Je n’ai jamais gagné ma vie (on sait le sens curieux de cette expression) par de l’intellect pur, à la manière d’un journaliste ou d’un écrivain.
Je ne l’ai gagnée qu’avec une part, parfois très importante, d’actions manuelles (genre charpentier, ébéniste, cuisinier...)
Mais je me suis tôt retiré des affaires et depuis, je pense certainement beaucoup plus.
Je pensais aussi autrefois quand je rampais dans des vides sanitaires pour raccorder quelque tuyau d’évacuation ou passer quelque ligne électrique. Je pouvais penser à toute autre chose. Mais le danger et le risque de mal faire était si important que ma concentration à la tâche ne me permettait pas de vagabonder bien loin ou longtemps.
Oh, tout en perçant 300 trous (de manière répétitive, c’est important de le souligner) dans du béton, je pouvais réfléchir aux visions de Schrödinger et aux réserves d’Einstein, réfléchir aux aphorismes des uns et aux maximes des autres. C’était possible sur ces choses là, mais pas sur moi-même, pas sur le travail par exemple.
Mais attention, si je ne remettais pas en cause mon travail (en son principe) c’était en fait surtout parce que de lui dépendait le confort de mon épouse, de mes enfants et de mes autres parents.
Vous remarquerez que vous avez montré des photos de travailleurs manuels dans mon genre mais qu’il ne s’agit alors que d’hommes. Les femmes aussi ont toujours fait des travaux manuels mais ils étaient moins impressionnants. Couper des sardines c’est moins photogénique.
En tous cas, dans les années 70 ou 90, il n’était plus idéal pour la majorité des Français que la femme soit encore astreinte à des travaux manuels (en entreprise comme à la maison) et l’explosion de l’électroménager le prouve. Il devenait idéal que le mari s’échinât éventuellement à un travail manuel mais que son épouse s’affairât à des tâches domestiques robotisées ou à du secrétariat, à des soins...
Dans le bain de mon époque, je voyais donc ma peine aux travaux manuels comme la preuve irrégragable que je faisais bien le maximum pour les miens. Je considérais que si je n’avais gagné ma vie qu’en écrivant ou en jouant du piano, je n’aurais pas offert tout de moi et ça m’aurait culpabilisé. Il me fallait me crever à la tâche pour me sentir bien. Et il m’est parfois arrivé de choisir la solution la plus pénible pour réaliser une opération. Par exemple monter des charges par l’escalier au lieu de prendre le monte-charge (En passant par un prétexte écologique)
Et toute cette peine, des dizaines de blessures corporelles pour avoir la satisfaction d’offrir aux miens des lits king size, des rideaux de soie et des meubles décorés à la feuille d’or.
Selon les schèmes ou idéaux sociaux il peut donc arriver qu’un homme entreprenne les travaux les plus pénibles et risqués rien que pour se convaincre d’avoir tout donné de lui. Si l’on tient compte de ce fait (qui ne se produit probablement que dans certains contextes porteurs de certains idéaux) alors il ne faut pas forcément plaindre un homme en train de ruiner sa santé au travail.
Ce qu’il faut examiner chez un manuel c’est certes le tassement de ses vertèbres, la silicose de ses poumons mais c’est aussi sa fierté et les ouvriers que vous montrez étaient tous très fiers de leur courage ou engagement total.
Un ouvrier qui s’esquinte la santé au travail sait parfaitement le mépris qu’éprouvent les intellectualistes à son égard. Mais il se voit accomplir des choses que ces intellectualistes n’osent ni ne peuvent accomplir et ça le comble de fierté. Fierté qui n’est alors qu’intime ou corporatiste mais qui ne cherche pas à se faire entendre au-delà.
Le mineur des corons, s’il a du travail, se sent bien plus souvent heureux et fier que Rimbaud, Nietzsche ou Trakl.
Mais arrive le moment où les travailleurs manuels deviennent une trop petite minorité et dans ce cas, 99% de la rumeur sociale devient porteuse de l’intellectualisme. La fierté de l’homme de peine se retrouve dans un placard. D’autant que si son image est parfois exhibée, c’est dans un contexte homophile.
Aujourd’hui, le tâcheron dans mon genre n’a quasiment plus d’existence sociale et même vis-à-vis de son épouse ou de ses enfants savants, il passe pour un idiot voire carrément pour un bon à rien.
Dans les années 60 ou 70, il y avait encore des feuilletons télé où l’on montrait les possibilités d’un ouvrier d’être fier de sa peine, de sa sueur au front (Cf. Ardéchois coeur fidèle).
De nos jours, il y a certes ’Les déménageurs de l’extrême’ mais c’est la technologie qui en est la véritable vedette.
Il n’y avait pas lieu de plaindre un de ces gars que vous montrez mais faut certainement plaindre le manouvrier d’aujourd’hui (souvent un étranger).
A l’époque où il restait encore une grande proportion de sueurs, les intellectualistes gagnaient souvent bien leur vie et était même très souvent millionnaires. Ces pensistes savaient ne pas engager leur corps, ne pas faire de sacrifice d’eux mais ils pouvaient se satisfaire de leur fortune et de leur gloire.
Mais de nos jours où la plus grande proportion des employés opèrent à des tâches non vraiment pénibles et aux allures plus intellectualistes pendant qu’ils ne gagnent que le SMIC, ça devient dramatique. Car ça leur donne l’impression que leur pensée ne vaut rien.
Leurs forces physiques ne sont pas sollicités et ne valent plus rien par rapport aux robots, leurs pensées ne valent rien ou pas grand chose non plus, résultat, ils se sentent humiliés et impuissants. Ce qui se traduit par des pertes de foi dans les foyers et des trains de divorcés.