés dans des disciplines étudiant le langage, la logique, les sciences cognitives, les neurosciences et pour finir la métaphysique. En passant par la physique et l’épistémologie. Des controverses disputées se déroulent dans ces cercles à l’abris des regards du commun et ce n’est qu’à l’occasion de la parution d’un ouvrage que le public peut accéder à ces discussions fort savantes qui ne sont pas sans évoquer les disputes au temps de la scolastique médiévale. D’ailleurs, quelques uns revendiquent une fausse régression scolastique pour situer leur approche du réel où les essences et les substances refont surface tandis que les universaux ne sont pas très loin, subtilement revisités dans ces nouvelles joutes qui finissent par déboucher sur des interrogations métaphysiques. Qu’est-ce le réel ? C’est cette interrogation qu’examine Claudine Tiercelin qui a succédé à Jacques Bouveresse au Collège de France, rebaptisant une chaire devenue « de philosophie de la connaissance et de métaphysique ». Mais n’allez pas imaginer que cette métaphysique ressemble à celle d’Aristote avec ses substances, de Platon avec ses Idées éternelles ou encore celle de saint Thomas avec ses essences. La métaphysique que nous propose Tiercelin est conçue en prenant appui sur la physique contemporaine et surtout en se positionnant au sein des grands débats de notre époque. On notera une curiosité, le volet autoréférentiel. Le réalisme des dispositions qui nous est proposé est lui-même disposé dans le champ des différents réalismes et anti-réalismes qu’on trouve dans l’univers des théoriciens de la connaissance et du réel.

 

Le ciment des choses, paru en 2011 aux éditions Ithaque, constitue un « livre étape » dans le cheminement philosophique de Claudine Tiercelin, qui nous invite à faire un voyage dans l’univers des pensées contemporaines pour nous livrer, dans un volumineux quatrième chapitre, son projet de métaphysique réaliste exposé en prolégomènes, allusion subtile à d’autres prolégomènes publiés il y a plus de deux siècles par Kant. L’intérêt de cet ouvrage étant de nous ouvrir à des univers de pensée créés par les philosophes afin de statuer sur ce qu’est la réalité et notre « rapport cognitif » avec celle-ci. Cette quête passionnera les esprits curieux, tout ceux qui refusent les évidences et veulent savoir ce qu’il y a dans l’univers. Certes, les physiciens ont livré des détails incroyables sur l’univers matériel mais la philosophie revendique elle aussi sa place dans cette partie qui se joue dans le monde et qui vise à connaître la réalité. Le cheminement tracé par Tiercelin s’apparente à un acte de militantisme où ce ne sont pas les partis avec qui il faut en découdre mais les systèmes de pensée. Imaginons une philosophe dans une caverne avec plusieurs entrées, chacune gardée par un personnage. L’un vous dira de ne pas vous engager, que certains l’ont déjà fait et voici ce qu’ils ont trouvé. Il n’y a plus rien d’intéressant à explorer, n’entrez pas, passez votre chemin, allez voir ailleurs. Un autre vous invitera à entrer, certifiant que le chemin conduit vers une cathédrale décorée de vitraux à contempler par dizaines. Ainsi, partant d’une intention métaphysique visant à connaître et dire le réel, Claudine Tiercelin désigne dans l’introduction de son ouvrage ses principaux adversaires. Les relativistes, les scientistes, les sémanticiens et pour finir les plus redoutables car dotés d’armes persuasives efficaces, les néo-kantiens, ces idéalistes qui conduisent vers une métaphysique de l’apesanteur pour reprendre une formule de l’auteure. 

 

Les trois premiers chapitres nous invitent à entrer dans une joute philosophique très technique rappelant les disputes médiévales. En fait, le motif central n’a pas changé puisqu’il s’agit de comprendre quel est notre rapport cognitif au monde et quelle est la nature de ce monde en supposant qu’on puisse le connaître, tout en s’interrogeant sur son indépendance vis-à-vis des « entités connaissantes ». Si régression scolastique il y dans cette démarche, c’est parce que les « questions métaphysiques » n’ont pas été solutionnées, comme du reste à l’époque où l’on glosait sur une autre régression scolastique, celle initiée par Brentano puis Husserl. L’objectif de la phénoménologie était d’accéder aux essences des choses en misant sur la conscience, l’intentionnalité, afin de contourner l’interdit kantien mais aussi de mettre de côté les sciences modernes que Husserl avait du reste jugées en crise sans vraiment comprendre « les relativités et les quantiques ». L’option prise par Tiercelin est tout autre. Contourner Kant mais en misant sur les sciences contemporaines. Et ne pas se laisser abuser par les interdits ou les illusions. Au bout du compte, ce sont des « adversaires apparentés » qui sont visés par ceux qui, se réclamant de la phénoménologie ou bien du réalisme scientifique, veulent accéder aux choses et/ou les dire. Là où Husserl dénonçait les égarements du psychologisme où formes psychiques et formes logiques sont confondue, Tiercelin évoque les illusions modales et notamment une confusion possible entre nécessité logique et nécessité métaphysique (p. 45). Alors que Husserl affrontait le positivisme, Tiercelin s’attaque aux pièges d’un scientisme contemporain qui, péchant par excès de confiance dans les sciences dures et de prudence face aux spéculations molles ou fulgurantes, tendrait à destituer la philosophie de son droit de regard sur les choses formalisées par ces sciences (chap. 2).

 

Au final, si Husserl a tenté de faire de la philosophie une science rigoureuse, alors on peut penser que l’objectif de Tiercelin est de faire de la métaphysique une science rigoureuse. Le réalisme des dispositions présenté dans le dernier chapitre ne serait-il pas une sorte de construction eidétique, sorte d’« objet ontique » en miroir reflétant les essences phénoménologiques obtenues par la réduction eidétique ? La disposition jouerait alors un rôle parallèle à l’eidos obtenu par la conscience phénoménologique. La réalité d’une propriété (objet de science) ne se réduit pas à la fonction (p. 268), pas plus que les éléments contingents et accidentel de l’objet de conscience n’appartiennent à l’essence. Mais le parallèle s’arrête face au mur des choses puisque le réalisme scientifique est susceptible de produire des mirages (chap. 3) alors qu’il n’y a pas de mirage pour la phénoménologie car il n’y a pas de réalisme. La « métaphysique scientifique » diverge donc, comme on pouvait s’en douter, de la phénoménologie dont la partie jouée avec la science semble achevée, du moins avec les sciences dites dures. Reste le jeu ontologique et là aussi, l’impasse phénoménologique nous pend au nez, entre l’inéluctable aboutissement vers la mystique et Dieu de la bifurcation heideggérienne ou alors le jeu des contingences et des fantaisies grammatologiques de la déconstruction offert par Derrida

Qu’on ne se méprenne pas, la métaphysique des dispositions proposée par Tiercelin appartient au questionnement ontologique, une aventure qui, si elle part de la conscience risque de conduire à la déconstruction ou alors la dissolution (Heidegger et la connivence avec le bouddhisme), alors que cette même aventure, si elle se veut généreuse en accueillant la science contemporaine, peut se poursuivre. Le ciment des choses mérite d’être compris comme une tentative de reconstruction de l’ontologie. Qu’on pourrait résumer en la présentant comme une monadologie écrite non pas par Leibniz mais par Descartes. Les dispositions se combinent telles des monades mais sans perception ni appétit. Et c’est toute la difficulté de cette approche qui, poussée vers son extrémité pandispositionnaliste, aboutit à un hyper mécanisme aveuglant où l’événement réel se dissout dans l’ordre des possibles, échappant à figuration. Au bout du compte, il ne se passerait plus rien. D’où un repli stratégique amorcé vers une conception des dispositions comme « entités » fondamentalement dynamiques et actives façonnant événements et choses. Mais pas n’importe comment car il y a des lois.

 

D’où proviennent les lois qui régissent les choses dans un monde fait d’entités dispositionnelles ? Et quel est le lien entre lois et dispositions ? Ces questions d’une difficulté évidente sont abordées dans ce chapitre quatre où les illusions humiennes sont balayées d’un revers. Les choses ne sont pas des entités passives dont l’identité (ontique) est indépendante des lois qui leur sont imposées. Ce présupposé annonce en fait un tournant métaphysique qui se démarque autant sinon plus de Newton que de Hume. Dans la conception newtonienne, des choses (matérielles) de l’univers sont dans l’espace-temps où elles s’y inscrivent avec un langage mathématique. Mais après le tournant relativiste, on peut dire avec Einstein que l’espace-temps est dans l’univers. Le « tournant dispositionnel » effectue un retournement épistémique parallèle. Les propriétés n’émanent pas des lois mais c’est l’inverse, les lois sont issues (émergence ?) du jeu dynamique des propriétés. Les dispositions ne sont pas des entités efficientes qui à l’instar des masses newtoniennes, s’inscriraient dans un entrelacs de lois formelles. C’est l’inverse, les lois sont (ou apparaissent) au sein même de l’univers des dispositions. Comme on s’en doute, ce cadre épistémique de la métaphysique des dispositions rejoint un questionnement devenu classique, celui de la systémique dans les années 1970, époque marquée (achevée ?) en 1981 par le congrès de Cerisy sur l’auto-organisation. Si les manifestations sont le fait d’une « composition » d’interactions dispositionnelles, alors la problématique est celle du tout et de la partie (le modèle holiste est discuté dans la conclusion, p. 387). Et la question des lois peut se décliner comme une interrogation sur l’émergence. Une autre voie consiste à enquêter sur le rapport entre loi et pouvoir, autrement dit entre le domaines des causes efficientes que sont les dispositions et les causes formelles que sont les lois, alors que les causes matérielles sont plus ou moins implicites (liées aux effets). Je trace à dessein un cadre aristotélicien qui devrait faire apparaître la question des causes finales. Laquelle se dessine lors d’une discussion sur le statut des lois et leur nécessité ou leur contingence ainsi que leur entrelacs éventuel avec le champ des dispositions. Il y a nécessité dans la nature mais elle n’est pas dans les lois, dit Mumford (p. 329) et Tiercelin de poser cette question fondamentale, le réalisme dispositionnel doit-il être « anomique » ?

 

Un voyage s’achève et un autre commence. Le réalisme métaphysique scientifique exposé dans Le ciment des choses n’est pas un terminus mais une station permettant de réfléchir en attendant le mystery train qui conduira le métaphysicien vers une pénétration plus profonde de l’ordre causal des choses et de l’univers. En fait, le train est là. Mais c’est au métaphysicien de le faire avancer et surtout, de tracer la bonne voie qui permettra d’atteindre la prochaine clairière où le réel s’avère moins voilé si bien que la lumière de l’être perce l’opacité des multiples strates de cette « épaisse matière » d’où est sortie le cosmos, le vivant et la pensée. Peut-être faudrait-il penser à s’écarter de l’ontologie, de la compréhension de ce qui est, pour pénétrer dans une autre dimension de la métaphysique, complémentaire, dont le thème central est symbolisé par une question, celle du pourquoi, autrement dit des causes finales. Pourquoi les choses sont disposées ainsi ? Elles ne l’ont pas toujours été. La science nous montre en les dévoilant partiellement ce que sont les choses mais aussi que les choses se sont transformées. Il se peut bien alors que la téléologie soit une clé pour accéder aux vérités ontologiques, et réciproquement.

 

D’où une piste à explorer, celle d’une co-émergence des choses et des lois. Les dispositions seraient ainsi surdéterminées formellement. L’aventure métaphysique du 21ème siècle sera peut-être aussi passionnante que l’épopée des sciences au temps des Newton, Laplace, Darwin, Boltzmann, Planck… Une lumière émanera-t-elle de la mécanique quantique du trou noir et de la conception entropique de la gravitation, alors que d’autres éclaircissements pourraient émerger de la physique quantique appliquée à la biologie ? Claudine Tiercelin ne croit pas si bien dire en concluant sur l’ouverture du champ métaphysique tout en convoquant la science. Sans doute a-t-elle pressenti un basculement des savoirs qui une fois accompli, aura fait basculer notre connaissance de la nature, de l’homme et des civilisations. D’ailleurs, notre civilisation est sur le point de basculer (avec le risque de l’effondrement) et de mémoire, on n’a jamais vu une civilisation basculer sans que le système des connaissances ne vacille lui aussi, pour se métamorphoser. Bon voyage aux hussards de la nouvelle gnose scientifique.

 

Bernard Dugué



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