Carcassonne : quand l’armée française tire sur la foule

par Sylvain Rakotoarison
mercredi 2 juillet 2008

Le tragique accident du 29 juin 2008 est à l’origine de dix-sept blessés (dont quinze civils) et, parmi eux, quatre blessés graves et cinq enfants (dont un bébé de 3 ans touché au cœur et au bras).

Au sein du 3e Régiment de parachutistes d’infanterie de marine (RPIMa) à Carcassonne, le week-end dernier devait être un moment intense de détente et de convivialité entre l’armée et la population, notamment pour les plus jeunes, afin de montrer la grande maîtrise de l’armée et de susciter des vocations.

Pour colorer la manifestation de ces Journées portes ouvertes, le 3e RPIMa avait organisé une démonstration de ce qu’il savait faire. Ce régiment plutôt d’élite a participé à de nombreuses actions armées, au Tchad, au Rwanda et, aussi, en Afghanistan. Il s’agissait ce week-end de montrer comment gérer avec efficacité une prise d’otages.

Dans la vidéo ci-dessous, la simulation illustre l’exercice proposé. Un commando était chargé de délivrer deux otages prisonniers de deux preneurs d’otages et, à la fin, un troisième complice sortait de la foule.

Les démos du samedi n’avaient posé aucun problème ni les cinq premières représentations du dimanche. Ce n’est qu’en fin d’après-midi, peu avant 18 heures, pour la sixième représentation, que le drame s’est déroulé.

Comme prévu dans la représentation, quatre militaires avaient pour rôle de tirer à blanc. Deux vers les deux preneurs d’otages identifiés et deux autres vers le troisième complice sortant soudainement de la foule.

La tragédie, c’est que l’un de ces deux derniers militaires, au lieu de tirer des balles à blanc, a tiré des balles réelles. Le bilan humain est très lourd (dix-sept victimes), mais à l’heure actuelle, aucune mort ne serait heureusement à déplorer.


Émotions au plus haut niveau de l’État

Les pouvoirs publics ont réagi dès le 29 juin 2008. Le président de la République, Nicolas Sarkozy, s’est exprimé sur le sujet à la télévision, puis s’est rendu le lendemain au chevet des blessés. Le ministre de la Défense, Hervé Morin, s’y était rendu le jour même. Le Premier ministre, François Fillon, a également apporté sa contribution.

Nicolas Sarkozy a notamment déclaré : « Je suis consterné. Ce n’est pas normal. Des négligences inacceptables devront être sanctionnées. (…) Ma réaction sera rapide et sévère. Cela ne peut pas rester sans conséquence. Toute la chaîne devra s’expliquer, pas seulement une personne. La justice fera la lumière, mais quoi que décide la justice, des décisions administratives seront prises. ».


Victimes collatérales

Première victime, le général Bruno Cuche, chef d’état-major de l’armée de terre depuis juillet 2006, a donné (« librement ») sa démission le 1er juillet 2008, démission acceptée par Nicolas Sarkozy (chef des armées) qui n’aurait pas oublié que le général Cuche aurait été impliqué dans la protestation d’un groupe d’officiers généraux contre la réforme des armées qui prévoit la suppression de 54 000 emplois dans l’armée, une réduction d’effectifs contestée lors de la remise du Livre blanc sur la défense le 17 juin 2008 (incluant notamment la réforme de la gendarmerie). Si le député UMP Pierre Lellouche a assuré sur France Info que cette démission était « un geste de grande morale publique dans un événement aussi grave concernant l’armée de terre », il me semble qu’il faille relativiser ce "geste" par le fait que le général Cuche aurait dû prendre sa retraite dans deux mois pour devenir gouverneur des Invalides.

Autres victimes expiatoires, tous les officiers généraux susceptibles de recevoir la Légion d’honneur et tous ceux susceptibles d’être promus officiers généraux. En effet, selon Le Point, Nicolas Sarkozy aurait décidé d’ajourner les nominations de généraux prévues pour le Conseil des ministres du 2 juillet 2008 (dont voici l’ordre du jour) et de ne faire aucune promotion pour la Légion d’honneur.

Mais déjà se profilent polémiques et affaire politique. Le 2 juillet 2008, le député européen socialiste Vincent Peillon (soutien de la candidate Ségolène Royal) a réclamé la démission du ministre de la Défense, Hervé Morin.


Colère présidentielle

Si la colère de Nicolas Sarkozy est sans doute sincère, lui qui s’était si impliqué dans la prise d’otages dans une école maternelle de Neuilly-sur-Seine en mai 1993 (celle de "Human Bomb"), toutes ses déclarations de demande de sanctions immédiates (l’analyse et l’urgence font rarement bon ménage), de remise en cause de certaines procédures militaires (qui nécessairement devraient être révisées) et de compassion auprès des victimes (geste minimum que l’État se devait pour elles) paraissent une fois encore du battage médiatique basé sur l’émotion et la stupeur et laissent toujours peu de place à une vision globale de la politique de défense nationale qu’un chef d’État devrait avoir.

Laissons les enquêtes faire leur chemin en dehors des passions.


Une faute professionnelle, ni un trouble psychique ni un sabotage

Selon le procureur de la République de Montpellier, Bruce Robin, le militaire à l’origine des nombreux tirs à balles réelles serait un sergent de 28 ans engagé depuis huit ans et toujours bien noté. En rechargeant son Famas (fusil mitrailleur), il se serait trompé de cartouches et au lieu de prendre des balles à blanc, aurait utilisé d’anciennes balles réelles qui lui restaient d’un exercice de tir effectué le 21 juin 2008.



Le sergent n’aurait donc pas commis volontairement cette fusillade, qui ne serait qu’un malheureux concours de circonstances.

C’est, à ma connaissance, les seules informations supposées fiables de ce dramatique fait-divers.

Il en ressort donc que de nombreuses responsabilités humaines sont en cause car, à l’armée, on n’utilise pas les armes de façon banale.


Présence de balles réelles ?

Petit retour en arrière personnel : avant d’effectuer mon service militaire (à l’époque, douze mois obligatoires), j’avais beaucoup d’appréhension pour une raison simple, la manipulation des armes, par moi, et aussi par les autres, craignant des "accidents". Si je suis évidemment pour l’existence d’une armée par raison, la force brutale (parfois nécessaire) m’est suffisamment étrangère pour avoir une telle appréhension.

Mon incorporation aux chasseurs alpins m’a cependant rassuré sur un point : aucun militaire n’est susceptible d’utiliser une arme et des munitions seul et sans ordre. Aucun ne doit être en possession de munitions hors des exercices de tirs. Tout est noté, tout est sécurisé, plusieurs personnes dans le processus veillent à cette sécurité, rendant en principe impossible toute faille.

Pourtant, les failles sont là pour Carcassonne.

Comment a-t-il été possible à ce sergent de conserver pendant huit jours des balles réelles auprès de lui sans inquiéter les responsables des munitions ?

Si ce sergent est si bien noté, pourquoi a-t-il pu confondre balles à blanc et balles réelles, très différentes par le fait qu’elles présentent une ogive à côté de la poudre ? D’autant plus que le Famas est utilisé d’une manière différente en utilisant des balles à blanc (avec un bouchon de tirs à blanc).


Intérêt d’une démonstration spectacle devant un public civil ?

Une autre question est plus générale : pourquoi l’armée semble se lancer dans cette volonté, pour se rendre populaire, de multiplier ses "représentations" publiques ?

Il est évidemment facile aujourd’hui de parler d’imprudence ou d’inutilité. Mais il est tout de même étrange que les militaires aient tant besoin de communiquer. Besoin de nouveaux recrutements ? De nouvelles compétences qui font défaut ? (Conséquence de la fin de la conscription ?)

Le but de l’armée n’est pas de montrer aux citoyens son utilité et son efficacité. C’est aux politiques qu’est donnée cette mission. La mission de l’armée, c’est de faire son boulot, défendre au mieux la population, et si possible dans la discrétion, avec le moins de dommages possibles.

Monter des spectacles, c’est rendre un mauvais service à l’armée, qui deviendrait une troupe théâtrale avec des enjeux modestes.


Procédure pour une représentation avec tirs à blanc ?

Il n’y aura plus de démonstration avec tirs à blanc pour l’instant, tant que l’accident de Carcassonne n’a pas été consciencieusement compris, et c’est un louable principe de précaution.

Selon le colonel de réserve Pierre Servent, consultant militaire de France-Télévisions, les conditions de sécurité des tirs à blanc auraient été respectées, à savoir, ne pas tirer à moins de cinq mètres des cibles, car certaines projections peuvent être dangereuses à proximité (en particulier pour les yeux). Ici, la foule était à plus de vingt mètres, ce qui donnait de la marge.


Utilisation d’un famas dans une prise d’otages ?

Pourquoi y a-t-il eu rafale vers la foule ? En général, dans de telles circonstances, il serait plutôt nécessaire d’utiliser des armes nettement plus précises qui permettent de tuer un preneur d’otages à plusieurs centaines de mètres en un seul tir.

Est-ce donc pour "épater" la foule (une rafale fait plus vrai qu’un seul tir) ou est-ce le scénario qui cloche ? Car c’est surtout cela, la question essentielle.


Le scénario proposé d’extraction des otages est-il pertinent ?

L’objectif du régiment était de simuler une extraction d’otages dans les conditions les plus réelles possibles. C’est d’ailleurs pour cela qu’un troisième "méchant" surgissait de la foule, l’impliquant ainsi dans la démonstration.

Impliquer son public, c’est un procédé qui fonctionne bien et est déjà utilisé depuis très longtemps dans les spectacles de Robert Hossein par exemple.

Hélas, une chose me choque dans la gestion de cette crise virtuelle : si la prise d’otages avait été réelle, et si un troisième homme sortait réellement de la foule, les militaires auraient-ils donc eu à tirer à balles réelles vers la foule ?

C’est ce dernier point qui me terrorise. Un tel scénario ne peut être que contraire à l’intérêt de la population. Les consignes sont (ou devraient être) que les opérations coûtent le moins de vies civiles possibles (ennemis donc mis à part). Or, en tirant en direction de la foule, on mettait en grave danger de très nombreuses personnes. Il valait mieux laisser s’échapper un preneur d’otages que de risquer de tuer des civils innocents.

Le scénario de Carcassonne ressemble donc étrangement à la philosophie de la gestion poutinienne de la prise d’otages de Beslan (3 septembre 2004) qui coûta la vie à plus de trois cents innocents.


Tant d’erreurs...

Comment est-il possible qu’autant d’erreurs aient été commises pour une telle démonstration ? Les Journées portes ouvertes ont dû être préparées avec une minutie d’autant plus grande que le public est large, hétérogène, jeune et curieux. Aucune erreur ne devait être possible déjà pour la vitrine, pour la réputation de ce corps d’élite.

On rappellera que d’autres grands corps ont déjà commis, malgré leur brillante réputation, une succession insensée d’erreurs comme la Nasa avec l’explosion de la navette Columbia le 1er février 2003 et celle aussi de la navette Challenger le 28 janvier 1986.

J’espère que les victimes s’en remettront et qu’elles ne seront pas inutiles pour accroître les mesures de sécurité dans l’armée, tant en situation de démonstration qu’en situation réelle où le stress peut en plus réduire le sang-froid.

Il ne s’agit pas de trouver des coupables, il s’agit bien de renforcer les procédures. Et d’éviter d’inutiles drames, le monde en a suffisamment comme ça.


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Sylvain Rakotoarison (2 juillet 2008)


Pour aller plus loin :

Reportage sur France-Télévisions (30 juin 2008).


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