Journée de la femme à Fleury-Merogis

par Sandro Ferretti
jeudi 13 mars 2008

Quand Jack le psychopathe m’a proposé, à l’occasion de la Journée de la femme, de l’aider à en tuer un maximum, des femmes et rien que des femmes, j’ai tout de suite été d’accord. Enfin non, pas tout de suite. D’abord, j’ai fini mon gin tonic. Ensuite j’ai demandé combien c’était payé.

1 000 euros la femme. J’ai demandé 5 000, mais Jack m’a dit que son association n’irait pas jusque-là. C’est une association pour l’éradication des femmes, qui se bat pour l’honneur des hommes bafoués. Ceux dont la femme est partie avec leurs revenus, et qui se retrouvent seuls avec les packs de bière et les traites du pavillon à payer. Ils ont pas mal d’adhérents.

J’ai fini par dire oui, par désœuvrement. Par souci d’équité aussi, car Jack m’a rappelé qu’il y avait plus de 51 % de femmes pour moins de 49 % d’hommes. De toutes façons, me suis-je dis, que vas-tu faire de 5 000 euros ? La même chose qu’avec 1 000, c’est-à-dire rien.

J’ai quand même posé mes conditions : pas d’étranglement dans les parkings à 5 heures du matin sur des adolescentes en short de skaï violet. Pas de tabassage de mères de famille pour une histoire de gigot trop cuit ou de jupe trop courte. Il y avait déjà suffisamment de gens pour cela.

Non, je me suis attaqué à des proies faciles, celles qui concentrent sur leur personne le plus gros de la vindicte populaire :

Celles qui tardent à démarrer au feu vert, occupées qu’elles sont à se refaire les cils dans le rétroviseur. Mon rimmel piégé faisait merveille.

 

Celles qui disent juste se donner un coup de peigne et qui bloquent la salle de bains une heure avant de sortir dîner. Le pommeau de douche au curare que je leur avais bricolé leur apprenait la ponctualité.

 

Celles qui bloquaient l’ascenseur 20 minutes pour raconter à la voisine leurs dernières vacances au ski. Plus redoutable que Roux et Combaluzier réunis, je les précipitais dans l’abîme de leurs pensées indigentes.

 

J’en étais à une bonne vingtaine et la police se perdait en conjectures, quand j’ai commis ma première erreur. J’ai décidé de m’attaquer, sans raison, à une de ces femmes qu’on n’assassine pratiquement jamais. Une que le physique ingrat et la pensée minimale tenaient puissamment à l’abri de l’amour, de la haine comme des mépris. Léonie Bertillon, achevée à la soupe de rhubarbe cyanurée, devant le poêle à bois de sa bâtisse du Morvan, dans sa blouse acrylique bleu marine à fleurs vieux rose.

La commissaire de la Brigade de protection du genre féminin m’a identifié, arrêté et emmené à la police scientifique. Là, des femmes androgynes, le cheveu court, mais l’œil vif, tripotaient sans émoi des microscopes aux formes oblongues, des cylindres phalliques à brasser l’ADN. J’étais fait comme un rat, rôti comme le crocodile des marais face au rouquin des Experts Miami.

A mon procès, il n’y avait que des femmes dans le jury, et Me Parcimoni, mon avocat, m’a conseillé de m’inventer rapidement une enfance malheureuse avec un père absent et une mère alcoolique. Mais non, moi les femmes ne m’ont rien fait. D’aussi loin que je me souvienne, je ne me rappelle que d’une maman à la main certes leste, mais qui me caressait les cheveux quand j’avais eu 10/10 en dictée. Mes opinions sur elles n’allaient guère plus loin que le traditionnel « on peut pas faire avec, mais on peut pas faire sans non plus ». A 20 ans, j’avais voulu mourir pour une blonde qui était partie avec un maître-nageur, mais comme tout le monde, sans plus.

Me Parcimoni secouait la tête avec inquiétude. Et de fait, j’ai pris 12 ans.

A Fleury-Mérogis.

Les grillages, les miradors et les projecteurs orangés sur la cour de promenade, c’était long, bien sûr, mais c’est surtout là que j’ai réalisé que quelque chose ne tournait pas rond. Hormis les filles glacées des revues pornos, pas de femmes. Que du bruit et de la fureur, des matchs de foot plein tube dans les nuits d’été. Le quartier des femmes n’était pas loin, mais même en construisant des périscopes avec des miroirs au bout des barreaux, on n’en a jamais vu l’ombre d’une.

Le JAP m’a fait sortir à mi-peine. Sursis avec mise à l’épreuve : un an de stage au service des femmes. Préalablement, et « eu égard aux tendances potentiellement récidivantes de l’intéressé », comme dit le jugement, on m’avait fait une camisole chimique. Un cocktail d’un peu de tout. J’étais vaguement hébété, souriais aux oiseaux et n’avais plus ni besoin ni colère.

J’ai commencé avec une caissière de supermarché. Je la voyais faire biper huit heures durant des boîtes de conserve, de son poignet enflé par la tendinite, avant de rentrer en RER dans son cagibi de banlieue où je l’escortais contre les méchants loups. Je lui expliquais aussi comment faire avec le chef de rayon qui voulait négocier sa promotion dans sa voiture, sur le parking, après la fermeture.

J’ai aussi assisté des techniciennes de surface dans les hôtels. Celles qui, dès l’aurore, poussent leur chariot et viennent nettoyer les déjections et humeurs diverses de ceux qui sont venus passer un bon moment.

Vu mon bilan concluant, j’ai ensuite été affecté au rayon lingerie des Galeries Lafayette. J’ai rangé et classé des centaines de string, des culottes boxer et des guêpières. Je déconseillais aux clientes les bas résilles, trop vulgaires, au profit des bas coutures, plus classieux. J’étais devenu eunuque au harem, confident de ces dames. Elles m’expliquaient leurs petits secrets, comme les soutiens-gorge de tricheuses, qui transformaient les mandarines en oranges bien mûres, voire en pamplemousses triomphants. Le temps que le dindon s’aperçoive de la farce au déballage, vers minuit dans un studio de l’Opéra, c’était trop tard. Plus de RER pour rentrer à Massy, et l’affaire était dans le sac, à la fatigue...

Bref, on rigolait bien.

J’ai ensuite été dans une maternité, au milieu de femmes sages, c’est-à-dire des sages-femmes. Mais c’était vraiment un gynécée : cordon, épisiotomie, j’avais rien à voir là-dedans.

Enfin, je me suis retrouvé en stage à Villejuif, avec les infirmières de soins palliatifs. La suprême infirmière, comme disait Léo Ferré. L’une d’entre elles s’appelait Claire, avait des yeux gris acier, et virevoltait d’une chambre à l’autre, dans la lueur bleutée des veilleuses. Elle tapotait une perfusion de morphine comme j’ouvre un paquet de Gitanes. Elle tenait une main, épongeait un front, disait "ça va aller" à ceux qui n’allaient pas, mais avaient envie de la croire. Je regardais cela, médusé : ainsi, aux deux bouts de la vie, il n’y avait donc que des femmes... Elle avait ce quelque chose de plus grand que sa propre vie. De ça, j’en avais pas, ou si peu que c’était même pas la peine d’en parler.

Pour l’aider un peu, je me suis occupé d’un monsieur très digne. Boris, il s’appelait. Il n’avait pas de famille, et il m’a dit qu’il voulait voir la dame aux yeux gris encore une fois, mais qu’il fallait faire vite, à présent. Je me suis senti niais, grand con de la boue. J’ai sonné, elle est venue, m’a regardé avec ses yeux gris à éclairer les tunnels. D’un coup de menton, elle m’a fait sortir et j’ai bien refermé la porte. Il est parti, M. Boris, dans la nuit des veilleuses bleues. La nuit était claire et on y voyait loin, mais pas jusqu’où M. Boris était parti.

Après cela, j’étais quasi guéri. Je suis allé voir Irma, ma voyante : elle m’a dit que j’allais me marier avec une de ces femmes. Elle serait belle dedans, et me ferait deux jolies petites filles aux yeux verts, avec des couettes roses. Nous achèterons à crédit un pavillon à Fleury-Mérogis et un monospace pour emmener tout ce petit monde, jusqu’à ce que vieillesse et mort s’ensuive. J’ai demandé pourquoi. "Parce que c’est comme ça que le livre est écrit", qu’elle m’a répondu.


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