Adorée ou l’ardeur : « Mon corps dévoilé met mon âme à nu »...

par lephénix
samedi 2 janvier 2016

Adorée Villany a brûlé les scènes de la Belle Epoque au temps des héroïnes du cinéma muet avant d’en rejoindre les fantômes…

 

Dans l’Europe de la Belle Epoque, nombre de chroniqueurs s’extasiaient sur sa « figure virginale » - mais la bonne société n’avait d’yeux que pour son jeune corps félin en mouvement et en son « plus simple appareil »…

Des historiens du dimanche se sont penchés sur son improbable bout de vie et la font naître en 1891 à Rouen. D’origine supposée hongroise (son nom est aussi celui d’une ville en Hongrie), Adorée (ou Ada, selon ses affiches de spectacles) fait sa première apparition publique en 1905 sur la scène en exécutant la danse des sept voiles de Salomé, d’après la pièce d’Oscar Wilde (1854-1900) dirigée par Oskar Messter (1866-1943). Elle en récite même avec fougue le monologue final...

Cette date de naissance présumée révèlerait une étonnante précocité, compte tenu de l’éducation des jeunes filles au temps du tourmenté docteur Freud (1856-1939), puisque « l’artiste » est ainsi supposée « se produire » sur scène dès ses quatorze plus tendres printemps... Qui l’y aurait jetée en pâture aux regards lubriques, pâmés ou réprobateurs - et pour quel « profit » ? Nous suffirait-il de savoir qu’en ce temps-là elle était immensément jeune et intensément vivante, ne doutant de rien – et surtout pas d’un chemin ascendant allant vers toujours plus de lumière et de vie partagée ?

Adorée poursuit ses « danses parlées » dans le sillage d’un orientalisme alors fort en vogue, initié par les « prestations » scéniques de son aînée Margarete van Zelle (1876-1917), qui allait gagner l’immortalité sous le nom de Mata Hari en victime expiatoire des atrocités de la Grande Guerre : Danse assyrienne, Danse d’Esther, Danse hébraïque de l’abeille, Vieille Danse persane, Danse de Phryné, La mort et la jeune fille, La séduction, etc.

 

La vérité est à nu…

En 1909, la belle Adorée s’inspire de l’œuvre picturale de peintres comme Frantz von Stück (1863-1928) ou Arnold Böcklin (1827-1901) pour parfaire son interprétation de La Panthère – l’histoire d’une jeune femme séduisant son amant par sa danse lascive avant de l’occire…

Le 18 novembre 1911 elle se produit au Lustpielhaus de Munich et se retrouve poursuivie pour « obscénité ». Aussitôt, elle organise une campagne de pétitions rapidement « couverte » de signatures qui fait reculer les autorités judiciaires – les gazettes du temps ne manquent pas de se faire l’écho de cet « événement », jusqu’au New York Times du 10 mars 1912 relatant son acquittement. En cette année 1912 qui voit d’autres naufrages, elle se justifie en publiant un opuscule Tanz Reform und Pseudo Moral - il contient les coupures de presse relatant ses exploits sur les scènes du monde : « L’effet de mes danses repose sur ce fait que je les crée suivant mon humeur. Aujourd’hui une danse peut produire un tout autre effet que demain, quoiqu’elle reste soumise au même rythme. Toujours elle naît de l’harmonie des lignes mouvantes, des attitudes changeantes. Je danse avec mon corps, et non pas seulement avec mes jambes. Mon corps dévoilé met à nu mon âme »…

Le 5 mai 1913, la 9e chambre de la Seine la condamne à 200 francs d’amende pour « outrage public à la pudeur » suite à ses « évolutions », les 21 et 22 février, sur la scène d’un petit théâtre de la rue Caumartin, la Comédie Royale. Elle avait loué la salle pour 500 Francs – l’on n’y entrait que « sur invitation » et moyennant le paiement de la modique somme de 5 Francs dont un inspecteur de la Sûreté s’était acquitté pour juger sur pièce avant d’investir la loge de « l’artiste »…

C’est à l’occasion de ce procès qu’Adorée Villany fait parvenir au sculpteur Auguste Rodin (1841-1917) des photographies du spectacle afin qu’il vienne « éclairer » le tribunal - elle suggère même qu’il en assure la présidence…

Dans Le Figaro du 6 mai 1913, Georges Clarétie (1875-1936) commente : « Pour représenter certains états d’âme, notamment la douleur, elle a besoin, paraît-il, d’être nue. La douleur antique, celle de Niobé ou d’Antigone, était drapée ou à demi drapée. Cela est d’un classique aboli. Mlle Villany incarne une sur-douleur, comme dirait Nietzche, et celle-ci exige le nu, pas le moindre voile qui en dissimulerait la douleur »... Le nu, une « technique de l’âme » ?

Cette année-là, Adorée participe encore à la Revue en chemise des Folies bergères avant de brûler d’autres scènes.

 

 Le nu, "une technique de l'âme" ?

En 1915, elle se produit encore en tenue d’Eve dans une opérette à l’Oskar Theater de Stockholm – son dernier fait d’arme anatomique avant de se volatiliser dans l’air du temps : les foules tentent d’oublier les tourments de la Grande Guerre en suivant les aventures d’une autre « femme libre », Musidora (1889-1957), la toute première « vamp » du cinématographe Lumière, immortalisée en collant noir par Louis Feuillade (1873-1925) dans Les Vampires sous l’anagramme d’Irma Vep…

Hélène Pinet se montre sceptique quant à l’apport d’Adorée Villany tant à l’art qu’à la cause de la libération de la femme : « Adorée Villany arrive un peu tard dans la bataille de la libération du corps et ses spectacles ne dépasseront pas la rampe des petites salles de second ordre. » (1).

A son propos, le poète belge Henri Michaux (1899-1984) énonce doctement, vingt ans après sa dernière apparition – son dernier instantané d’existence publique : « Le nu se porte difficilement. C’est une technique de l’âme »…

La silhouette dansante d’Adorée – ou sa rémanence - exulte encore dans les créations publicitaires des grands affichistes de son temps comme Marcellin Ozolle (1862-1942) avant de s’effacer à l’avènement de la sautillante « garçonne » sobrement habillée par Coco Chanel (1882-1971). Changement de décor : le « sex-appeal » des sportives nouvelles venues, inspiré par l’industrie du rêve hollywoodienne, démode les belles alanguies des maîtres de l’Art Nouveau – même les affiches parlent une langue nouvelle, faite de couleurs et de formes bien tranchées.

Depuis, à chacune de ses mues, « l’éternel féminin » n’en finit pas de se raconter la même histoire, forcément inachevée, sur d’autres scènes ou en d’autres mises en scène - à chacune de ses interprètes ou de ses figurantes sa fugace part de lumière ou sa vie d’ombre en improbable figure de paradis perdu…

 

1) Ornement de la durée, catalogue de l’exposition au Musée Rodin (30 septembre-30 novembre 1987) consacrée aux danseuses Loïe Fuller, Isadora Duncan, Ruth St Denis et Adorée Villany


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