Les invisibles donnent de la voix

par Eric Lombard
vendredi 26 septembre 2008

En lançant cette enquête, nous nous sommes interrogés sur la pertinence du sujet que les lecteurs d’Agoravox avaient choisi. Nous nous disions en effet que la chose la plus importante était que les principaux intéressés puissent s’exprimer. Et nous ne savions pas dans quelle mesure les pauvres avaient accès à internet et l’utilisaient. Eh bien, nous avions tort ! Si nous n’avons pas été submergés par les témoignages, ceux que nous avons reçus expriment des choses qu’on a rarement l’occasion d’entendre et permettent d’un peu mieux comprendre ce que c’est d’être pauvre, même si comme le dit Finael, « l’inexistence, l’invisibilité... c’est quelque chose que l’on ne peut décrire qu’à des gens qui la partagent ; les autres - vous - ne peuvent pas comprendre ! »
Les témoignages qui suivent sont pour la plupart extraits de l’enquête Agoravox. Les témoignages de Gwenn sont extraits du livre La Chômarde et le Haut Commissaire (Oh Editions). Nous avons pris le parti de les citer largement. Pour une fois, écoutons-les jusqu’au bout !

La pauvreté, c’est une lutte continuelle pour la survie, où les choix sont dictés par la nécessité. Qu’on l’ait reçue en héritage ou qu’on y soit tombé, c’est l’absence de maîtrise de sa vie. C’est aussi tenter de sauver la face.

« Je n’ai plus de mot pour dire ce que je vis. J’ai perdu le sens de la parole à force de vivre comme un animal avec des obsessions : manger, dormir, pisser, chier et éviter de me faire voler le peu que je possède. Je pourrais jouer de la guitare – du “picking” à la Marcel Dadi, par exemple – mais je n’ai aucun endroit pour la déposer », Jean-Marc.
 
« Être RMIste signifie au minimum 50 % d’énergie à sauver la face, conserver sa dignité d’êtres humains et tenir debout. Le reste est un combat de chaque instant pour trouver des solutions aux cercles vicieux de la précarité. Il faut une grande force morale et beaucoup de résistance. (…)
Toute l’énergie est consacrée à sauver la face, dans les premiers temps, afin de ne pas être stigmatisé. À partir du moment où vous êtes catalogué comme chômeur, pauvre, précaire, en mauvaise santé, instable, la partie est presque perdue. La difficulté est contagieuse, ou perçue comme telle. Le précaire devient un méchant miroir où chacun peut se projeter pour se faire peur. Comme une bête de foire, qui titille les mauvais instincts et apaise les consciences. Il terrorise temporairement, parce qu’on pourrait être à sa place, mais rassure en même temps, car on n’est pas à sa place. Cela dit, ce miroir n’a pas de place dans la société, il est tabou. (…)
Personnellement, mon orgueil et mon obstination m’ont permis de tenir debout. Quand je parle de survie, ce n’est pas un vain mot. Certaines semaines, les ennuis sont si insistants que si un ptérodactyle facétieux vous caguait dessus, vous ne seriez même pas étonné. (Et même pas mal, d’abord !) C’est très usant, épuisant, mortellement décourageant, et dangereux pour la santé mentale », Gwenn.
 
« Je suis intérimaire dans le BTP, c’est dur, faut accepter n’importe quel boulot, des petits contrats d’une semaine par-ci, une semaine par-là », Mr Mimose.
 
« Mais vivre dans la peau d’un intérimaire c’est surtout ne pas savoir quel sera l’avenir.
Les petits contrats d’une semaine commencent le lundi et normalement on pourrait espérer finir le vendredi, c’est-à-dire cinq jours de travail... mais ce n’est pas sûr du tout car il y a ce qu’on appelle "les jours de souplesse", si le travail se termine avant le vendredi, le client de l’agence peut vous demander de ne pas revenir le lendemain et cela à partir du mercredi soir... Vous comptiez avoir cinq jours de travail ? Que nenni... trois jours seulement et les deux derniers jours de la semaine vous n’avez que très peu de chance de retrouver une mission.
Donc, lorsque vous signez un contrat pour une semaine... trois jours de travail... le reste débrouillez-vous.
Et n’oubliez pas ces employeurs qui viennent vous voir vendredi soir pendant le dernier quart d’heure de la semaine alors que vous pensiez revenir lundi "- Votre contrat est fini ce soir..."
Il est trop tard les agences sont fermées ce soir et demain samedi aussi, ce qui veut dire que lundi matin vous avez très peu de chance d’avoir du travail... pas avant mercredi en général.
Pas de possibilité de faire des projets, aujourd’hui vous travaillez, demain pas forcément, c’est une pauvreté au coup par coup, ce mois-ci vous avez pu payer l’électricité, mais depuis trois mois vous n’avez pas pu... Comment faire ? », Krapo.
 
« Pour survivre j’ai menti, arnaqué, imposé par la force, dragué des naïves, ou resté dans des endroits à écouter des gens se plaindre de leur emploi en attendant qu’on me propose de rester manger et, pour ne pas devenir fou, j’ai beaucoup lu.
La précarité biaise l’ensemble de vos rapports aux autres, l’amour, l’amitié, plus rien n’existe dans la spontanéité et la sincérité, tout est calcul pour survivre, avec au cœur le souvenir de la spontanéité sincère qui était la vôtre enfant, et cette goutte de désespoir quand vous constatez ce qui attendait l’enfant souriant à la vie que vous avez été. (…)
« Pour survivre j’ai fait la plonge, des "plans" et des petits boulots, légal, illégal, cette notion n’a plus cours lorsque l’estomac vous commande, ni la morale ni rien, votre conscience d’exister et d’être en vie se confronte constamment à la douleur de n’être plus qu’un ou de n’être plus que, de finalement n’en devenir qu’un ou de glisser vers pire, jusqu’à ce que l’idée de la mort vous paraisse l’issue la plus soulageante et la plus enviable. » Barbouse
 
« La pauvreté, on la reçoit en général en héritage et, pour s’en relever, il faut en avoir conscience et avoir une certaine éducation que l’on ne reçoit pas en héritage ; donc c’est avec le progrès social et plusieurs générations que des familles pauvres peuvent s’en sortir, avec beaucoup de travail et de misères.
Ma famille maternelle, ma mère a 80 ans, était très pauvre : onze enfants, mère ne travaillant pas, père maçon, il a 60 ans... Les enfants dormaient à quatre dans le lit, pas de salle de bains et pas d’eau sur l’évier au début.
Les contingences matérielles prenaient tout le temps de l’éducation. Ma mère ne veut pas l’avouer, mais a eu honte de tant d’enfants - un tous les ans - et à l’école, de ses vêtements, manque de nourriture, rejet de certaines familles vis-à-vis d’elle, tant d’enfants ce n’est pas possible et cela peut se perpétuer et la misère cela peut être contagieux ! », Iris.
 
« C’est quoi être pauvre ?
Je rajouterai aussi le manque de culture des personnes qui vivent déjà dans une pauvreté absolue. Elles sont non seulement démunies financièrement, mais n’ont pas la possibilité de faire toutes seules des démarches qui leur sont difficiles à faire. En somme c’est plus la misère qui les touche, car la société leur adresse un méchant regard voire l’exclusion », Orange.
 
La pauvreté exclut, enferme. Terrible : le regard de l’autre…

« La dégringolade a été rapide, les "amis" ont vite disparu, le jour où ma carte d’identité a été périmée je me suis retrouvé "invisible", SDF c’est-à-dire sans droit de vote, sans pouvoir faire changer la plaque d’immatriculation de ma voiture se transformant progressivement en épave.
J’ai fini par retrouver du travail - au Smic : 4 CDD d’un an successifs, je vis dans un mobil-home (je l’ai déjà raconté ailleurs), et puis le dernier CDD s’est terminé en décembre dernier. De nouveau je n’existe plus.
Je doute que beaucoup de contributeurs d’AgoraVox aient fait cette expérience : l’inexistence, l’invisibilité... c’est quelque chose que l’on ne peut décrire qu’à des gens qui la partagent, les autres - vous - ne peuvent pas comprendre ! », Finael.
 
« Ce qui a été le plus difficile c’est d’avoir vécu dans l’indifférence des autres (surtout institution) pour n’avoir pas pu suivre une scolarité normale », Orange.
 
« Surtout exclusion du monde social car comment pouvoir sortir, rencontrer et partager, on se retrouve vraiment à part : je me sens comme en prison », Pinochio55.

« Il a été montré que ce qui vous permet de ne pas sombrer, c’est la famille… Et que, sans famille solide ou avec une famille qui vous tourne le dos par "honte" du chômage – c’est mon cas – vous sombrez plus vite et ne pouvez compter sur PERSONNE. (…)
Vous êtes tombé de cheval, à part une main amie – piston, personne ne vous aidera jamais à vous relever. Les spectateurs compatissent, s’étonnent et restent en selle... c’est si confortable. (…)
[Etre femme], c’est une double triple peine : vous êtes pauvre, seule, sans copains, sans boyfriend, vous ne sortez pas, vous connaissez la TV conne par cœur, vous avez le moral dans les chaussettes et la libido éteinte – "l’appétit vient en mangeant", vous ne mangez plus depuis trop longtemps –, votre père vous cache, les gens s’interrogent : "Pourquoi elle trouve pas, elle est intelligente ?" Si ça suffisait, ça se saurait ! – jolie, on s’en tape", ces réflexions venant invariablement de ceux qui n’ont jamais connu le chômage : GRANDE SOLITUDE »,
Mélanie.
 
« Le regard de ceux qui sont intégrés dans le monde actif est à la limite du supportable quand on sait la difficulté de se réinsérer avec le peu de moyens financiers dont on dispose. Toute démarche coûte de l’argent.
Il reste aussi une impression diffuse d’être le symbole d’une peur collective : le demandeur d’emploi est la projection négative de celui qui en possède un. Ce qui inquiète est automatiquement rejeté.
Quand on passe son temps à trouver des solutions pour survivre au quotidien, on accepte mal les jugements et les a priori.
 », Gwenn
 
Les pauvres subissent la violence économique…
 
« Beaucoup de gens, en tous les cas, la plupart de nos dirigeants ont intégré le fait que la main invisible du marché était la meilleure façon de résoudre un problème économique. Dans cette logique, lorsqu’il existe une pénurie de main-d’œuvre pour occuper certains emplois pénibles, dégradants et mal rémunérés, on s’attendrait à ce que la rétribution de ces emplois augmente jusqu’à atteindre un seuil d’équilibre. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé en Angleterre où les professionnels du bâtiment gagnent deux à trois fois plus qu’en France.
Cependant, en France, la loi du marché ne semble pas s’appliquer pour ces emplois. Parce que le patronat veille à maintenir les rémunérations au plus bas en contournant cette loi du marché par des moyens la plupart du temps illégaux », jcbouthemy.
 
« Tous les économistes libéraux – John Stuart Mill, Milton Friedman entre autres – affirment qu’une certaine proportion de chômeurs et de pauvres est nécessaire pour maintenir une pression à la baisse sur les salaires  », Melanie.

«  … et ressentent une certaine violence de la part des institutions. Parfois, ils se sentent exploités par ceux qui leur viennent en aide.  »
 
« Quand j’ai pas de boulot, il faut justifier que je recherche activement du taf, sinon les Assedic peuvent ne plus me verser quoi que ce soit. J’ai l’impression d’être criminalisé, pourtant j’accepte même de bosser pour des salaires inférieurs à ce que je touche aux Assedic, car si je reste sans bosser je me désocialise et tombe vite dans la dépression.
Je suis content quand je trouve des chantiers qui durent plusieurs mois, ça me donne une stabilité et c’est rassurant », Mr Mimose.
 
« Je constate que les personnes comme moi, qui n’ont pas besoin d’assistanat intellectuel, sont abandonnées à leur démarche, comme dans leurs difficultés matérielles. Il faut réclamer de l’aide à plusieurs reprises pour se faire entendre et on peut croire que, lorsque le secours est ainsi réclamé, c’est que la situation est véritablement insoluble. Ici, tout dépend de travailleur social que l’on a en face de soi », Gwenn.
 
« Oui, même les travailleurs sociaux organisent inconsciemment un système de castes, et pensent qu’un RMIste est demeuré du chou et se doit de rester à sa place », Gwenn.
 
« Votre perception du monde des "autres" devient de nous sommes tous égaux à nous sommes tous des ego, les familles, les assos, groupes, communautés, partis politiques, ne deviennent que des concentrations d’intérêts égoïstes qui se concentrent pour s’assouvir. Alors c’est soit tu nous sers, toi le pauvre, le seul, le précaire, soit tu ne nous déranges pas, tu restes docile, soumis, faible, désorganisé, soit tu déranges, alors on te rejette, te criminalise, te culpabilise, t’enferme, t’emprisonne, te désespère, jusqu’à ce que tu comprennes qu’il n’y a qu’une chose à comprendre, la vie est un rapport de forces permanent, que la charité donne le sucre pendant que l’autorité montre le bâton ne change rien au fait que tu restes le chien dans leur regard », Barbouse.
 
« C’est dans le monde du travail à emploi "subventionné", aidé, assisté, que l’on apprend la définition réelle du secteur tertiaire, la société de services, c’est la société où l’on se sert de toi, autrement tu n’es personne.
Horaires impayés, traitement infantilisant, mythomanie et association inefficace dans ses actes, mais douée pour faire remplir des feuilles à des pauvres pour toucher des subventions, la manière dont ceux qui s’occupent de vous ou vous emploie consiste à vous donner une valeur fictive ou potentielle, à condition d’obéir, et de dire merci d’avoir reçu une bouffée d’oxygène entre deux brasses coulées. (…)
Mais jamais au grand jamais on ne va enquêter concrètement sur l’efficacité de ces associations, des services publics et des innombrables abus de faiblesse que connaissent bien les précaires lorsqu’ils parlent entre eux, et qui font que la et ma précarité donne plus d’emploi, justifie plus de salaire, et par là même incite ceux qui s’en occupent à la pérenniser comme fonds de commerce en ces périodes de chômage, qu’à apporter une solution efficace », Barbouse.
 
Ils attendent un changement d’attitude, plus fraternelle, qui tienne compte de leurs fragilités. Ils souffrent d’avoir en permanence à se justifier, à donner des preuves de leur misère et de leur bonne volonté.
 
« Ces personnes-là [les pauvres] doivent avoir une place parmi tous les êtres humains, et non les assister », Orange.
 
« La société donne une image négative pour le coup, les pauvres sont des étiquettes (menteurs, bon à rien, ne savent pas se subvenir à eux-mêmes, et j’en passe).
Ce qui est possible de faire, c’est de les regarder sous un autre angle, mais voilà ceci est une autre histoire. Cela ne sera possible que si chacun y met du sien, pour prendre conscience du mal que l’on fait », Orange.

[Elle s’adresse à Martin Hirsch] « Lorsque vous parlez de vos réunions avec les personnes en difficulté, vos contacts s’effectuent autour d’une table, et donnent des résultats. N’oubliez jamais de rappeler que ça marche parce que vous les intégrez au groupe, vous les humanisez, vous les sortez de l’anonymat. Ce n’est pas de l’espoir que cela : c’est une reconnaissance, une acceptation de l’autre », Gwenn.
 
« Les petits détails peuvent avoir des conséquences mortelles si on ne communique pas, ou mal. Et lorsque les gens souffrent, il n’y a pas d’actes mineurs, car les choses prennent des proportions effarantes. (…)
L’année dernière, ils m’ont réclamé plus de 1 400 € sur un ton péremptoire, et m’ont annoncé la suppression de toute allocation. Je devais partir en formation funéraire, j’avais une heure de route matin et soir là aussi. J’en ai pleuré pendant deux jours. Déjà que je ne mangeais presque rien ! Après trois bureaux, j’ai fini par dégotter une petite dame toute marrante qui partait en retraite. Elle m’a expliqué que ces abrutis s’étaient encore plantés, elle a tout photocopié, tout régularisé, et m’a souhaité bonne chance pour la suite. Elle était contente d’avoir évité à quelqu’un des problèmes injustifiés. Elle a dû être regrettée des allocataires, cette femme. La CAF à des missives assassines lorsqu’il s’agit de réclamer, mais croyez-vous qu’elle s’excuse quand elle commet l’erreur ? », Gwenn.
 
« La notion de dignité et d’amour-propre est un luxe pour le pauvre tant on lui demande de raconter ses malheurs jusqu’à l’indécence pour avoir une miette d’aide sociale, tant tu dois justifier et exprimer ta misère, et si possible en rajouter pour toucher un "petit bonus", de quoi survivre la dernière semaine du mois », Barbouse.
 
« Il serait bon de créer des suivis réguliers autres que le dépistage systématique réclamant des comptes et justifications, qui laisse supposer que l’on n’en fait pas encore assez et qui démotive complètement », Gwenn.
 
« Quant aux travailleurs irrécupérables ou, plutôt, considérés comme tels, il faut à tout prix expliquer aux entreprises ou aux artisans que les salariés qui ne restent pas sont des fracturés de la vie, et qu’ils ne se réadaptent pas, car ils n’en ont plus la force. (…) On a les anciennes urgences qui font encore boulet, et la nouveauté de la normalité à assumer. Ce n’est pas toujours facile, car si les fonctionnements sociaux ont été cassés auparavant, ils n’effectuent plus leur rôle de régulateur. On avance sans réelle notion de limites acceptables, de ce qui est possible, bien, mal, etc. Et on est tenaillé par la peur de ne pas réussir, d’être nul, inapte ou mauvais. Voire, on se contrefout de tout, parce que plus rien ne motive réellement : l’essentiel a été perdu en route.
On est dans un no man’s land flouteux, avec de nouveaux repères à se fabriquer, et d’anciens réflexes à évacuer. C’est souvent à ce moment-là que les gens pètent un câble, car rien n’est plus insupportable que l’incertitude, et l’ignorance de ce que l’on doit faire devient un malaise permanent. C’est une phase transitoire, très pénible, nerveusement parlant, plus ou moins longue, plus ou moins insupportable », Gwenn.
 

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