10/18, les grands crus Bourgois

par morice
mercredi 26 décembre 2007

Demian West pas là (il va revenir, ne vous inquiétez pas), il faut bien que quelqu’un se coltine ici les nécrologies. Oh, rassurez-vous je ne vous parlerai pas ici d’Ike Turner, bluesmen assez ordinaire passé à la postérité pour avoir commis le premier titre de rock, l’homme s’étant davantage illustré après par un comportement ignoble vis-à-vis de ses choristes, dont celle qui deviendra plus tard sa femme. Non, aujourd’hui vient de disparaître un grand bonhomme, qui avait fait nettement moins de bruit sur scène et encore moins dans les librairies. Je veux parler de Christian Bourgois, mort aujourd’hui à 74 ans. Ce nom ne vous dit rien, vous qui avez aujourd’hui 20 ans.

Figurez-vous pourtant que d’autres ont eu cet âge avant vous, et font même partie de cette tranche d’âge honnie par le pouvoir en place, ou plutôt par la volonté d’un seul individu aux idées plutôt malsaines, Henri Guaino. La génération de Mai-68 !! Rassurons tout de suite les lecteurs : en Mai-68, je suis encore au lycée, en province, et le directeur du lycée concerné réagit au plus vite à voir le soir dans sa télé l’insurrection gagner la France : il ferme l’établissement dès le premier pavé lancé... à Paris. A mon grand plaisir, d’ailleurs, à l’époque : grâce à lui, je vais pouvoir découvrir et me perfectionner sur le billard français, au bistrot du coin tenu par une dame exceptionnelle qui voyait en nous les enfants qu’elle n’avait jamais eus, et repenser aux mathématiques en élaborant des coups savants à trois bandes. Le billard, c’est bien, mais à l’époque pour tenir toute une journée au bistrot avec 35 centimes le café, faut trouver autre chose : la lecture.

Et voilà que surgit notre homme, un éditeur qui, à l’époque, décide de mettre en format de poche des bidules qui valent avant des fortunes d’étudiant ou qui n’étaient jamais parus. Comme l’homme, en plus, est un esthète, voilà qu’arrivent en librairie des petits bouquins tous reconnaissables rien que par leur tranche sur lesquelles figurent le titre et un étrange sigle, 10/18. A peine Bourgois reprend-il ce titre (créé en 1962 par Michel-Claude Jalard et Paul Chantrel), que sortent 1 000 titres, échelonnés de 1969 à 1979. J’y puiserais du Tolkien, du Burroughs et du Kerouac, tout en continuant à jouer au billard... pendant toutes mes années de lycée et, même plus tard, en faculté. Le sommet étant donné par un prof de philo admirable qui, après nous avoir fait voir au pas de course les auteurs classiques, nous a tout doucement amenés à lire du Nietzsche, chose qu’on a poursuivi des années après avec la lecture en solo de Par-delà le bien et le mal, lecture dont on ne ressort que rarement indemne. Encore un 10/18. Plus tard, ça sera du John Fante, dont le savoureux Mon chien stupide, puis après une période SF, avec Bradbury, Asimov et Philip K. Dick. Et ce, toujours en 10/18.

Christian Bourgois devait s’en réjouir, après coup, d’avoir eu pareils lecteurs iconoclastes, lui, qui, reçu à l’ENA, s’était barré au bout d’un an, sous le prétexte de s’y ennuyer. Pour sélectionner ses livres, il n’avait fait confiance qu’à lui-même, sans aucun comité de lecture ! Une chose impensable aujourd’hui. "Je ne me suis jamais demandé ce que les lecteurs avaient envie de lire, je ne le sais pas et ça ne m’intéresse pas. Leurs goûts, je ne les connais pas, c’est donc très risqué, tandis que les miens, oui", avouait-il au Monde en 2005. Et, le pire, c’est que ça a marché, déjouant toutes les études de marketing qui prévoyaient un Burroughs invendable, et un Kerouak trop indigeste.

Mme Albanel, ce soir, le salue d’un bien amidonné hommage : "C’était un homme de goût, classique dans son allure, dans son tempérament, mais aussi résolument moderne dans ses choix et ses intuitions éditoriales". Ce qui en dit assez peu sur un homme qui a osé faire paraître du Ginsbergh, du Burroughs ou du Sade dans un format aussi tourné vers le grand public... "Mon métier c’est de faire passer des livres", avait-il dit un jour, avec sa modestie devenue coutumière. On en aura traversé des fleuves de littérature avec lui, qu’il en soit éternellement remercié aujourd’hui.

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