Renseignement et intelligence économique sur la sellette

par Francis BEAU
vendredi 4 juillet 2008

Le retour du renseignement sur la scène médiatique, à l’occasion de la résurgence de quelques affaires et des réformes en cours, amène à se reposer la question des relations ambiguës qu’il entretient avec l’intelligence économique. La confusion permanente avec l’espionnage montre encore une fois l’étendue de la méconnaissance quasi générale des réalités de ce métier pourtant vieux comme le monde qu’est le renseignement.

Je reprends ici le thème d’un éditorial de Christian Harbulot paru sur le site d’Infoguerre, qui constate le regain d’intérêt des médias pour les liaisons dangereuses entre le monde de l’intelligence économique et celui du renseignement privé. Plusieurs affaires récentes mettent en effet ce que certains nomment les "officines" sur le devant de la scène. Un article du journal Le Point (Ecoutes clandestines, enquêtes illégales, Clearstream… - La République des officines, Le Point n° 1 760) aborde ce thème des liaisons dangereuses dans le monde du renseignement. Ce que dénonce cet article, c’est pourtant plus les relations troubles entre "officines privées" et "services de renseignement officiels" que la confusion entre "intelligence économique" et "renseignement privé" déplorée par Christian Harbulot. Là est à mon avis le vrai danger qui incite à considérer avec une grande prudence le concept de "partenariat public-privé" tant prôné par les promoteurs de l’intelligence économique à la française.

Je ne reviendrai pas plus qu’il ne le faut sur l’utilisation malheureuse du terme "intelligence", mais il faut bien reconnaître que la confusion entre intelligence économique et renseignement, dénoncée par Christian Harbulot est en effet logique, mais pas pour les raisons qu’il invoque : elle est essentiellement due au vocabulaire choisi par le rapport Martre. Le mot "intelligence" ne peut ici être compris dans son sens français opposé à "bêtise", qui désigne la valeur d’une fonction intellectuelle. En effet, l’IE deviendrait dans ce cas un concept particulièrement subjectif et abstrait prétendant qualifier les capacités mentales d’un individu ou d’une société en matière d’économie. On est là très loin de la politique publique, de l’activité professionnelle ou de la discipline que ses concepteurs souhaitaient mettre en œuvre. Il s’agit donc bien d’un anglicisme qui signifie "renseignement", et la "confusion" (il s’agit en l’occurrence plutôt d’une véritable fusion), est inévitable.

Mais, Christian Harbulot a raison de dénoncer une confusion qui amène de nombreux chefs d’entreprise à privilégier la recherche d’informations dites "fermées" (inaccessibles par des moyens légaux) au détriment de l’exploitation des sources ouvertes qui est au cœur de la démarche d’intelligence économique. Il attribue la responsabilité de la prolifération des "officines" aux chefs d’entreprise qui les sollicitent, et distingue deux marchés de prestataires. D’une part le marché des sociétés privées de renseignement qui comme leur nom l’indique renseignent l’entreprise (et dans chaque pays s’applique très cyniquement la règle du pas vu, pas pris, notamment lorsque les services rendus recoupent des enjeux de puissance) et d’autre part, le marché des sources ouvertes, autrement dit de l’intelligence économique qui doit s’exercer dans un cadre légal. Le fond du raisonnement est juste : le premier responsable n’est pas la main qui tient l’arme du crime, mais le cerveau qui l’ordonne.

Malheureusement, la confusion ne provient pas, comme il semble le penser, de la persistance d’une théorie de la valeur de l’information erronée, mais plutôt, à mon sens, d’un vocabulaire qui n’est pas maîtrisé et d’une méconnaissance quasi générale de ce qu’est en réalité le renseignement. "Renseigner" ne veut pas dire "espionner", mais tout simplement apporter un élément de connaissance (une donnée) à quelqu’un, c’est-à-dire l’informer, en réponse à sa demande, afin qu’il puisse savoir pour agir. L’espionnage n’est qu’un procédé clandestin (accès illicite à des sources fermées) parmi de nombreux autres moyens licites (sources ouvertes) pour obtenir cette donnée. C’est cette dernière, ainsi promue au rang d’information, qu’il faudra ensuite exploiter pour la transformer en connaissance et communiquer enfin au commanditaire un savoir lui permettant d’agir sans se tromper. Le renseignement couvre toute cette gamme d’opérations dont le recueil clandestin ne représente qu’une infime partie en comparaison de l’exploitation qui va du recueil de données ouvertes à la communication d’un savoir utile à l’action.

Quant aux enjeux de puissance associés par Christian Harbulot au renseignement confondu avec l’espionnage, ils caractérisent bien les "liaisons dangereuses" dénoncées par certains médias : face à des enjeux de puissance susceptibles de mettre en jeu leur sécurité nationale, les Etats sont amenés à utiliser dans la panoplie du renseignement des armes comme l’espionnage qui ne sont certainement pas à mettre entre les mains du secteur privé. Les véritables liaisons dangereuses ne sont pas entre intelligence économique et renseignement, mais bien entre public et privé en matière de renseignement. Dans le cadre de la politique publique d’intelligence économique préconisée par Bernard Carayon, le partenariat public-privé qu’il appelle de ses vœux me paraît difficile à défendre tant que ces ambiguïtés liées à l’utilisation d’un vocabulaire incertain et à la confusion qui règne dans les esprits entre renseignement et espionnage se traduisent dans la pratique par le mélange des genres particulièrement malsain auquel l’actualité nous fait assister

Réduire le renseignement à la seule recherche clandestine de données provenant de sources fermées est une ânerie qui dénote chez ceux qui partagent cette vision une méconnaissance quasi-totale de cette activité vieille comme le monde. Ce n’est pas entre "intelligence" et "renseignement" qu’une confusion est faite en permanence dans notre pays, mais bien entre "renseignement" et "espionnage".

Tant que ces ambiguïtés et ces confusions persisteront dans le vocabulaire, les pratiques resteront troubles.

Il faudra bien un jour trancher et distinguer clairement le renseignement, qui exploite des données pour les transformer en savoirs nécessaires à l’action, des activités clandestines, qui peuvent permettre le recueil de certaines données nécessaires à l’exercice de fonctions concernant la sécurité nationale. Ainsi définie et encadrée, la pratique du renseignement devient parfaitement légale et mérite d’être encouragée dans les entreprises. Quant à l’espionnage ou toute autre sorte d’activité clandestine pouvant contribuer au recueil d’information fermée, il ne peut être pratiqué que par des services dits "spéciaux" ou "secrets", et relève exclusivement des Etats dans le cadre strict de leurs responsabilités en matière de sécurité nationale.


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