Société générale, fraude ou bien manipulation médiatique ?

par Bernard Dugué
lundi 28 janvier 2008

Rarement une affaire aura suscité autant d’approximation et d’incertitudes dans la presse. Si bien qu’on a désigné un fraudeur, un coupable, alors qu’on ne sait même pas qui est responsable et d’ailleurs, nul ne peut se réclamer comme détenteur de la vérité des faits. C’est un peu comme dans un crash d’avion. La boîte noire est irrécupérable et tout le monde se renvoie la responsabilité et, parfois, les boîtes noires sont séquestrées par on ne sait quelle instance habilitée à jouer le rôle de bouclier pour protéger quelques intérêts. On accuse le pilote, les conditions atmosphériques, la fiabilité de l’appareil. En général, tout se joue entre le pilote et l’appareil. On comprend bien qu’en la matière, il est impensable pour le fabricant d’avions de reconnaître une faille dans son entreprise. Et qu’il faille protéger des intérêts mettant en jeu une activité industrielle.

Avec cette perte de 5 milliards d’euros, tout semble indiquer que la Société générale nous cache quelque chose. Et vu que nul ne connaît les mécanismes et les rouages d’une salle des marchés, tout expertise citoyenne est exclue. Nous sommes donc tributaires des experts de la chose qui livrent des avis contradictoires et, donc, n’étant pas experts nous-mêmes, nous ne pouvons choisir entre ces avis, entre la thèse d’un fraudeur, d’un falsificateur ou bien d’un employé qui a commis une faute professionnelle, comme ce pourrait être le cas d’un pilote d’avion ayant mal évalué les risques. Autant dire que tout ce qui s’est dit sur cette perte colossale est nul et non avenu, d’autant plus que tout repose sur des sources médiatiques dont on ne peut faire la part des choses. Et cette fois, nous prenons conscience du rôle des fuites et des révélations qui nous plongent dans une perplexité sans précédent et de notre condition de citoyens impuissants. Pourtant, la direction de la Société générale n’a pas économisé ses interventions médiatiques, évoquant même un acte de terrorisme que la presse reprend en évoquant la thèse d’un hacker, alors que le terme est inapproprié dans le monde de la finance, c’est dire si la presse perd son latin autant que la face dans cet événement qu’elle n’a pas su gérer. Il se peut bien que ces propos soient ceux d’un affolement de la direction qui ne « sait pas » en réalité comment fonctionne sa banque. Il se peut aussi que ça arrange cette même direction qui veut se dédouaner face à la fronde des actionnaires et des clients, les premiers n’ayant qu’à s’en prendre à eux-mêmes, ayant voulu miser sur un secteur bancaire capable de dégager des profits substantiels au jeu de la finance, au lieu de prendre des actions sécurisées chez un pétrolier ou un grand distributeur. Qui veut jouer en bourse doit accepter les risques et prendre en compte l’opacité du système qui, parfois, dégage des profits fort confortables.

Toujours est-il que nous sommes dans le cas d’une asymétrie d’information qui, comme dans la sphère marchande, avantage ceux qui ont des infos et qui de ce fait tirent un profit dans les mécanismes du marché. Cette conjoncture a été étudiée par Joseph Stiglitz qui reçut le prix Nobel. L’asymétrie d’information sert aussi dans l’avantage qu’on peut avoir en termes d’image et de jugement médiatique. Il se trouve que, pour des raisons que nous ignorons, l’intéressé, qui semble-t-il n’a commis qu’une faute professionnelle, bien que déjà désigné par les valets médiatiques comme un juge Burgaud de la finance, fragile et bordel line, n’a pas eu l’accès aux médias comme Daniel Bouton, PDG de la Société générale invité dans les colonnes du Figaro à crier haro sur le trader. Alors que selon les enquêteurs, dont nous sommes tributaires pour analyser les faits divulgués par leurs soins à la presse, les éléments de la perquisition au domicile de Jérôme Kerviel sont sans intérêt. On apprend aussi, via le site du Spiegler, que Kerviel aurait acheté des contrats sur le DAX quand le marché était en haut avec à la clé, 25 euros crédités par contrat pour la Société générale. Mais le DAX a plongé et, donc, c’est la Société générale qui a dû éponger les pertes.

A qui aurait profité l’affaire ? Ne peut-on penser que les dirigeants de la Société générale, comme ceux d’autres banques, incitent les traders à jouer pour gagner la mise sur ce jeu boursier, engranger des bénéfices et, de ce fait, tirer leur épingle et leur profit grâce au mécanisme des stock-options ou à d’autres intéressements ? Mais cela n’a pas fonctionné, une fois, cette fois, alors on a trouvé un lampiste qui n’est pas exempt de responsabilités. Disons qu’il s’est fait piéger, sans doute manipulé par lui-même et par une sorte de frénésie dans les ordres lancés dans le jeu des traders. Ce n’est pas le plus grand scandale de ce genre. Il y a eu dans les années 1990 (crise immobilière aussi) celui du Foncier et surtout celui du Crédit lyonnais, de bien plus grande envergure. Sans qu’on sache qui étaient les responsables. Avec en plus un incendie douteux qui a fait disparaître les preuves. Et un Etat qui, honteusement, a épongé les dégâts sans que les coupables soient condamnés, ce qui illustre bien cette connivence pourrie faisant que les bénéfices sont privatisés et les pertes mutualisées dans un système qui, pourtant, porte la loi du marché au pinacle. Tartuferie ! Bref, il y a quelque chose de pourri dans ce monde de la finance comme le savent Lagarde et Fillon, alors que Sarkozy évoque un problème inhérent à la Société générale, plus pour sevrer le ressentiment de l’opinion que pour agir sur le système. Est-ce que cette fois la lumière sera faite ? Pour l’instant, un lampiste est trouvé. Nous en saurons plus les prochains jours, mais, déjà, la défense des dirigeants ne paraît pas crédible. D’ailleurs, tout le système est vérolé. C’est du moins ce qu’on peut penser si on accorde un crédit à ce qui disait le journaliste de France Inter, remerciant le responsable du Crédit agricole pour avoir accepté l’invitation à discuter de cette affaire, tout en laissant entendre que les autres responsables d’établissements financiers se sont défilés. Les absents ont torts. L’adage n’a jamais été autant vérifié que dans cette affaire qui, on l’espère, sera suivie d’effets et mettra la voracité des prédateurs financiers au centre de la « justice politique ».

Le moment de vérité approche, mais tant que les résultats de l’enquête ne sont pas définitifs, ni le verdict de l’instruction judiciaire, le doute doit profiter à un accusé un peu trop vite jugé par une presse qui, comme les places boursières, s’est prise dans un vent de panique. Le Figaro après avoir offert ses colonnes à Daniel Bouton se met offrir un espace à une possible version alternative des faits avec un emploi très révélateur des guillemets, ce qui confirme les égarements des médias sur cette affaire. Tout en offrant quelques lignes aux déclarations de Mme Royal dans sa posture de dénonciation ; on croirait presque des piques fabriquées de chez Arlette Laguiller. Rien que de l’ordinaire en temps où il faut s’indigner plutôt que prendre les phénomènes à la racine de ce qui les produit.

En conclusion, on notera que les médias se sont précipités un peu vite sur des informations lacunaires et partiales, au vu de la complexité de cette affaire où il aurait même été question d’un dessaisissement de la juridiction des Hauts-de-Seine tant les zones d’ombres sont nombreuses. Par ailleurs, le suivi des cours de l’action SG montre une longue descente alors que l’annonce de cette perte n’a pas créé de chute spectaculaire, comme si les principaux actionnaires, initiés ?, connaissaient la situation financière de l’établissement. La plainte déposée contre Kerviel et son lynchage médiatique semble accompagner une stratégie de désinformation, ce qui en fin de compte, paraît naturel. C’était bien de cette manière que les stratèges du KGB et de la CIA procédaient pendant la guerre froide, alors, rien de bien nouveau si l’on admet qu’il y va dans cette affaire d’une manœuvre de guerre froide économique. L’instruction va suivre son cours, l’opinion va vite oublier, mais, à la fin, nous ne sommes pas certains d’avoir la vérité sur une affaire qui ressemble plus à une négligence interne et partagée qu’un geste isolé d’un trader fou.


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