À la découverte de l’artiste Bernard Réquichot à Beaubourg

par Vincent Delaury
vendredi 12 juillet 2024

Bernard Réquichot, en 1961, archives familiales

Bernard Réquichot au Centre Pompidou (jusqu’au 2 septembre prochain), Je n’ai jamais commencé à peindre : il est rare qu’une expo marque autant. Ce qui est montré actuellement, au 4ème étage du paquebot de la culture aux couleurs pop en voie de fermer prochainement pour travaux (à l'été 2025), est unique, impressionnant et bouleversant, voire sidérant.

Personnellement, par le passé (sachant que le musée possède une large palette de ses pièces protéiformes, grâce à la générosité de Daniel Cordier (1920-2020), l’un des plus grands donateurs de cette institution parisienne, qui fut son ami et son galeriste), j’avais pu voir de temps en temps, ponctuellement, au sein de la collection permanente, en suivant les accrochages successifs du lieu, des œuvres franchement étranges de Réquichot, comme, par exemple, des amas de peinture bariolés (ses Reliquaires) ou encore un agglomérat d’anneaux formant une sculpture-relief vraiment bizarre (qui s’appelle, après vérification, Nekonk tanten tank mana, 1959-1961), c’était à la fois suffisamment attractif et repoussant, donc intéressant !, pour accrocher le regard. Mais, j’avoue, jusqu’à présent, je n’en savais pas beaucoup plus. Et pour cause, disparu il y a maintenant 63 ans, cet artiste français atypique, secret et solitaire, à la trajectoire météorique (1929-1961), bien que reconnu par ses pairs (moult collectionneurs et artistes l’admiraient, comme Yolande Fièvre qui, en apprenant son décès brutal en 1961, a aussitôt créé une œuvre pour lui rendre hommage, puis le grand marchand Daniel Cordier, l’ancien secrétaire du résistant Jean Moulin (1899-1943), l’a montré de son vivant et, actuellement, la galerie parisienne Alain Margaron défricheuse de talents à découvrir ou à redécouvrir, partenaire de l’événement, le représente), est encore largement méconnu du grand public.

À l’entrée de l’expo Bernard Réquichot (3 avril - 2 septembre 2024) au Centre Pompidou, Paris

Aussi, espérons que cette expo-rétrospective – la première à lui être consacrée depuis plus de cinquante ans – permettra d’accroître sa notoriété, en France et ailleurs, tant son œuvre singulier, développé en moins de dix années (difficile de ne pas penser à Van Gogh), force le respect, et surtout l’admiration, son art tourmenté, d’une exceptionnelle intensité, allant magistralement de pair avec son âme torturée.

« Sans titre [CR 271] », 1957, Bernard Réquichot, 128 x 161,5 cm, peinture synthétique, illustrations de magazines découpées et plumes d’oiseaux collées sur toile, Musée d’art moderne, Paris, achat 1982

L’écriture et la peinture en grande intimité

Au Centre Pompidou, en suivant le fil chronologique du parcours décliné en quatre sections (Peintures/Dessins/Reliquaires/Papiers choisis), le visiteur découvre un ensemble de plus de 60 œuvres de Bernard Réquichot, figure marquante de la scène artistique parisienne des années 1950, à la pratique des plus transversales, hésitant entre peinture et collage, abstraction et figuration, sculpture et installation, monde animal et monde végétal.

« Sans titre [CR 337] », 1958, Bernard Réquichot, encre et gouache sur papier, 64 x 40 cm, galerie Alain Margaron, Paris
« Nekonk tanten tank mana », 1959-1961, Bernard Réquichot, anneaux de polystyrène, bois, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, donation Daniel Cordier

Cela commence par des dessins au trait fouillé, voire compulsif, évoquant des enchevêtrements de branchages, des lianes de corail ou encore des fouillis végétaux, pour évoluer vers des peintures-collages abstraites, dynamiques et matiéristes, aux formes ambiguës (il découpait avec boulimie des images dans des magazines, en choisissant volontairement les clichés les plus équivoques), glissant même vers l’érotisme par endroits, et aux allures d’explosantes-fixes terriblement séduisantes, avant de déboucher sur des boîtes grand format, pouvant faire penser aux surréalistes, à l’instar de l’Américain Joseph Cornell (1903-1972), écrins tortueux et bigarrés lovant étrangement, dans l’obscurité, tel un rite vaudou autour du médium peinture, des magmas de couleurs au rougeoiement volcanique recouvrant des déchets de toutes sortes (ossements d’animaux, morceaux de branches, fragments de toiles peintes déclassées, chaussures ou embauchoirs…), puis, in fine, sur une grosse tuyauterie blanchâtre zoomorphe, au profil inquiétant, façon un reptile intestinal nous dardant de son œil unique (avec Nekonk tanten tank mana, il s’agit en fait d’une sculpture d’assemblage constituée d’anneaux de rideau en polystyrène achetés au BHV et collés deux à deux), qui n’est pas sans rappeler d’ailleurs les « chenilles » des escaliers mécaniques emblématiques du paquebot Beaubourg.

Sans oublier, last but not least, un aspect pour le moins étonnant de sa démarche singulière témoignant d’une grande efficacité graphique : à la fin de sa brève existence, comme pour prolonger les spirales sans fin, ou « ellipses crispées » (dixit Gaëtan Picon), de ses dessins stellaires, étoiles d’araignée qui, en s’épanouissant comme autant d’échappées belles sur le vide papier que la blancheur défend (son ultime série se nomme d'ailleurs Ciels prolifiques), rappellent inévitablement le graffito de Cy Twombly fort proche de l’écriture (« Écrire et dessiner sont identiques en leur fond », disait leur aîné Paul Klee), Bernard Réquichot écrivait, comme porté par la répétition hypnotique de lignes cursives relevant d’une école buissonnière, en poète (espiègle ?), des missives sibyllines en « écritures illisibles ».

Un courrier crypté de Bernard Réquichot : « Lettre d’insultes [CR 502] », 1961, encre sur papier, 49,5 x 32 cm

« Fixer mes observations et trouvailles, précisait le peintre, très clairvoyant sur sa pratique aventureuse, fait que je vais alternativement de mes pinceaux à mon stylo : Faustus [son alter ego écrivain] est avec la peinture en grande intimité, collaboration même ; ils font entre eux des échanges qui leur semblent fructueux. Ils s’éclairent l’un l’autre, se comprennent et s’aident à sa comprendre chacun lui-même. »

« Arachnea », janvier 1958, Bernard Réquichot, huile sur toile, 104 x 148 cm, MASC – Musée d’art moderne et contemporain, Les Sables d’Olonne, achat 2019

Je n’ai jamais commencé à peindre

Portrait de Bernard Réquichot, 1948

« J’suis bien embarrassé d’vous raconter ma vie "because" y’a rien d’nombreux à en dire. J’suis né le 1er octobre 1929 à Asnières dans la Sarthe. J’ai fait mes études secondaires aux environs de Paris dont six ans dans un séminaire catholique à chanter des psaumes hébreux. À 19 ans j’ai passé le concours de l’École des Beaux-Arts (non par conviction pour son enseignement mais pour avoir les restaurants universitaires subventionnés et la Sécurité Sociale). Depuis dix ans, j’vis à Paris. J’pense que ce roman suffira à vos historiens, qu’il importe peu de savoir que j’ai vendu le "Citoyen du monde" sur le Boul-Mich ou que je m’intéresse au Bouddhisme. Je passerai vous dire bonjour pour les détails ; j’crois qu’on peut en enlever mais guère en ajouter. P.S. – Je n’ai jamais commencé à peindre. »

« Sans titre », 1958, Bernard Réquichot, encre sur papier, collection Antoine Frérot, Paris

En 1960, un an avant sa mort volontaire, Réquichot rédige, à la demande de son galeriste Daniel Cordier, ce curriculum vitae, pour se présenter de façon lapidaire, avec un ton certes désinvolte, mais où transparaît également l’angoissante emprise du pictural, telle une désespérée obsession, sur son existence. Le 4 décembre 1961, l’artiste, âgé seulement de 32 ans, met fin à ses jours, en se défenestrant de son atelier de la rue de Courcelles à Paris, l’avant-veille de sa présentation personnelle galerie Cordier. Pourquoi ? Assurément, un suicide est la plupart du temps de cause multifactorielle (il faut savoir qu’il avait été hospitalisé quelques mois auparavant, de mai à juillet 1960, en raison d’une crise nerveuse faisant suite à un accident de la circulation alors qu’il était en scooter), pour autant c’est certainement parce que, pétri de doutes, Réquichot, en insatisfait chronique, craignait de montrer son œuvre au public, qu'il s'est soudain donné la mort. Déjà, le 14 février 1955, dans une lettre adressée à son ami fidèle Cordier (citée dans le catalogue de l’expo, p. 18), il écrivait ceci, un an avant l’inauguration de son exposition chez Lucien Durand rue Mazarine à Paris : « J’appréhende maintenant les regards que l’on posera sur mes travaux ; je sais que je ne suis pas prêt, je sais aussi que l’on n’est jamais prêt […] et que le vendre [ce qu’on aime] c’est aussi l’étrangler.  »

Détail de « Sans titre », 1957, Bernard Réquichot, huile et collages sur toile, 95 x 146 cm, courtesy galerie Alain Margaron

Bernard Réquichot, représentant de l’art informel dans la France de l’après-guerre, à la fois peintre, dessinateur, collagiste et sculpteur, ne fait certes pas tabula rasa, il est le fruit de son époque ; au départ, notamment dans sa série des Bœufs de 1952, il subit l’influence du peintre Jacques Villon, qu’il avait rencontré, puis plus tard l’on ressent comme l’empreinte du all-over pollockien, sachant que ce « petit Provincial », sans réseau pour démarrer, était obstinément à l’affût « des dernières choses de Paris », regardant de près dans les galeries et les revues, tout en expérimentant en parallèle des outils originaux telles que la pelle à charbon et les boîtes à piston Lefranc qu’il remplit de plusieurs couleurs pour obtenir des agglomérats de matière picturale, les œuvres de Jean Dubuffet, Jean Fautrier, Hans Hartung, Simon Hantaï, Jean-Paul Riopelle et sa peinture épaisse au couteau, Jean Messagier et autres Wols, guettant chez ces artistes singuliers ce qui en sort car ces derniers étant, à ses yeux, « en totale rupture avec le conformisme ronronnant qui sévissait dans la plupart des officines existant à l’époque. »

Il n’empêche que, malgré ces diverses influences, il y a chez Réquichot, au vu de cette expo-découverte à Beaubourg, une véritable singularité à l’œuvre, entraînant qu'il n'est jamais dans l'imitation ou la pâle copie, notamment à travers ses étonnantes peintures-collages, aux matériaux et aux référents hybrides, où l’on se surprend à découvrir des morceaux d’images imprimées, comme cachées (Réquichot était adepte du brouillage des pistes, produisant avec gourmandise du dissimulé, de l'enfouissement et de la dispersion), dans des peintures hautement gestuelles. Ici, des papiers choisis découpés (souvent des images animalières ou culinaires), nous apparaissant comme des épiphanies incongrues, s’invitent, sans crier gare, dans des compositions picturales éclatées qui, en mâtinant critique de la société de consommation et affirmation de l’angoissante prolifération du réel, se jouent astucieusement de la confusion des genres et des choses hétérogènes agrégées (peinture, illustrations de magazines et objets réels, telles que des plumes d’oiseaux directement collées sur toile).

Une quête d’absolu, par-delà la dépression nerveuse

Détail de « Sans titre [CR 222] », 1957, Bernard Réquichot, peinture synthétique, illustrations de magazines déchirées ou découpées collées sur carton, 46,5 x 89 cm, galerie Alain Margaron, Paris

Étonnamment, et ce de façon « post mortem » pourrait-on dire, Réqui fait le show à Beaubourg, d’où son nom : Réquichot, CQFD ! Présentement, je me permets de faire un peu d’humour car, même si son destin est tragique (suicide), son œuvre, sous certains aspects, ne manque point de drôlerie ni de grotesque, parfois pouvant même tendre vers un esprit farcesque en action, en tout cas très joueur : il m’est par moments arrivé de penser, en observant certaines de ses pièces insolites, comme nourries par les avancées et dérives de son temps (du ronronnement administratif de la vie de bureau à la mécanique quantique en passant par le big bang, les méandres en rhizome des fils de télécommunication ou encore les radiations), aux Idées noires de Franquin ainsi qu’aux créations artistiques foutraques et hétéroclites de son inénarrable Gaston Lagaffe. Et l’ensemble proposé, s’abreuvant à différentes sources de prêts (fonds du Centre Pompidou provenant des donations successives de Daniel Cordier, augmenté du concours de la galerie Alain Margaron et de collectionneurs privés) et manifestant une amplitude plastique de l’ordre de la force de l’évidence et de l’urgence (façon la nécessité intérieure dont parlait Kandinsky), est encore, malgré le fait que la création de ce corpus de réalisations bizarroïdes remonte à loin, terriblement vivant, avec une fièvre originelle sous-jacente encore active, leur ayant donné vie.

« Louchakoupé », 1959-1960, Bernard Réquichot, encre et illustrations de magazines découpées et collées sur Isorel peint, 124,5 x 89 cm, galerie Alain Margaron, Paris

La force plastique et spirituelle, voire existentialiste, est indéniablement au rendez-vous, l’artiste met visiblement ses tripes dans son travail, le peintre s’attardant longuement « sur le sujet qui était la brûlure de son corps : la peinture » (in lettre à son indéfectible soutien Cordier, 1950, les deux ayant entretenu une riche correspondance de cette année-là jusqu’en 1957) ainsi que sur le motif récurrent de la spirale lui permettant d’explorer ses zones intérieures (une de ses œuvres ne s'appelle pas pour rien Épisode de la guerre des nerfs) : la surface occupée, par les traces graphiques ou les éclaboussures de peinture, est moins ici la surface de projection d’une image qu’un support pour fixer l’empreinte d’un état, l’artiste ayant déclaré (dans un texte manuscrit conservé à la Bibliothèque Kandinsky, Paris) : « Considérer la surface à peindre comme une plaque sensible aux variations des tensions mentales, plaques sensibles où ces tensions se fixent à l’instant de leur passage, qui présentent, lorsqu’elles sont remplies, un graphique d’enchaînements d’états psychiques. » Et, entre nous, un Henri Michaux (1899-1984), écrivain et peintre-poète dont Réquichot aimait autant l’œuvre écrite que les encres et les gouaches qu’il avait pu voir exposées chez Daniel Cordier, ne disait pas autre chose lorsqu'il notait : « Je voulais dessiner la conscience d’exister et l’écoulement du temps. Comme on tâte le pouls. »

Détail de « Reliquaires [CR313] », 1957, Bernard Réquichot, crâne de bœuf, morceau de bois, plumes d’oiseaux, peinture sur papier et huile sur bois recouverts d’agglomérats de peinture à l’huile ; vitrines avec miroirs en partie supérieure et inférieure, 107 x 75 x 25 cm
« Le Reliquaire de la forêt », 1957-1958, Bernard Réquichot, ossements d’animaux, morceaux de bois, racine, capsules métalliques, ficelle, fragments de toile peinte recouverts d’agglomérats de peinture à l’huile ; boîte en bois partiellement gainée de velours de soie bleu. Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, achat de l’Etat, 1968, attribution, 1980

Une sorte de requiem pour la peinture s’offre bientôt à nous, via ses reliquaires de « fête foraine », aux titres de contes inquiétants pour enfants (Le Reliquaire de la forêt, La Maison du manège endormi, l’Armoire de Barbe-Bleue), qui, au lieu d’être des réceptacles sacrés offrant à la dévotion des fidèles le fragment d’un corps sanctifié, se donnent davantage à voir comme des caisses obscures de résonance, avec vitrines d'exposition rappelant le Quartier rouge d'Amsterdam, enfermant comme des espèces d'entrailles répulsives issues de quelque créature maléfique, et dont le suc gastrique, convoquant le souvenir du vomi vert gluant de la pauvre jeune Regan hantée par le démon Pazuzu dans L’Exorciste (1973), ne demanderait qu’à jaillir, façon petite boutique des horreurs ou boîte de Pandore gore. Pour l’anecdote, Réquichot était attiré, depuis des lustres, par le côté obscur de la force et les arcanes de la Grande Faucheuse : en octobre 1951, il avait même dérobé un crâne lors d’une visite aux Catacombes de Paris.

Deux visiteuses entendues, lors de ma visite à Beaubourg, devant le chaos organique brindezingue de ses reliquaires (des amas d’objets divers recouverts de peinture baroque), s’exclamaient - « Ah, mais c’est affreux ! – Oh mon dieu, quelle horreur !  » C’est vrai que c’est space, ce qui se donne à voir, avec un accrochage foisonnant laissant ici libre cours à des traces de pneu partout, à des spirales qui s’émancipent, alternant en roue libre le centrifuge et le centripète, puis à du filandreux (industriel) labyrinthique qui se répand très largement, façon la peinture abstraite gestuelle, expressionniste et lyrique (on pense à Georges Mathieu, au Shiraga de Gutaï), caractéristique de cette époque.

« Peinture [CR 367] », Bernard Réquichot, ossements d’animaux, bois et racines recouverts d’agglomérats de peinture à l’huile fixés sur deux planches à dessin en bois assemblées par deux équerres métalliques, 65 x 49,5 cm, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, donation du Fonds DBC à l’État 1973, attribution, 1976
Daniel Cordier dans sa galerie de la rue de Miromesnil, devant« Épisode de la guerre des nerfs », tableau (1957) signé Bernard Réquichot, lors de l’expo « Huit ans d’agitation », juin-juillet 1964

Et, au beau milieu du circuit, une pièce édifiante (Peinture [CR 367], 1959), comme au carrefour de sa pratique zarbie : un livre de peinture, entre le chevet, le train fantôme de série Z et le chevalet. Vieux grimoire, davantage relief que relié. Objet hautement, et platement, improbable. Enluminures frappadingues ? Ex-voto pour célébrer l’art matiériste ? Comme si l’artiste avait eu maille à partir avec le médium peinture. Il n’a rien résolu (un galeriste à l’époque, un certain René Drouin (1905-1979), lui avait d’ailleurs judicieusement conseillé de « ne pas vouloir réussir [ses] toiles »), sa déclaration de 1960 est particulièrement manifeste tout en étant on ne peut plus modeste : « Je n’ai jamais commencé à peindre » - ça change de tous ces pédants actuels, plasticiens au rabais, qui n’ont que le mot « œuvre » à la bouche, comme s’ils venaient de signer Les Misérables ou La Flûte enchantée, pour parler de leur production -, mais, ayant le goût de l'aventure quitte à rater (ce fabricateur a détruit ou recyclé maintes de ses peintures abstraites anciennes), Réquichot a laissé sa trace, le signe de son cri existentiel, et n’est-ce point-là le plus important ?

« Sans titre [CR 447] », 1960, Bernard Réquichot, encre et gouache sur carton, 70,6 x 104 cm, galerie Alain Margaron, Paris

Cette trace singulière est là. Patente. Pesante. Pénétrante. Incroyablement ivante. Avec semble-t-il la présence d'un « Ça a été » ; comme par hasard, le Roland Barthes (1915-1980) sociologue et sémiologue des fameuses Mythologies (1957) a été l’un des premiers, via un essai déterminant (1973), à écrire sur lui. Dans son fameux article s’intitulant Réquichot et son corps, ce philosophe français, dont la signature prestigieuse est de toute évidence un gage de reconnaissance, s’amuse des relations possibles, bien connues, entre écriture, cuisine et peinture : « Avez-vous vu préparer la raclette, ce mets suisse ? […] C’est là, strictement une opération de peinture. »

Qualifié d’« inquiet et d’exigeant » dans la brochure gratuite accompagnant l’événement, l’artiste Réquichot, on l’a vu précédemment, s’est donné la mort en 1961, avant son expo solo chez Daniel Cordier qui, pourtant aux dires de ce dernier, s’annonçait triomphal - cela rappelle un certain Nicolas de Staël (1914-1955), le prince foudroyé. Craignant l’étincelle, on choisit définitivement l’ombre. Car dame Peinture, si chatoyante soit-elle, est aussi un soleil noir, qui peut brûler les ailes et endommager grave la cervelle. Van Gogh (1853-1890), le suicidé de la société, en a fait les frais. La peinture comme fardeau ? Comme une peau, voire oripeau, entre le rebut et le remugle, qui colle de trop à la peau ? Comme c’est bizarre, en tout cas, que cette trajectoire en zigzag, de Réquichot à Don Quichotte il n’y a qu’un pas, dans le champ obsessionnel et opératoire de l’art, mâtinant cris et chuchotements, traits fulgurants et fils barbelés, spirales libertaires et circonvolutions de viscères.

« Sans titre [CR 315] », 1957, Bernard Réquichot, huile sur toile, 110 x 80 cm, galerie Alain Margaron, Paris

Il s’appelait Bernard Réquichot, il venait de la Sarthe avant de s’installer à Paris pour « entrer en peinture » comme on entre en religion (en 1946, cet éternel jeune homme en quête d'absolu avait intégré l'Atelier d'art sacré), et le Centre Pompidou-Paris lui rend actuellement un hommage amplement mérité au niveau 4. Ça vaut vraiment le détour car c’est un chemin de traverse qui nous est proposé, restant longtemps en tête après l’avoir parcouru, s'apparentant tout bonnement à un cri de révolte émergeant puissamment de la nuit noire, ses lignes serpentines, un peu folles et aux confins de l'art brut, se manifestant comme des racines-artères, solides ou a contrario fragiles, semblant s'extraire directement d'un sol forestier ou du cœur d'un écorché vif. C’est tout bonnement une œuvre arachnéenne admirable, pour ne pas dire médusante. 

« Je n’ai jamais commencé à peindre », expo-rétrospective Bernard Réquichot (1929-1961), jusqu’au 2 septembre 2024, commissaire : Christian Briend, chef du service des collections modernes, Musée national d’art moderne, assisté de Manon Thibodot, chargée de recherches, service des collections modernes. Architecte-scénographe : Pauline Phelouzat. L’exposition a été rendue possible grâce au soutien de la galerie Alain Margaron. Catalogue Bernard Réquichot / Je n’ai jamais commencé à peindre, sous la direction de Christian Briend, éditions du Centre Pompidou, 112 pages, 32€. Galerie Ouest, niveau 4, tous les jours de 11h à 21h sauf le mardi. ©Photos in situ V. D. Informations. 01 44 78 12 33. www.centrepompidou.fr


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