Le sanglot de l’homme bon

par JL ML
vendredi 26 septembre 2008

L’inclus (que nous sommes chacun) pleure sur le pauvre, l’exclu. Il s’inquiète pour l’exclu. Il agit et légifère pour l’exclu. Il donne à l’exclu. L’inclus, dans le meilleur des cas, se dit solidaire de l’exclu. Alors, pourquoi l’exclu est-il toujours exclu ?


Pour une raison simple, mais jamais dite : la pauvreté, et sa fille l’exclusion sociale, ne sont pas, contrairement à ce qui est partout propagé, des situations objectives. L’exclusion qu’engendre la pauvreté est une disqualification, une barrière, un ostracisme, qui naît et prospère dans nos têtes (que nous soyons inclus ou exclu). Car le pauvre vit parmi nous, sur le même sol et dans les mêmes frontières que nous. Physiquement inclus, mais mentalement banni par nous. C’est un citoyen comme un autre dont l’ailleurs n’existe que dans les cases mentales que nous avons construites.

La pauvreté et sa fille l’exclusion, c’est ce que je vais tenter de montrer dans cet article, sont le signe certain d’une discrimination masquée, d’un déni de fraternité, aux conséquences bien concrètes. Elles sont l’effet de la désignation par les inclus - et souvent par les exclus eux-mêmes - de certains hommes et de certaines femmes comme des sous-humains, comme des humains de seconde zone.

L’exclu n’est pas un anormal

D’emblée, rappelons-le : le pauvre, l’exclu, n’est ni un anormal ni un malade ni un infirme ni un faible ni un passif ni un paresseux ni un profiteur ni un alcoolique.
C’est avant tout un être humain, comme vous et moi, qui est pris dans un engrenage dans lequel nous pouvons tous un jour tomber. Et ce, quelles que soient l’apparente force de notre caractère ou la taille du matelas ou du réseau social qui assure notre aisance matérielle.
Il peut, en sus, être malade ou alcoolique, comme chacun d’entre nous, mais sa vérité première est d’être un humain, avec une intelligence et une sensibilité - comme chacun d’entre nous.
Le pauvre a une dignité et une liberté comme nous. Il fait autant partie de la famille humaine que le plus riche ou le plus prestigieux d’entre nous. Intrinsèquement, aussi démuni et souffrant soit-il, il a autant de valeur que le président de notre République.
 
Or, trop souvent, dans la réalité, le pauvre est défini par sa situation sociale ou économique. Sans s’en rendre compte, la société vient à son secours bardée de préjugés, de peurs et de prétentions.
 
Et cela fait terriblement souffrir l’exclu, sans qu’il puisse expliquer son ressenti.
Mais tous ceux qui, auprès des pauvres, soit professionnellement, soit bénévolement, s’activent, l’ont expérimenté. Comment se fait-il par exemple que, même quand l’air gèle, le clochard refuse l’aide et le secours qu’on lui apporte ? Pourquoi préfère-t-il rester vulnérable dans la jungle urbaine plutôt que bien au chaud dans un abri spécialement conçu pour lui ?
 
C’est parce qu’on lui refuse la seule chose qu’un être humain attende vraiment de son semblable : être respecté, considéré, reconnu, désiré, aimé.
Comme une personne normale et incluse.
 
Malgré sa mauvaise odeur, malgré la saleté qui souvent l’habille, malgré la bouteille qui lui permet d’oublier momentanément l’absence d’avenir (terrible prison de l’urgence), malgré son aspect repoussant, le clochard est un homme, aussi précieux pour chacun d’entre nous et pour l’humanité entière que le plus inséré d’entre nous.
 
La seule sécurité durable
 
Car, hormis la foi ou un caractère exceptionnel, la seule sécurité durable d’un homme, celle qui le fragilise ou le désespère s’il ne peut compter sur elle, c’est celle qui s’établit sur la confiance, sur la certitude que, en toute circonstance de la vie et notamment lors des pires, il pourra toujours tabler sur le respect et l’appui de ses compatriotes, de ses frères (de sang, de nation ou en humanité).
Or cette sécurité, essentiellement d’ordre affectif ou psychologique, est aujourd’hui refusée au pauvre, à l’exclu. Il le sait, il l’expérimente tous les jours. Et cela le pousse plus vers le désespoir que n’importe quelle souffrance, y compris celle de manquer de tout.

 
Car on peut être momentanément dans la panade. Mais si, bien que cassé, l’on sait devoir mériter l’aide, en montrant patte blanche, en prouvant qu’on n’est pas un faux chômeur, qu’on veut vraiment s’insérer, en dévoilant toute sa vie et ses misères intimes devant un travailleur social ou un psychiatre payé pour nous écouter, en promettant de ne plus boire, etc., on peut alors préférer sa solitude.
Elle est sordide, certes, mais elle est plus digne.
 
Le revenu minimum d’insertion et le revenu de solidarité active sont des avancées, que beaucoup de pays au monde nous envient. Mais comment ne voit-on pas l’offense qui est faite, à ceux que le sort et nos égoïsmes ont jetés sur les bas-côtés de la route, de conditionner notre aide, alors que nous la leur devons impérativement ?
 
Cette sollicitude administrativement organisée sous-tend une méfiance face à d’éventuels profiteurs ou paresseux. Certes, il existe des escrocs, et il faut veiller à les démasquer. Mais plutôt que d’instituer la méfiance et d’accorder l’aide à ceux qui prouvent leur bonne volonté, ne serait-il pas plus humain de faire confiance, d’aider inconditionnellement tous ceux qui en ont réel besoin et de pister ceux qui voudraient détourner le système à leur profit ?
 
Passer de la méfiance à la confiance

Méfiance et mépris sont des formes de maltraitance individuelle et collective.
Comment notre société peut-elle encore prétendre être une vraie République et laisser sombrer ses enfants dans la honte d’eux-mêmes en y ajoutant son mépris déguisé en solidarité ?
 
Notre devise n’est pourtant pas « Liberté, égalité, Solidarité », mais « Liberté, égalité, Fraternité ».
 
Malgré l’effective et sincère solidarité qui meut les acteurs sociaux et associatifs, l’institutionnalisation de la charité a des effets pervers. Masquant efficacement notre peu de considération pour ces personnes dont nous nous sentons différents (puisque inclus), elle nous donne bonne conscience.
 
Même si elle est indispensable, elle constitue un alibi conçu aussi pour maintenir la paix sociale. Pour que les pauvres ne hantent pas trop les lieux où l’on consomme, où l’on s’amuse ou que l’on visite.
 
Si nous considérions vraiment les pauvres et les exclus comme des membres de notre famille (ce qu’ils sont, qu’on le veuille ou non, en tant que membres de la famille humaine), y aurait-il encore en France des personnes sans ressources, sans toit, sans avenir ? Une République digne de ce nom se doit d’assurer inconditionnellement la jouissance des biens essentiels à ses citoyens les plus faibles.
 
Et qu’on ne nous oppose pas le coût d’une telle disposition, sous prétexte que les caisses de l’État seraient vides, ou autre chose. Quand le président de la République ou les députés veulent augmenter leurs ressources, ils trouvent l’argent. Quand on a besoin d’acheter la paix sociale face aux difficultés de telle ou telle catégorie professionnelle (catégories d’inclus), on trouve l’argent. Face à telle ou telle catastrophe bien visible médiatiquement, on sait trouver l’argent. Pour séduire les hauts revenus et les empêcher de quitter le pays, on trouve l’argent.
 
Mais on aurait tort de croire que les politiques sont les seuls responsables.
Tous, nous participons plus ou moins directement à la mise hors circuit des plus faibles. Par exemple en trichant avec notre dette sociale : fraude, évasion fiscale, travail au noir, paradis fiscaux, privilèges, etc. Plusieurs dizaines de milliards d’euros, qui suffiraient amplement à assurer un minimum vital aux plus petits d’entre nous, sont détournés chaque année illégalement ou injustement pour nos usages personnels.
 
De même, les fortunes et les salaires mirobolants de quelques-uns ne constituent-ils pas une forme de “vol”, éthiquement parlant, tant que chacun n’a pas le minimum vital et si leurs bénéficiaires n’en mobilisent pas une part certaine pour libérer leurs frères de leur misère ?
 
Et cette pensée pernicieuse, qui fait de la pauvreté une incontournable nécessité de notre système économique, n’est-elle pas le dernier argument de qui veut justifier sa confortable position ?
 
Sans nier la nécessaire disparité des revenus et des biens en fonction des efforts et des talents de chacun, est-il normal que certains puissent manger chaque jour comme dix mille personnes alors que d’autres, dans le même temps, doivent honteusement quémander de quoi personnellement survivre ?
 
Tant que nous ne sommes pas prêts à remettre en question nos modes de fonctionnement individuels et collectifs, nous pouvons être certains que la pauvreté continuera, parce que c’est nous qui la produisons par nos comportements et nos mentalités.
Peut-être après tout que nous ne sommes pas aussi bons que nous croyons l’être…

De la solidarité à la fraternité

Notre indifférence peut même tuer.
 
Début septembre, Morgane S… s’est jetée par la fenêtre à la cité Rassuen II, à Istres. Cette jeune femme de 33 ans, mère de deux enfants, âgés de 18 mois et 4 ans, venait de se jeter du troisième étage de l’immeuble, alors que les autorités arrivaient pour l’expulser. Elle devait 22 mois de loyers soit 11 000 € à l’Opac, le bailleur social de la cité.
 
Le maire d’Istres : « Je suis consterné par l’acte désespéré de cette femme, réagit François Bernardini. Son geste signe la méfiance qu’elle éprouvait envers tous les acteurs publics de la société ».

« Ce drame social illustre tragiquement une violence institutionnelle impitoyable pour les plus faibles », a commenté Jean- Claude Aparicio, vice-président de la section istréenne de la Ligue des droits de l’homme[1].

Alors que les loyers et les charges flambent, le pouvoir d’achat s’effondre, la Fondation Abbé Pierre déplore à ce sujet que « l’État privilégie toujours davantage la solution répressive à toute autre (+ 22 % de décisions d’expulsions ces cinq dernières années). Les décisions de justice prononçant l’expulsion dépassent désormais les 100 000 (102 967 en 2007), alors que les interventions de la force publique pour expulser les locataires n’ont jamais été aussi nombreuses, avec un triste record s’élevant à 10 179 situations rencontrées en 2007. (…) Il y a de plus un inquiétant paradoxe à relever que cette jeune mère de famille s’est donné la mort alors qu’elle faisait partie des cinq catégories prioritaires pour bénéficier du Droit au logement opposable (Dalo). Elle aurait donc pu engager un recours afin d’être relogée par les pouvoirs publics ».

Comme on ne peut voter de loi pour obliger les hommes à être fraternels, que pouvons-nous faire sinon améliorer encore l’aspect psychologique du traitement institutionnel de la pauvreté et, surtout, animer, individuellement et tous, dans nos pensées, nos sentiments et nos actes, cette conscience du faible et du défavorisé comme un autre nous-même ? Pour qu’un jour la charité ne soit plus institutionnelle, mais réellement humaine.
 
Pour que la solidarité s’épanouisse en fraternité.

Jean-Luc Martin-Lagardette
► Merci à Jean Maisondieu, psychiatre des hôpitaux, pour l’éclairage apporté par son livre La Fabrique des exclus, Bayard Éditions, Paris, 1997.


[1] Propos recueillis par La Provence, 3 septembre 2008.

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