Albert Camus et Jean-Paul Sartre : une relation tumultueuse

par actu
mardi 12 janvier 2010

Jean-Paul Sartre et Albert Camus sont deux figures majeures de la vie intellectuelle française du XXème siècle. Romanciers talentueux (L’étranger, Camus ; La Nausée, Sartre), mais aussi dramaturges (Caligula, Camus ; Huis Clos/Les Mouches, Sartre), ils s’investissent également dans des journaux de référence (Combat pour Camus et Les Temps Modernes pour Sartre), et enfin, ce qui explique sûrement le mieux l’intensité de leur amitié, de leur rivalité puis de leur brouille, ils sont tous les deux philosophes, des penseurs engagés, membres de la résistance intellectuelle, ils sont proches des communistes et croient en la révolte.

 Camus pourtant ne se revendiquait pas philosophe, il se qualifiait bien plus aisément d’artiste :« Pourquoi suis-je un artiste et non un philosophe ? C’est que je pense selon les mots et non selon les idées »disait-il à ce sujet.

Cependant sa vision de l’absurde relève bel et bien de la philosophie, Le Mythe de Sisyphe est un essai bien plus qu’un roman. Camus n’est pas un théoricien, c’est un homme passionné qui a besoin d’exemple, il parle à travers d’autres hommes, même lorsqu’il écrit ce qu’il ressent au plus profond de lui-même, même dans La Chute. Mais dans ses autres romans aussi, l’on retrouve un fond philosophique, une idée qui serait comme un tableau que l’on peint au fur et à mesure de la lecture, il en était conscient, bien sûr ; selon lui « un roman n’est jamais qu’une philosophie mise en images ».

Cette vision, Jean-Paul Sartre ne la partageait pas, c’est la raison pour laquelle il n’a jamais considéré Camus comme un vrai philosophe. Il faut se rappeler que Sartre a un statut de philosophe si l’on peut dire « officiel », il sort de l’Ecole Normale Supérieure, il est reçu premier (en vérité premier ex-æquo avec Simone de Beauvoir) à l’agrégation de philosophie (à sa deuxième tentative ; il fut collé la première fois car il avait, dit-il, « essayé d’être original »). Il est un des chefs de file de l’existentialisme, c’est un phénoménologue et de surcroît ses talents d’essayiste sont largement reconnus en France et même à l’étranger, notamment grâce à son essai phare L’Etre et le Néant.

Il était certes inévitable qu’ils se rencontrent mais qu’ils deviennent amis, rien n’était moins sûr. Au-delà de leur différence en tant qu’auteurs, leur vie personnelle et notamment leur enfance respective n’avaient pas beaucoup de points communs. Camus est né à Alger dans une famille plutôt modeste, tandis que Sartre est issu d’une famille alsacienne, protestante et bourgeoise. A ce niveau-là, leur plus grand point commun est sans doute le fait qu’ils n’ont tous les deux jamais connu leur père.

Nous arrivons donc à Paris en 1943, Camus prend la direction du journal Combat. En 1944 se tient un rendez-vous emblématique, le 16 juin chez Michel Leiris. Le groupe de lecture de la pièce de Pablo Picasso, Le Désir attrapé par la queue, travaille à la mise en scène. Et sont présents, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Pablo Picasso, Simone De Beauvoir. C’est le début de l’amitié entre les deux hommes, même si Camus et Simone de Beauvoir ont eu un léger accrochage. En effet, Camus a pris la liberté de critiquer de façon ironique et explicite le costume du Castor (c’est ainsi que Sartre la surnommait) pour la pièce. Elle ne l’oubliera jamais. Simone de Beauvoir est tout de même la figure de proue du mouvement féministe, elle est l’auteur du Deuxième Sexe : la bible des femmes libres. Son intelligence n’a rien à envier à celle de son mari et elle jouit au sein de la « famille intellectuelle » de Paris d’une réputation relativement honorable.

Mais cet incident n’entachera pas les relations entre Camus et Sartre. Camus fait entrer Sartre à Combat, en échange de quoi ce dernier intègre Camus à la « famille intellectuelle » de Saint-Germain-des-Prés et du Café de Flore. Le tandem a alors un poids considérable tant en littérature qu’en politique. Leur morale est alors une référence connue et reconnue.

Même si la rivalité qui se doit d’exister entre deux esprits aussi brillants semblait s’estomper, en 1947 vient la première « brouille ». Elle est causée par une critique de Maurice Merleau-Ponty (existentialiste et phénoménologue) publiée dans Les Temps Modernes, critique dans laquelle des opinions de Camus sont remis en cause.

A partir de là, les divergences politiques des deux hommes commencent à apparaître plus clairement. L’élément qui relancera le débat sera un témoignage des déportations dans les goulags soviétiques. Sartre qui est fortement attaché au communisme, se sert du modèle soviétique (bien qu’il le sache totalitaire et cruel) pour critiquer le gouvernement français. Camus ne cautionne pas ce procédé et veut dénoncer les atrocités commises en U.R.S.S. (rappelons que la révolte fait partie des thèmes essentiels et récurrents de la pensée de l’écrivain, nous ne citerons qu’une phrase de lui-même « Je me révolte, donc nous sommes »).

La situation devient donc assez frictionnelle, et L’Homme Révolté qui paraît fin 1951, provoque le mécontentement des communistes. Les premières critiques viennent d’André Breton, le « pape » du surréalisme, elles touchent aussi bien l’œuvre : « fantôme de révolte. », que l’auteur : « révolté du dimanche ». Sartre n’a pas encore réagi publiquement, mais il fait savoir à Camus que leur amitié est corrompue et qu’il ne peut pas le suivre sur la voie qu’il a choisie. Le malaise est déjà présent et le coup fatal est porté par un philosophe sartrien, Francis Jeanson qui publie dans Les Temps Modernes (donc avec l’accord de Sartre), un article qui dénigre de façon peu élégante, voire injurieuse, le livre et son auteur, Camus.

Suite à cela, Camus adresse à Sartre une lettre qu’il titre : Lettre au Directeur des Temps Modernes. Le ton est donné, ce n’est plus un ami qui écrit à un autre, mais un écrivain mécontent qui écrit au directeur d’un journal qui l’a injurié. Il engage donc sa lettre par « Monsieur le directeur, » et parmi les reproches de Camus, l’on pouvait relever celui-ci : « [Je suis las d’être critiqué par des gens] qui n’ont jamais mis que leur fauteuil dans le sens de l’Histoire » (qui fait allusion à la position de Sartre sur les goulags).

La réponse de Sartre ne se fera pas attendre, mais il commence sa lettre en exprimant la déception et les regrets que lui cause cette brouille :

« Mon cher Camus,

Beaucoup de choses nous rapprochaient, peu nous séparaient. Mais ce peu était encore trop : l’amitié, elle aussi, tend à devenir totalitaire. »

Cependant ayant été attaqué et estimant que la réaction de Camus était démesurée et témoignait d’un trop grand ego, Sartre lui adressa des attaques plutôt violentes telles que « D’où vient-il, Camus, qu’on ne puisse critiquer un de vos livres sans ôter ses espoirs à l’humanité ».

Comme la rupture entre deux hommes de cette importance ne pouvait pas passer inaperçue dans le paysage intellectuel, politique et même populaire, les deux lettres sont publiées dans le numéro des Temps Modernes du 30 juin 1952. Il s’agit pour chacun des deux hommes, et peut-être un peu plus pour Sartre, de ne pas perdre la face aux yeux des français. Et au mois d’août de la même année, l’on peut lire à la une de plusieurs journaux « Sartre, Camus : la rupture est confirmée ».

Ils n’iront plus jamais dans le même sens, sauf à la mort d’André Gide lorsque Les Temps Modernes et Combat diront tous deux de lui, qu’il fut sans doute « l’écrivain le plus libre du siècle ».

Cinq ans plus tard, le prix Nobel de Littérature fut décerné à Albert Camus qui l’accepta à contrecœur, estimant qu’André Malraux le méritait plus que lui. Le 10 décembre 1957, lors de la remise de son prix Nobel, en Suède, il prononça un discours, qui dépeint avec une lucidité qui relève du génie, la situation de l’humanité depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. « . En toute humilité il dédia ce discours, qui est d’ailleurs toujours d’actualité, à Louis germain, son instituteur à Alger qui lui permit d’obtenir une bourse d’étude.

Camus nous quitta trois ans plus tard, le 4 janvier 1960 à 13h55, lorsque la Facel Vega conduite par son ami Michel Gallimard sortit de la route pour aller s’écraser contre un arbre ; privant ainsi la France et même le Monde de tout ce qu’aurait encore pu accomplir l’homme qui, à travers l’absurde avait finalement mieux compris le monde que beaucoup d’autres.

En 1964, Jean-Paul Sartre se vit à son tour honoré du prix Nobel, mais le refusa. Il essaiera sans relâche jusqu’à la fin de sa vie de changer le rapport que les intellectuels entretenaient avec le peuple, mais sa tentative, bien qu’utile, ne peut être considérée comme un succès. Il s’est éteint le 15 avril 1980 d’un œdème pulmonaire, après avoir souffert pendant cinq ans de l’aggravation de la maladie qui affectait ses yeux. Ses écrits sont encore aujourd’hui considérés comme des références aussi bien en philosophie qu’en littérature.

V.Moreau

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