La langouste, le sombrero et le coucou suisse

par Fergus
mardi 1er juillet 2025

Photo (recadrée) PHILIPPE TRIAS/MAXPPP

Bienvenue dans la caverne d’Ali Baba...

Cinq ans de bons et loyaux services ! Et me voilà remisé sur une étagère, nanti d’un numéro matricule tel un condamné de droit commun. Mais je garde espoir car je n’imagine pas un instant que Florence va m’abandonner à mon triste sort…

Il faisait un temps de chien mardi matin lorsque Florence a quitté notre appartement de la rue des Fusillés au Kremlin-Bicêtre en me serrant sous son bras le temps de verrouiller la serrure trois points de la porte. Elle m’a déployé dans le hall de l’immeuble puis s’est jetée dans les bourrasques en comptant sur mon dévouement pour la protéger. J’ai fait de mon mieux, comme d’habitude, mais le vent était particulièrement impétueux ce matin-là. J’en ai même été retourné à deux reprises. Arrivée au métro, Florence m’a replié pour ne pas éborgner les voyageurs qui s’ébrouaient dans la salle des recettes. J’étais mouillé jusqu’au plus profond de mes plis et je ressentais des courbatures aux baleines. Mais je savais qu’avant même de brancher son ordinateur de bureau, Florence me déploierait près des convecteurs pour me sécher et me désengourdir l’armature. 

Malheureusement, cela ne s’est pas passé ainsi. Dégoulinant d’eau, je n’ai pu prétendre me délasser confortablement sur les cuisses de Florence, plaqué contre son sac à main, et j’ai été relégué au pied du strapontin où elle avait pris place dans une rame de la ligne 7. Arrivée à la station Chaussée d’Antin, Florence est descendue sur le quai en m’oubliant sur le sol douteux de la rame. C’est une Marocaine âgée vêtue d’un caftan qui m’a trouvé puis remis à l’employé du guichet de la station Crimée. L’agent de la RATP m’a observé sous toutes les coutures, enregistré sur un logiciel dédié aux égarés de mon genre puis mis à sécher dans un coin de la recette.

De longues heures se sont écoulées. Après être passé dans de nouvelles mains d’agents de la RATP, je me suis trouvé mêlé aux objets trouvés sur les autres lignes du métro parisien. Nous étions là plusieurs dizaines d’infortunés non réclamés le jour même par leur propriétaire : outre des documents de travail et de banals vêtements, il y avait là une vieille sacoche en cuir, une élégante paire de gants, trois autres parapluies, un faux sac Vuitton, un passeport libanais, deux téléphones portables, un trousseau de clés, un casque audio, deux paires de lunettes, un vieux 33 tours de Raoul de Godewarsvelde, un ourson mâchouillé des pattes aux oreilles, et une… prothèse dentaire !

Nous avons tous été incarcérés rue de Bercy dans un local sécurisé du siège de la RATP où nous avons rejoint les OT en provenance des départements BUS et RER, la palme de l’originalité revenant à un cœur écorché en résine peinte, et celle de l’érotisme à un vibromasseur à picots de couleur fuchsia !

Dès le lendemain, nouveau transfert vers le 36 rue des Morillons, la caverne d’Ali Baba de la Préfecture de Police où, paraît-il, les OT en provenance de la RATP représentent 45 % des objets perdus à Paris, excepté ceux de la SNCF qui gère ses propres centres de dépôt dans les gares sans passer par la préfecture. Après avoir été enregistrés sur le logiciel maison par l’un des employés, nous avons reçu chacun un numéro matricule avant d’être dispatchés dans les centaines de mètres de rayonnages répartis sur 600 m². Déprimant ! Surtout quand on sait que si l’on n’est pas réclamé, il va falloir passer là quatre mois pour les OT dont la valeur estimée est inférieure à 100 euros – les « anodins » en jargon maison –, et jusqu’à 18 mois pour les objets de valeur.

Naturellement, je me suis retrouvé avec les parapluies de moins de 100 euros, ce qui m’a vexé vu que j’avais été acheté 129,90 euros aux Galeries Lafayette. Cela dit, sans vouloir me vanter, placé entre un pépin de croque-mort manifestement fatigué et un riflard publicitaire Ricard, j’étais l’un des plus fringants de l’étagère.

Deux jours que je suis là, à me morfondre sur mon rayonnage. Mais comme je suis attentif à tout, je me cultive, histoire de ne pas perdre mon temps. J’ai ainsi appris que c’est le préfet Lépine – le créateur du fameux concours – qui, en octobre 1893, a organisé et centralisé la collecte des OT près du Palais de Justice ; ce n’est qu’en 1939 que les locaux de la rue des Morillons où nous avons atterri, mes compagnons d’infortune et moi, ont été affectés au Service des Objets Trouvés. Rien de passionnant dans tout cela, je vous le concède. Et même si je vous dis que plusieurs centaines d’objets arrivent chaque jour rue des Morillons, je crains de ne pas exciter votre curiosité, ni même de susciter votre soulagement pour le quart des propriétaires qui pourront récupérer dans cet étonnant bric-à-brac les objets que leurs têtes de linotte ont égarés.

Malheureusement, tous les objets perdus ne deviennent pas des objets trouvés, récupérés par le Service idoine. Et sur les nombreux visiteurs quotidiens, beaucoup repartent bredouilles, et parfois désespérés. De même y a-t-il nombre de déçus parmi les personnes qui, via le site internet dédié, s’enquièrent chaque jour d’un objet qui leur est cher, que ce soit sur le plan financier, professionnel ou sentimental. Mais c’est la vie, et plutôt que stigmatiser la personne « malhonnête » » qui s’est accaparé sans vergogne l’objet perdu, mieux vaut positiver en se disant qu’il est tombé dans les mains d’un malheureux qui n’aurait pas eu les moyens de l’acquérir. On se console comme on peut ! 

J’ai également appris que de nombreux doudous, tel mon compagnon le nounours mâchouillé, figurent parmi tous ces objets trouvés. Tombés d’une poussette sur la voirie, dans le métro, ou dans les allées d’un parc municipal, ou lâchés par un gamin endormi dans les bras de sa maman, ils sont quelques-uns à débarquer chaque jour rue des Morillons. Mais s’ils bénéficient d’une attention particulière des employés, peu sont restitués et, passée la période d’espoir des premiers jours, la plupart sont condamnés à passer les quatre mois réglementaires sur une étagère à doudous !

Une semaine de détention déjà ! Je commence à perdre espoir quand, soudain, un employé me saisit et m’emporte avec lui. Florence est au guichet, tout heureuse de me revoir. Et moi donc ! Reste à régler les frais de garde. Pour un anodin comme moi, ce sera 11 euros. Florence s’acquitte sans sourciller du prix de son étourderie. Puis elle me prend en main et, après un salut joyeux au préposé, sort du 36. Je ne peux même pas la remercier en la protégeant : il fait ce jour-là un temps superbe du côté de la porte de Versailles.

Revenu rue des Fusillés, et rangé à ma place habituelle à côté de la boîte à clés sur le guéridon de l’entrée, je repense à la rue des Morillons et à mes compagnons qui, privés du plaisir d’une bonne ondée de temps à autre, se morfondent sur leurs étagères en ruminant leur inutilité. D’humeur légère, j’en viens à me dire que leur égarement a décidément été pour eux un vrai pépin.

Près des trois-quarts des objets ne retrouveront malheureusement pas leur propriétaire. Mais il y aura une nouvelle vie pour ceux qui n’auront été réclamés ni par le « perdant » ni par l’« inventeur ». Soit par le biais des associations auxquelles auront été cédés à titre gracieux les anodins. Soit par celui d’une vente aux enchères du Domaine de l’État organisée pour liquider les objets de valeur au profit de l’administration fiscale.

Il arrive cependant que certains objets ne quittent plus le Service des Objets Trouvés : ceux qui sont remisés dans le « Coin des Insolites ». On y trouve, entre autres objets surprenants, un crâne humain, une cornemuse, un uniforme militaire, une langouste naturalisée, un sombrero, une prothèse de jambe, une carte de détective brésilien, un sabre du 19e siècle, un coucou suisse, et même une poupée gonflable ! Comme quoi tout se perd, et tout se trouve. Et ce n’est pas le directeur des lieux qui dira le contraire.

Un bon convive, cet homme-là, car assurément il ne doit pas manquer, lors d’un dîner en ville, de raconter quelques anecdotes étonnantes. Comme celle de cette bague perdue par une Américaine et rangée dans les anodins au rayon des bijoux de faible valeur. Expertise faite, il s’était avéré que ladite bague valait au bas mot… 30 000 euros ! La propriétaire a sûrement dû pousser un gros soupir de soulagement en s’acquittant des très modiques frais de garde, même majorés, comme le veut le règlement, de 3 % de la valeur supposée de l’objet ! Et que dire de ce lingot d’or dont le bel esprit civique de l’inventeur a été récompensé au terme des 18 mois règlementaires, le perdant n’ayant pas pu être identifié ?

Réflexion faite, inviter le directeur du Service des Objets Trouvés à dîner rue des Fusillés est une excellente idée. Il faudrait que je la suggère à Florence. Mais comment se faire entendre d’un humain quand on n’est qu’un modeste parapluie ?

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