Alain Chany : portrait et fragments

par alinea
mercredi 5 décembre 2012

Alain Chany est mort il y a dix ans ; auteur peu connu, franc-tireur, ami de Blondin, admirateur de Louis Calaferte, Joseph Delteil, Alexandre Vialatte, il a publié deux livres dont je donne les références en fin d'article. Il a reçu le prix de l'Événement du jeudi en 1992, invité de l'émission de Bernard Rapp il eut droit à un magnifique « oeil » d'Alain Rémond dans Télérama.

 

PORTRAIT EN PRÉFACE :

Saint Chany paysan et martyr.

Perché sur, un monolithe assourdissant l'écho humain mais faisant surgir les voies du passé, il ne clame rien mais murmure :
« Foutez-moi donc la paix que je vive ! ».

La banque, les huissiers, les incompétents, les mauvaises volontés, les politiques, les chasseurs, la « déçue-vengeresse », l'éconduite assommante sont d'un côté, en haut peut-être, barrant – est-il possible ?- le chemin vicinal ; de l'autre, les côtes de l'Allier, les éboulis de laves, l'à-pic, les vipères, le torrent. Entre les deux, lui, une prairie, des ovidés qu'il faut défendre.

Il a soupé du monde et de ses errances, il a soupé de l'amour surtout et aujourd'hui du silence ; il souffre d'anorexie par intermittence.
L'épithalame d'un mariage vicennal fut abrogé : le pire avait été fait. Passée la période de viduité il s'enorgueillit d'une abstinence subséquente, ne porte remède à ses maux que s'il le juge nécessaire et de la manière qu'il faut : analgésiques de préférence.

Il garde néanmoins une tête sur ses deux épaules, lourde le matin et cependant froide ; il y a longtemps qu'il a compris que la chaleur est fièvre et si la fièvre convient aux turlutains, elle ne sied guère aux ubacs.
Il lit les classiques nobles, arrête ses connaissances aux Grecs post marxistes, se fortifie en France et s'y délabre en son centre. Il a perdu la fibre révolutionnaire et on lui en sait gré.

Comme les nouvelles ne peuvent être que mauvaises et les événements dramatiques, il craint le facteur mais tout autant les dimanches des vacants du système.
D'un monde de peu de sollicitations il a tiré des vérités premières dont il ne démord guère tant elles lui semblent appropriées ; cela donne une propension au rabâchage mais dont la conviction est encore si vive qu'elle entraîne le respect.
D'une grand-mère enfant martyrisée, ignorante et par conséquent portée à la méchanceté, il a tiré l'amour de son enfance écorchée et la certitude qu'au petit peuple campagnard il faut vouer une fidélité sans faille car trahir c'est mourir un peu, et gardée l'empreinte : être rude avec soi-même, mais avec profondeur et sans brusquerie, est la garantie d'appartenir à un monde dépassé et qui le dépasse ; l'actuel étant celui, exclusif, de la banque, de la frivolité, d'une ignorance ou d'une cruauté qui n'émeut plus(...).

À cheval sur deux histoires, le cul entre deux valeurs obsolètes de toutes façons, il est un monde à lui tout seul.

Ainsi, c'est vrai, on voudrait le conserver et l'envie vient de poser une cloche de verre sur Ramenac et, qui sait ? y verrait-on mûrir des fruits ?

( Ervine d'Ase, voir note)

 

 

ARTICLES (extraits)

les paysans :

….l'ère de la surproduction et du chômage, médicalement parlant dans l'obésité et l'apathie,maladies du trop-plein, socialement dans le conformisme et la régression, culturellement dans les imitations, les répétitions.

-Il devient difficile de continuer d'avoir une conduite en état d'ivresse dans ces conditions d'embouteillage et dans ces voies frappées d'alignement. Me fallut prendre des distances. Boxer le fourbi à distance. Se conseiller à soi-même la campagne, après un sentiment d'erreur, d'échec, de défaite.

-Animé par une absence remarquable d'ambition sociale, soucieux des origines obscures, et comme mû par l'instinct de contradiction, j'ai cru pouvoir mettre « la chance » à l'abri, au pied d'un arbre que je connaissais, sous la mousse. C'est très snob. Pas le choix.

-Plutôt que de m'acharner à lutter de l'intérieur contre le supermarché, voire en faire un métier, savoir des mots sociologiques, tenter des concepts, j'ai mis le paquet pour trouver la sortie, aidé en cela par mon attirance pour le fil des choses, comme disent les connaisseurs, celui du bois, de la pierre, de l'eau, du vent. Et être cultivateur plutôt que cultivé.

 

...Comment avez-vous appris à parler aux animaux ?

Les gens parlent ; ils lui semble qu'ils se mentent :

« trajectoire givrée » c'est aussi le nom de baptême amérindien donné au plat qu'on sert dans ce nouveau restaurant parisien, où l'écriveur déjeune en face d'une questionneuse bon chic bon genre de la radio, individu femelle à la « personnalité très construite » mais le regard baisant. Interrogé sur le monde comme il va, il imagine aussitôt des carambolages d'un autre âge, ne sachant quelle couleurs porte sa petite-culotte, ni s'il est à la mode d'en avoir aujourd'hui sous le collant par protectionnisme, ou bien si l'appartenance de classe a quelque chose à voir.

Simultanément, il lui explique l'hypocrisie des interviews arctiques et la véracité supposée des intérieurs plus chauds ; et pourquoi le prosateur burlesque, dans un état d'esprit assez intermédiaire généralement car attaché culturel d'un mas à prédominance « Élevage » où l'on pratique surtout des accouplements raisonnés entre des bestioles de rapport, trouve que c'est de l'injustice sociale que d'avoir en plus – entre le café et l'addition du second millénaire après Jésus-Christ- à répondre à la question : « Comment avez-vous appris à parler aux animaux ? »...

 

FRAGMENTS

 

Une histoire de blaireau

« J'aimerais être un blaireau...dans son trou.. Je sortirais mon museau du terrier et puis je reculerais si je vois quelque chose qui fait peur...Ça doit être bien d'être un blaireau...La nuit je chasserais, je grignoterais des racines...je poursuivrais mes femelles dans les ravins tapissés par les feuilles sèches des vieux fayards... Le jour, je me reposerais.. Qu'est-ce que tu aimerais être, toi ? »

Je lui réponds qu'en effet le blaireau c'est bien. Je lui rappelle pour mémoire que le blaireau est un animal qui travaille peu à l'édification du Socialisme mais ne se lance pas dans le commerce, dort quand il gèle trop fort, fait du gras en toute saison, ne supporte pas qu'on le réveille pour rien, est végétarien à 84% pour son foie mais se passe de yoga, est appareillé de membres courts mais suffisants pour fuir l'homme et les pare-chocs de ses nouveautés, de fortes griffes pour faire son trou, et d'un nez pointu pour sentir les choses qui viennent de loin. En outre il pue à volonté pour épouvanter l'huissier à tête de fox. Il nous surpasse sur toute la ligne ; quoiqu'il se rapproche, en certains points à remarquer, des paysans qu'on trouve encore dans les gorges de l'Allier.

 

...Marie-Jeanne

Mon métier consiste à se méfier des mots. En dépit des apparences, il s'agit là d'un travail de force qui mérite d'être récompensé. L' État m'autorise un litre de vin par jour, ce qui me semble peu, vu l'ampleur de ma tâche, et ma difficulté d'être...
Marie-Jeanne s'inquiète de mon silence qui, pense-t-elle, veut en dire long. Elle attend de moi des phrases que je ne saurais prononcer . C'est qu'elle m'a pris pour mes poèmes. Ils devaient être trop vagues. Maintenant nous sommes dans de beaux draps. Chacune de nos discussions prend le tour d'une séance du dictionnaire de l'Académie. Les regards complices ne sont pas tout ; il faut que nous nous précisions.

Elle dit, comme moi, préférer un langage de qualité, passé à toutes sortes de cribles, au vague accord qui naît du langage « auberge espagnole » où tout le monde trouve son compte sans retrouver l'autre. Elle le dit, mais je ne suis pas sûr qu'elle le pense vraiment. Ou, plutôt, je crains qu'elle ne pense comme moi. Je voudrais qu'elle pense comme elle. Je lis partout que les révolutions exportées ne réussissent pas. Je me prend pour une révolution : elle était vierge , et elle a cru à moi sous forme d'alexandrins. Moi, j'avais la ferveur de croire en nous. Nous sommes dans de beaux draps.

Nous avons souvent le mauvais goût de nous engueuler en public. Ceux qui nous retrouvaient bras dessus, bras dessous le lendemain se considéraient trompés sur la marchandise. Ils nous mettaient en demeure de nous expliquer ; ils nous demandaient de dévoiler en plein jour les règles du jeu que nous jouions. N'étant pas un être exceptionnel, je n'étais pour eux qu'un tricheur. Je vais les rassurer en premier : le manque de spectateurs ne nous a jamais coupé nos effets. On fait la vie à deux : on casse de la vaisselle sale et, dans un autre genre, on fait l'amour sur une plage. Comme au cinéma, si vous y tenez.

….

 

-Une histoire de blaireau : extrait de « Une sécheresse à Paris » éditions de l'Olivier :

« J'habite maintenant un pays où la terre est maigre et le squelette apparent. Quelques paysans réfractaires s'y dessèchent et gèlent sur pied ; moi-même j'y fais le sphinx et la momie. »

Né en 1946, Alain Chany publie à vingt-six ans son premier roman, L'ordre de dispersion. Puis il part en Auvergne ( en réalité sur la Margeride) pour y faire le paysan pendant vingt ans ( ! il est resté paysan, éleveur de brebis noires du Velay, jusqu'à sa mort en décembre 2002).

Les textes qui composent ce recueil ne sont rien moins que bucoliques. Ils procèdent d'une certaine solitude spirituelle, alliée à un solide appétit pour les nourritures et les breuvages plus terrestres, et à un net penchant pour la révolte. ( A. Chany n'était pas alcoolique comme semble le suggérer cette phrase !)

Plutôt que de réflexion ou de sensibilité, il faudrait parler d' « émotion de pensée » pour définir cette écriture, toujours à la lisière de la rêverie et du souvenir, qui ne cesse d'interroger le présent.

Un peintre, un enfant, un immigré, une jeune fille, un blaireau sont les figures qui animent cette conversation, dont le ton varie de l'intimité tendre à la plus extrême férocité.

 

-extraits d'articles pour « la revue des deux mondes ».

 

-Marie-Jeanne : extrait de « l'ordre de dispersion », publié aux éditions de l'Olivier :

À propos de L'ordre de dispersion :

« On pense à Giraudoux pour l'invention cocasse, à Éluard pour les envolées poétiques, à Lichtenberg pour le sourire en coin. Voilà un écrivain sur qui on peut compter. ».

(C'était sans compter sur son peu de goût pour se faire montre, son peu d'ambition pour la gloire, et surtout pour ses priorités qui étaient son élevage ; et sur sa mort prématurée.)

 

Cet article est, vous l'aurez compris, un hommage à un homme qui aurait mérité d'être plus connu et d'avoir encore du temps pour nous régaler de son esprit politique aigu et de sa sensibilité poétique sans concessions aux modes...

 

note : Ervine d'Ase, c'est moi, mon « nom de scène », j'ai écrit ce texte -qui finalement n'a pas été publié- il y a vingt ans, aussi en ai-je gardé sa signature.


Lire l'article complet, et les commentaires