Le rajah blanc de Bornéo : James Brooke, l’aventurier qui forgea un royaume
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
jeudi 5 juin 2025
Sous le ciel lourd de Bornéo, où l’humidité colle à la peau et les cris des gibbons percent la jungle, un schooner de 142 tonnes fend les eaux troubles de la rivière Sarawak en août 1839. À son bord, James Brooke, un Anglais au regard d’acier, blessé par la guerre et poussé par une ambition dévorante, s’apprête à écrire une page d’histoire. Ce n’est pas un simple voyageur : cet aventurier deviendra le premier "rajah blanc", maître d’un royaume improbable, mêlant intrigues de cour, combats contre les pirates et rêves d’empire. Son destin, digne d’un roman de Conrad, va façonner Sarawak pour un siècle.
Un aventurier en quête de gloire
Dans les ruelles poussiéreuses de Calcutta, où James Brooke naît en 1803, l’odeur du curry et du bois de santal se mêle aux ambitions de l’Empire britannique. Fils d’un juge de la Compagnie des Indes orientales, il grandit dans un monde où l’Orient est à la fois promesse de richesse et théâtre de dangers. À 12 ans, envoyé en Angleterre, il fuit son école de Norwich, préférant les récits d’aventures aux bancs rigides de la salle d’étude. À 16 ans, il s’enrôle dans l’armée du Bengale, où il connaît son baptême du feu lors de la première guerre anglo-birmane en 1825. Une blessure grave le renvoie en Angleterre, brisant ses espoirs militaires, mais pas son appétit pour l’inconnu.
En 1835, la mort de son père lui laisse 30 000 livres, une fortune colossale pour l’époque. Avec cet argent, il achète le Royalist, un schooner armé, et met le cap sur l’archipel malais en 1838. "Je pars pour voir le monde, pour chercher ma voie" écrit-il dans une lettre à sa mère, datée du 27 juillet 1839, conservée dans les archives de la famille Brooke. Cette quête n’est pas seulement géographique : c’est celle d’un homme qui veut laisser une empreinte, coûte que coûte. Arrivé à Singapour, il entend parler des troubles à Sarawak, un territoire vassal du sultanat de Brunei, en proie à une révolte des Dayaks et des Malais contre les taxes oppressives du sultan Omar Ali Saifuddin II.
Brooke ne perd pas de temps. Il offre ses services au rajah Muda Hassim, oncle du sultan, qu’il rencontre à Kuching, la capitale de son futur royaume. La ville, décrite par Brooke comme "un amas de huttes brunes sur pilotis, posées au bord de vasières" dans son journal de bord, est un chaos de boue et de rébellion. Avec ses canons et son équipage, il écrase la révolte, gagnant la gratitude du sultan. En récompense, le 24 septembre 1841, il est nommé gouverneur de Sarawak, un titre qu’il transforme en celui de rajah l’année suivante. "Je suis désormais maître d’un pays, mais quel pays !" confie-t-il dans une lettre à un ami en 1842, révélant à la fois son ambition et son appréhension face à ce territoire indompté.
Le rajah blanc : un royaume taillé à la force de l’épée
Devenir rajah n’est pas une simple formalité. Sarawak, à l’époque, est une mosaïque de jungles épaisses, de rivières traîtresses et de tribus farouches. Les Dayaks, célèbres pour leurs pratiques de chasse aux têtes et les pirates malais qui écument les côtes rendent la région ingouvernable. Brooke, avec son mélange d’audace et de pragmatisme, s’attaque à ces défis. Il crée une administration rudimentaire, réunissant un conseil suprême composé de datus malais et d’officiers européens, où les locaux restent majoritaires. "Je veux gouverner avec eux, non contre eux" note-t-il dans une lettre à l’amiral Henry Keppel en 1843, soulignant son désir de s’intégrer aux coutumes locales tout en imposant un ordre nouveau.
Sa lutte contre la piraterie est légendaire. En 1843, épaulé par le Dido de la Royal Navy, il mène une campagne contre les pirates du fleuve Saribas. Dans une lettre à Keppel, il décrit la bataille de Batang Maru : "Les pirogues des pirates, prises sous notre feu, s’échouaient sur les bancs de sable, leurs équipages fuyaient dans la jungle". Cette victoire, remportée avec une flotte mixte de navires européens et de pirogues locales, assoit son autorité. En 1849, une seconde campagne, soutenue par trois navires de la Royal Navy et des dizaines de pirogues sarawakiennes, écrase les pirates à nouveau. Ces exploits, relayés en Angleterre, font de Brooke une figure romantique, comparée par la presse à un "chevalier des mers".
Pourtant, son règne n’est pas sans ombres. En 1851, des accusations de brutalité dans ses campagnes anti-piraterie éclatent à Londres. Une commission d’enquête à Singapour le blanchit en 1854, mais les critiques persistent. "On me traite de tyran, mais comment pacifier un pays sans verser le sang ?" se défend-il dans une lettre à son amie Angela Burdett-Coutts, la riche philanthrope qui finance plusieurs de ses projets, dont le vapeur Rainbow. Cette relation épistolaire, conservée dans les archives de la British Library, révèle un homme tourmenté, conscient des contradictions entre ses idéaux humanitaires et les réalités brutales de son pouvoir.
Un empire personnel, entre idéalisme et controverses
Brooke ne se contente pas de régner : il rêve d’un Sarawak moderne, façonné à son image. Il interdit l’esclavage et la chasse aux têtes, encourage les missionnaires anglicans pour "civiliser" les Dayaks, et attire des naturalistes comme Alfred Russel Wallace, qui, en 1854, trouve refuge à Sarawak. Dans une lettre à Wallace, datée d’avril 1853, Brooke écrit : "Venez à Sarawak, vous y trouverez une terre riche pour vos recherches et un peuple qui mérite d’être connu". Cette invitation, conservée dans les archives de la Linnean Society, montre son désir de faire de Sarawak un carrefour intellectuel. Wallace, séduit, y séjournera huit ans, y développant ses théories sur l’évolution.
Mais les tensions internes menacent son rêve. En 1857, une révolte de mineurs chinois à Bau, excédés par les taxes sur l’opium et l’or, éclate. Six cents hommes armés descendent la rivière Sarawak et s’emparent des bâtiments gouvernementaux à Kuching. Brooke, absent lors de l’attaque, revient avec une force de Dayaks et un vapeur de la Borneo Company pour reprendre la ville. "La fumée des combats obscurcissait le ciel, et le sang tachait les eaux" rapporte un officier européen dans un rapport conservé aux archives de Kuching. La répression est sanglante mais elle consolide son emprise.
Les rumeurs sur sa vie personnelle alimentent aussi les controverses. Une légende populaire, non confirmée, évoque une relation avec Badruddin, un prince malais, dont il écrit dans une lettre de 1845 : "Mon amour pour lui dépasse tout ce que j’ai connu". Cette phrase, tirée des archives personnelles de Brooke, a conduit certains à spéculer sur son orientation sexuelle, bien que les preuves restent ambiguës. De même, sa relation avec une fille du sultan de Brunei, Pengiran Fatima, aurait donné une fille, selon un témoignage de 1915 d’un officier britannique, mais les détails restent flous. Ces zones d’ombre, entre passion et pouvoir, font de Brooke un personnage complexe, à la fois héros et énigme.
L’héritage d’un visionnaire : un royaume gravé dans l’histoire
En 1868, affaibli par plusieurs AVC, Brooke s’éteint dans sa maison de Burrator, dans le Devon. "Je laisse Sarawak à mon neveu Charles, avec l’espoir qu’il poursuivra ce que j’ai bâti" écrit-il dans son testament, conservé à Sheepstor. Sans héritier légitime, il désigne Charles Brooke, son neveu, comme successeur. La dynastie des rajahs blancs perdure jusqu’en 1946, lorsque Charles Vyner Brooke, le dernier rajah, cède Sarawak à la Couronne britannique, provoquant la fureur de son neveu Anthony et des anti-cessionnistes sarawakiens. "Nous sacrifions notre bonheur pour défendre l’indépendance de notre pays sous la dynastie Brooke," proclame un manifeste anti-cession de 1946, publié dans The Facts about Sarawak.
L’héritage de Brooke est ambivalent. À Kuching, son nom orne encore des rues, des docks et le musée Brooke, où des artefacts comme son drapeau – un écu jaune barré d’une croix rouge et noire – évoquent son règne. La régate annuelle de Sarawak, qu’il initia pour apaiser les rivalités tribales, perdure comme un symbole de son approche paternaliste. Pourtant, pour beaucoup de Sarawakiens, il reste une figure coloniale, un "sauveur blanc" dont les réformes, bien que progressistes, ont servi ses ambitions autant que son peuple. "Il a apporté l’ordre, mais à quel prix ?" s’interroge un chef dayak dans un témoignage oral recueilli en 1900, conservé au musée de Sarawak.
Aujourd’hui, à Sheepstor, où repose sa tombe, l’épitaphe de Brooke résume son paradoxe : "Rajah de Sarawak, il donna sa vie à un peuple lointain". Son royaume, durable et transformateur, incarne l’audace d’un homme qui, armé d’un schooner et d’un rêve, a défié les conventions de son temps pour sculpter un empire dans la jungle.