C’est sans doute moins la religion que la nature humaine que vous devriez incriminer. Le fait religieux est une constante dans l’humanité, même lorsque celui-ci ne se manifeste pas en direction d’une hypostase transcendante. Les idéologies laïques font souvent office de religion pour ceux qui les défendent, avec une virulence souvent égale à celle des dévots. La seule différence est que ces idéologies promettent le paradis dans ce monde, alors qu’un bon nombre de religions sont beaucoup plus pessimistes. Pour celles-ci, ce n’est pas en ce monde que l’homme peut trouver le salut, mais dans l’éternité. Comme l’a fait remarqué Georges Sorel dans sa préface aux Réflexions sur la violence, c’est l’optimiste politique qui est dangereux :
"L’optimiste est, en politique, un homme inconstant ou même dangereux,
parce qu’il ne se rend pas compte des grandes difficultés que
présentent ses projets ; ceux-ci lui semblent posséder une force propre
conduisant à leur réalisation d’autant plus facilement qu’ils sont
destinés, dans son esprit, à produire plus d’heureux.
Il lui paraît assez souvent que de petites réformes, apportées dans
la constitution politique et surtout dans le personnel gouvernemental,
suffiraient pour orienter le mouvement social de manière à atténuer ce
que le monde contemporain offre d’affreux au gré des âmes sensibles. Dès
que ses amis sont au pouvoir, il déclare qu’il faut laisser aller les
choses, ne pas trop se hâter et savoir se contenter de ce que leur
suggère leur bonne volonté ; ce n’est pas toujours uniquement l’intérêt
qui lui dicte ses paroles de satisfaction, comme on l’a cru bien des
fois : l’intérêt est fortement aidé par l’amour-propre et par les
illusions d’une plate philosophie. L’optimiste passe, avec une
remarquable facilité, de la colère révolutionnaire au pacifisme social
le plus ridicule.
S’il est d’un tempérament exalté et si, par malheur, il se trouve
armé d’un grand pouvoir, lui permettant de réaliser un idéal qu’il s’est
forgé, l’optimiste peut conduire son pays aux pires catastrophes. Il ne
tarde pas à reconnaître, en effet, que les transformations sociales ne
se réalisent point avec la facilité qu’il avait escomptée ; il s’en
prend de ses déboires à ses contemporains, au lieu d’expliquer la marche
des choses par les nécessités historiques ; il est tenté de faire
disparaître les gens dont la mauvaise volonté lui semble dangereuse pour
le bonheur de tous. Pendant la Terreur, les hommes qui versèrent le
plus de sang furent ceux qui avaient le plus vif désir de faire jouir
leurs semblables de l’âge d’or qu’ils avaient rêvé, et qui avaient le
plus de sympathies pour les misères humaines : optimistes, idéalistes et
sensibles, ils se montraient d’autant plus inexorables qu’ils avaient
une plus grande soif du bonheur universel."
Ce qui est dangereux, donc, c’est l’optimisme qui se niche dans les grandes idées que l’homme développe et qui le poussent à agir. Les religions endossent ce rôle dès qu’elles se parent d’optimisme, mais, comme je l’ai dit, pour la plupart il s’agit d’un dévoiement, puisqu’elles sont souvent pessimistes. Le bouddhisme, l’hindouisme, le christianisme originel est pessimiste, tandis que le judaïsme est la seule religion outrancièrement optimiste, ce qui explique sans doute ses rapports avec toutes les idéologies optimistes de notre époque.
Le pessimisme est le garde-fou de toute doctrine, puisqu’elle empêche de penser qu’on doive adapter la réalité à ses grands idéaux auxquels on ne peut pas se conformer en raison de la déficience de la nature humaine. Qui veut faire l’ange fait la bête, nous rappelle Pascal, et malheur à celui qui oublie que l’homme est mi-ange mi-bête.