Aldous Huxley (1894-1963) : John le Sauvage contre le Meilleur des Monde ?

par Florian Mazé
mercredi 21 avril 2021

Je viens de tomber sur la vidéo d’un complotiste qui se prend pour John le Sauvage… sur sa chaîne YouTube. Il se présente comme un résistant chrétien au Nouvel Ordre Mondial. Ensuite, il se contente de commenter Wikipédia, ce qui tend à prouver qu’il n’a pas lu l’œuvre et qu’il ne connaît pas grand-chose à l’histoire de la littérature. De surcroît, il fait des parallélismes très démagos entre les « Dissidents » actuels, qui seraient des John le Sauvage, et le méchant « Système » actuel, qu’il confond allègrement avec le Brave New World fictionnel d’Aldous Huxley.

Source : https://www.youtube.com/watch?v=pPQ9TPW2EFY

Le Brave New World d’Aldous Huxley n’est pas le Système actuel

 

On me pardonnera, j’espère, d’avoir lu attentivement le roman d’Aldous Huxley, et, accessoirement, d’être professeur de philosophie depuis plus de trente ans… Le « meilleur des mondes » du romancier britannique n’a que peu de rapports avec la France décrépite de Macron ou avec le mondialisme libéral-libertaire cauchemardesque des Biden, des Soros ou des Jacques Attali.

C’est – tout au contraire – l’extrapolation caricaturale, un peu ridicule, mais aussi très séduisante, de l’atmosphère sociétale Art déco, très jazzy, très décomplexée, très superficielle, idiote et brillante à la fois des Années folles (1920-1929) : ce qui est tout à fait normal pour un roman écrit en 1931, dans une villégiature provençale, par un auteur brillant professeur de littérature, grand bourgeois mondain et distingué, reçus dans les salons les plus chics, qui termine d’ailleurs sa vie dans une villa à Hollywood, et ne dédaigne pas les drogues ni les psychotropes (sans pour autant en faire une religion). Les tenues sportives et décontractées des Alphas, voire des Bêtas, la musique et les parfums omniprésents, la liberté sexuelle où les couples se font et se défont, les dîners au restaurant, la TSF, la Télévision, les tourne-cylindres et autres machines musicales à bandes perforées, les paroles criardes, un peu idiotes des chansons, les avions-fusées-hélicoptères, les immeubles-villes gigantesques, c’est clairement une extrapolation du monde de l’entre-deux-guerres, notamment dans sa version américaine, même si Huxley est britannique.

Brave New World constitue un monde où l’on s’amuse, où tout le monde s’amuse, même les castes de travailleurs inférieurs (Gammas, Deltas et Epsilons) qui, eux aussi, et malgré leur laideur physique, ont droit à des journées de travail raisonnables, à la musique, aux parfums, à la propreté, aux psychotropes (le fameux soma) et à la liberté sexuelle, un trait rappelé par l’Administrateur mondial Mustapha Menier dans le dernier tiers du roman.

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les adaptations cinéma ou télé que j’ai pu voir de ce roman sont assez discutables esthétiquement. Il aurait fallu caricaturer le côté Années folles, plutôt que de jouer la carte d’un futurisme high-tech, trop science-fiction, qui perd complètement ce côté raffiné, brillant, distingué, superficiel, un peu idiot et séduisant, que l’écrivain a connu dans sa jeunesse. Ce n’est pas du tout notre monde, à nous autres, en 2021. Notre monde se caractérise par un conformisme du trash, où tout est crasseux, vulgaire, obscène et ultra-violent. On objectera que dans Brave New World, les grandes œuvres du passé ont été détruites, les transhumains d’Huxley lisant très peu, n’étudiant plus l’Histoire, se contentant d’une culture purement technique et ludique à la fois. C’est un fait. Mais il n’y a rien de commun entre l’idiocratie actuelle, dépressive et agressive, et cette heureuse superficialité du roman. Pas plus que les paroles idiotes et drôles d’un air de swing joué par un big band n’ont de rapport avec les insultes et les appels à la haine de tel ou tel rappeur actuel. Étudiez la musique en 2021 et la musique des années 20-30-40, vous comprendrez toute la différence qu’il y a entre Brave New World et le monde actuel !

Je vais peut-être choquer les lecteurs intégristes et complotistes, mais je préférerais encore vivre dans ce Brave New World plutôt que dans la poubelle mondiale actuelle où les humains grouillent comme des asticots sur un gigantesque tas de merde. Le monde d’Huxley, c’est, tout à l’opposé du monde-merde actuel, un monde où la merde, en un sens, n’existe plus.

 

John le Sauvage : dissident tragique ou simple mystico-dingo ?

 

Le manichéisme est absent de la pensée d’Huxley. Il n’y a pas d’un côté les méchants administrateurs du Brave New World et de l’autre un gentil résistant comme John le Sauvage qui serait, tel un nouveau Christ, capable d’installer la révolution mystique sur Terre. Cette présentation des choses est un pur fantasme, d’ailleurs hypocrite, de conspirationniste qui se rêve en John Le Sauvage sur une chaîne YouTube. John le Sauvage, après son séjour dans le Brave New World s’installe dans un phare désaffecté où il essaie de faire son potager après avoir épuisé des provisions fournies par le Brave New World. On est loin de YouTube et d’internet !

Habitué dès son plus jeune âge, dans la réserve indienne où il est né, à pratiquer un culte syncrétique, à la fois paganisme amérindien et dolorisme chrétien flagellateur (au sens propre), John le Sauvage est un beau jeune homme, à peine sorti de l’adolescence, qui a vécu, jusqu’à son arrivée chez les hédonistes du Brave New World, dans le dénuement et dans les mortifications de son culte étrange. Il est partisan de la monogamie, de la fidélité, de la virginité pré-conjugale, de la sexualité procréative (ce qui ravira aujourd’hui les rigoristes de tout poil)…

Plus cultivé que les « civilisés », puisqu’il a lu des volumes de Shakespeare qui traînaient dans la réserve indienne, le mélange entre paganisme, christianisme et théâtre anglais lui est tout de même monté à la tête, faisant de lui une sorte de moine exalté. Il se suicide à la fin de l’histoire, réfugié dans son phare, obsédé par le péché, après des séances d’autoflagellation (une constante chez lui), incapable, évidemment, de coucher avec la belle Lenina Crowne. Le personnage est intéressant dans son rôle de puceau mystique exalté, mais il est vain, je crois, d’y voir un modèle et un libérateur. Il reste un anti-héros ; son comportement étrange à mi-chemin entre noble et grotesque, son suicide par pendaison font de lui un « loser » et un inadapté, bien davantage qu’un martyr.

La préface de l’auteur à la réédition de 1946 est très instructive. Huxley montre que, face à un système qui pousse à la démence (fût-elle agréable), il y a, certes, l’alternative de la folie, incarnée par John le Sauvage, mais il dit clairement qu’il nous faudrait chercher une troisième voie qui soit celle de la santé de l’esprit.

Je trouve que c’est tout à fait d’actualité, quand on voit se disputer aujourd’hui sur internet et dans les médias une « systémosphère » proliférante avec, en face, une « complosphère » ridicule qui voit des reptiliens pédosatanistes à tous les coins de rue… La santé de l’esprit, du moins la tentative, est d’ailleurs incarnée à la fois par Bernard Marx et par Helmholtz Watson, qui seront exilés, avec leur consentement, dans des îles où ils pratiqueront des formes supérieures d’érudition, et même par le grand Administrateur mondial Moustapha Menier, qui continue à gérer le Brave New World, tout en conservant bienveillance, réalisme et clairvoyance.

 

http://philofrancais.fr/wp-content/uploads/2017/06/huxley_le_meilleur_des_mondes.pdf

 

Ainsi, donc, un bon conseil : pour bien comprendre la pensée d’Huxley, lisez le roman, avec un bon verre de whisky, un bon cigare, en écoutant un big band des années 1930. Cela vous imprégnera de l’atmosphère Brave New World, bien davantage que toutes les exaltations mystiques de mauvais goût.

Et, pour finir, je rappelais ce jugement de Michel Houellebecq sur Brave New World.

 

« Faire passer ce livre pour un cauchemar totalitaire est une hypocrisie pure et simple. Sur tous les points –contrôle génétique, liberté sexuelle, lutte contre le vieillissement, civilisation des loisirs, Brave New World est pour nous un paradis (…) »

 

Source : http://www.buzz-litteraire.com/20061029612-le-meilleur-des-mondes-d-aldous-huxley/

 


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