Alain Delon, what else ?

par LM
vendredi 1er juin 2007

En ces temps de disparitions des dinosaures (Cassel, Brialy, Noiret) il serait de bon ton de célébrer le plus grand debout des diplodocus, Alain Delon. Avant de devenir parfum, linge de maison, matériel de bureau ou lunettes, l’homme de Romy fut acteur, et pas qu’un peu.

Difficile de passer outre Alain Delon ces jours-ci. Présent à Cannes, en bas comme en haut des marches, sur Canal+ chez Denisot, puis à la remise du palmarès, loin des Caraïbes et de leurs pirates, de ce festival de tronches qui fument (c’est du belge ?), Alain Delon tout en humilité (sic) qui ose demander au public du palais du festival « 25 secondes d’applaudissements » en hommage à Romy Schneider, qu’il a bien connu, bien aimé, bien quitté. Romy, comme il l’appelle, avec laquelle il a chopé quelques coups de soleil bien huilés sur le tournage de « La Piscine », avec Maurice Ronet. Alain Delon avec sur le revers de la veste, clin d’œil à Godard, une broche « STAR » aussi aveuglante que son ego.

Cannes terminé, le tapis roulé, le Roumain rentré chez lui, Alain Delon était encore de service hier soir, pour essuyer de chauds sanglots à la mémoire de son « frère » Jean Claude Brialy, mort d’une longue maladie à 74 ans. Delon tout en émotion, en cernes, en mots lourds d’amis perdus, comme Cassel, comme Brialy, ou malades, comme Jean-Paul Belmondo. « Moi, je suis en pleine forme » avoue Delon à un Denisot sans larmes visibles « Et j’ai un peu honte », poursuit l’acteur. « Jean Claude est parti, hier soir, à la fin de ma pièce ». C’est toujours à la fin d’un moment Delon qu’il se passe quelque chose. Le cinéma lui-même, semble s’être déroulé autour d’Alain Delon. La France, elle-même. Le monde, peut-être. Et ses plus belles femmes. Des Romy, des Mireille, des Nathalie. Alain Delon est tout, mais tout n’est pas Alain Delon. Mikaël Youn (au hasard) n’est pas Alain Delon.

C’est quoi, aujourd’hui, Alain Delon ? Toujours une licence, qu’on retrouve sur des parfums, des accessoires de bureau, du linge de maison, des montres, des chemises, des lunettes de soleil, des produits vendus en Asie, à Hong Kong, à Taïwan, en Malaisie, aux Philippines, à Macao, au Vietnam, pour des recettes qui fuient en Suisse, Rue des Battoirs 7 CH-1205 GENEVE, pour être plus précis. Pour le reste, c’est-à-dire l’invention des frères Lumière, le cinéma, plus grand-chose à se mettre sous la dent depuis au moins vingt ans, si ce n’est des navets, plus ou moins remarqués, plus ou moins navets, mais la plupart bien nuls, bien dispensables, tout à fait en dessous, à des années lumières, justement, de ce à quoi le bel homme nous avait habitués. Parce que quand même, "Mélodie en sous sol", "Rocco et ses Frères"," La Piscine", "La veuve Couderc", "les Granges Brûlées", "le Guépard", il fallait les tourner, ces films-là, il fallait les jouer ces rôles-là. "Le Clan des Siciliens", "Borsalino","le Cercle rouge". "L’homme pressé", "M. Klein", "Trois Hommes à abattre". J’en passe.

Mais celui qu’on ne peut passer, c’est "Le Samouraï", 1967, de Jean Pierre Melville. Gare au chef-d’œuvre. Delon est un tueur. Jeff Costello. Imper, chapeau, regard de plomb. Pas un mot, juste un canari dans une cage. Un tueur à cage. Un silence de plomb, de ce plomb dont on fait les balles. L’art et la manière de tout exprimer sans rien dire. L’art de se taire, dans un genre aujourd’hui offert au vacarme, au tintamarre des bandes son et des effets surround. Delon dans "Le Samouraï" atteint le sublime sans ouvrir la bouche, il touche à l’âme et au fond des choses comme peu d’acteurs étaient ou sont ou seront capables de le faire un jour. Jamais depuis ce Melville-là, d’il y a quarante ans, aucun acteur, aucune actrice n’a tutoyé la grâce à ce point-là. Le non-dialogue de Delon et de son canari dans cet obscur objet, vrai film noir couleur encre, restera comme le plus parfait dialogue de sourd entre un piaf et une star. Pour ce rôle-là, et si nécessaire uniquement pour celui-là, il est raisonnable de tenir le Delon comme le plus grand acteur français encore vivant, ou déjà mort. Sans discussion.

Et ce n’est pas tout. L’homme Delon était à la hauteur de l’acteur. Pas un demi-sel, pas une demi-baguette. Pas une vaguelette. Un vivant d’au-delà l’existence, une sorte de prince, ou un roi. Pascal Jardin (écrivain fondamental, accessoire papa de l’Alexandre du même nom) l’a connu, bien connu, reconnu. Dans « La guerre à neuf ans », Jardin raconte Delon, qui bousilla sa voiture le lendemain de leur rencontre, et lui remboursera en petites coupures gagnées au casino quelques jours plus tard. « C’est le seul homme qui me tienne sous son regard, le seul qui m’ait parfois donné envie d’être une femme afin de mieux le connaître. »(...) « Ce va-nu-pieds de Bourg la Reine est un prince. Il est d’une étoffe d’autrefois, de celle des grands capitaines, de celle des hommes que Richelieu faisait pendre haut et court ou anoblir tout de suite. Sa richesse vient du fait qu’il est multiple et que tous les personnages qui cohabitent en lui s’entendent mal entre eux. » (...) « Par les temps plats que nous vivons, je ne connais qu’Alain Delon qui traîne après lui autant de mouvement, de drames et d’éclats. Personnage shakespearien égaré dans une époque de série noire, il promène sur le monde un regard d’acier où semblent briller des larmes de la petite enfance. »

Ce regard d’acier est encore présent, de temps à autre, chez l’immense acteur devenu ringard, beauf ou totalement has been aujourd’hui. Plus tellement shakespearien, il faut l’avouer. Mais Shakespeare n’habite plus l’époque, qui n’est même plus de série noire, plutôt de série télé, de soap opéra, de séducteurs Nespresso, rien d’autre. Si Alain Delon donne aujourd’hui toujours l’impression d’en faire « trop », c’est parce qu’il n’est plus de ce temps, sans étoile ni grandeur. Dix barils de Brad Pitt, douze capsules de Clooney ou vingt bouteilles de Jude Law n’y changeront rien : Alain Delon ne se répètera pas. Il est bien dans cette peau de vieil homme encore attirant de « Sur la route de Madison », avec Mireille Darc, un de ses amours ratés. Il ne compte plus tellement mais s’applaudit encore, continue de se persuader que, quoi qu’on en dise, les foules se déplacent pour lui, crient son nom, le désirent encore. Il frôle alors de temps à autre le pathétique, surtout quand on sent qu’une partie du public n’y croit plus, n’est pas dupe, et de toute façon n’y connaît rien.

Mais Delon n’en a cure. Il sait qu’il n’est plus là que pour les hommages, et les décorations. Il fait partie de ces rares grands acteurs encore en vie, ou presque, qui passent de temps à autre chez Drucker exercer leur mémoire, faire renaître ces instants où la grâce était en eux. Rappeler combien ils ont tant existé.


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