« American Gangster », my man, un polar vintage détonant !
par Vincent Delaury
jeudi 29 novembre 2007
Bon, il faut le préciser tout de suite, American Gangster est pas mal du tout. On avait quitté un Ridley Scott en petite forme ces derniers temps (rappelons-nous de son film-guimauve, Une grande année, 2007) et nous le retrouvons ici, grand bien nous fasse, avec un film punchy à souhait, ne manquant aucunement de panache, même si Ridley n’atteint pas (hélas) les cimes artistiques de ses grands films d’antan, rappelons-nous des Duellistes (1977), d’Alien (1979) ou encore de son magistral Blade Runner (1982), adapté de Philip K. Dick.
American Gangster présente lui aussi une trame solide : on sait que ce thriller trépidant, à l’origine, est né d’un article de Mark Jacobson publié en 2000 dans New York Magazine et intitulé The Return of Superfly - c’était le compte rendu de ses entretiens avec Frank Lucas (Denzel Washington l’incarne à l’écran) revenant sur sa carrière de malfrat, « saigneur de Harlem » habile à édifier, c’est le moins qu’on puisse dire, sa propre légende. On a affaire - sur fond de Superfly (chanson éponyme de Curtis Mayfield), de Blaxploitation et de guerre du Vietnam - à un trafiquant et à un pourvoyeur d’héroïne à grande échelle, à la fois chef de famille, en apparence rangé des voitures, et figure charismatique classieuse de la communauté noire.
Voilà un vrai film Canada Dry rendant parfaitement l’apparence des années 70 ! Ce film a le parfum vintage d’une époque mythique, vision fantasmée d’une certaine Amérique hors limites, entretenue notamment par une mythologie autour du polar et du cinéma américain des seventies. Alors, si vous aimez les madeleines, ou à défaut les donuts, eh bien ce film maniériste mené à 100 à l’heure, sur un tempo mitraillette, est fait pour vous. « Il faut entrer dans la fiction de l’Amérique, dans l’Amérique comme fiction. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle domine le monde. (...) L’Amérique n’est ni un rêve, ni une réalité, c’est une hyperréalité parce que c’est une utopie qui, dès le début s’est vécue comme réalisée » (Baudrillard, in Amérique, 1986). On se croirait chez Friedkin (French Connection), chez Scorcese (Les Affranchis), chez Coppola (Le Parrain), chez Cimino (L’Année du dragon) ou bien chez De Palma (Scarface), mais non, on est bien chez un Ridley qui shoote - façon filmage quasi documentaire à la Mann - Harlem. Bienvenue chez Ridley qui scotche ses spectateurs à leurs fauteuils durant 2 h 37 d’un film-hamburger bien foutu. On croque (dans) la Grosse Pomme ! Plus précisément, on est dans le Bronx, au cœur même des mean streets, des « rues noires » et des événements, à la fois dans le quartier de Harlem et sur les 5 sections de la ville (New York), ainsi qu’à Long Island et dans une partie du nord de l’Etat. Le risque avec ce film-mosaïque (une centaine de rôles et 150 extérieurs différents), c’est de lorgner rapidement vers le too much, vers la surenchère qu’offre une reconstitution historique virant la plupart du temps, au cinéma et ailleurs, à la boutique d’antiquaire décorative.
Heureusement, Ridley Scott mène bien sa barque. Il ne se perd pas en route et, avec une certaine sobriété empreinte de classicisme, se recentre sur ce qui l’intéresse le plus : comment un flic intègre, Richie Roberts (inspecteur péquenot du NYPD joué par le balourd Russell ne manquant tout de même pas de... Crowe !), remonte doucement une filière portée sur la drogue dure (héroïne), le conduisant peu à peu à un ex-chauffeur de Parrain Noir (Bumpy Johnson), devenu dans le New York des années 70 le Boss (Lucas) d’un très lucratif trafic de « Blue Magic » monté avec des soldats basés au Vietnam. Plus précisément, Frank Lucas, après avoir trouvé des contacts en Asie du Sud-Est et après avoir complètement intégré les valeurs du big business (sens hors pair de l’économie parallèle, du marketing et du leadership), traite directement avec les producteurs, sur place, et économise ainsi sur les intermédiaires. Il importe bientôt de l’héroïne aux Etats-Unis en utilisant, par le biais d’avions militaires basés au Vietnam, les cercueils à double fond de GI tombés à la guerre puis il inonde les bas quartiers new-yorkais de sa dope pure à prix discount, héroïne pure défiant toute concurrence parce que dix fois moins chère. Ce Lucas, homme d’affaires visionnaire ayant anticipé la mondialisation et profitant de la guerre du Vietnam pour mettre en place un pont aérien entre le Triangle d’or et New York, est bientôt traqué par ce policier incorruptible qu’est Richie Roberts, seul de son espèce à New York - il a rendu le million de dollars trouvé dans la voiture d’un truand ! - et qui finira par le conduire en justice.
Au fond, malgré son côté puzzle remixant à satiété les grands cinéastes américains qui se sont brillamment exercés dans le genre film de gangsters, il semblerait que R. Scott, au niveau formel, ait épousé les caractéristiques de son « héros » : de même que son film cherche à fuir l’esbroufe et n’hésite pas à multiplier les ellipses narratives fulgurantes, les coupes franches, les éclats sombres et à présenter une photographie « sèche » tendant vers le gris-bleu métallique (superbe travail du chef-opérateur Harris Savides - Elephant, The Yards, Zodiac...), notre baron de la drogue, Frank Lucas, tel un passe-muraille, évite toute emphase, cherchant coûte que coûte à fuir les signes extérieurs de richesse bling-bling. Sens aigu des affaires, costume (triste) sur mesure du genre col blanc de Wall Street, horaires réglés, extrême prudence, père de famille modèle, mari fidèle et fils affectueux, il fait sien l’adage populaire bien connu : pour vivre heureux, vivons cachés. Aucun signe ostentatoire chez lui.
Il prend alors le contre-pied du rêve américain matérialiste - celui d’une Amérique qui, tel une sorte de pays surréel fondé sur une réalité fabriquée de toutes pièces, s’affiche, se met en scène et se vend ad libitum. Les Etats-Unis, on le sait, fondent notamment leur mode de vie et leur(s) image(s) sur la consommation et donc sur la séduction marchande, sur des apparences, des signes à regarder et à reconnaître. Or, black à part, notre criminel-businessman, qui régna sur Harlem de 68 à 72, prend le contre-pied des gangsters noirs et autres bad boys popularisés via notamment Super Fly et tout ce qui s’ensuit - on entend même à un moment le fameux Across 110th Street de Bobby Womack croisé, en 97, chez Tarantino (Jackie Brown). Frank Lucas ne cherche aucunement à être un super-dealer flambeur et m’as-tu-vu, célèbre comme une star de cinéma, une vedette de sport ou un gangsta-rappeur avant l’heure. C’est grâce à sa discrétion (il s’achète tout de même voitures, bureaux, palais blanc à la Graceland...) qu’il a pu s’imposer par surprise puis amasser une fortune personnelle de plusieurs millions de dollars. Exit les voitures délirantes, les costumes outranciers de Super Fly et la mode maquereau psychédélique sur fond de Blaxploitation rock’n’rollesque et autres Black Panthers pétardadants à souhait, il s’agit de faire profil bas, mais point trop n’en faut tout de même ! Il ne s’agit plus de mettre en scène, mais également de se mettre en scène - le pouvoir appartenant à celui qui parvient à scénariser ses apparitions, ses gestes, sa vie.
Là est tout le paradoxe : c’est en se montrant tueur de sang-froid qu’il passe plutôt inaperçu (il tue à bout portant en pleine rue, de manière froide et déterminée, un concurrent devant des badauds tétanisés et ses frères médusés restés au snack d’à côté) et il se fait - bêtement - repérer par le flic Richie Roberts parce qu’il porte, lors du combat de boxe ultra-médiatisé Ali-Frazer, un manteau de fourrure (chinchilla) offert par sa femme. Faute « ostensible » d’un écart de look qui lui sera fatale. C’est ce signe extérieur de richesse qui permet alors à notre flic d’infiltrer un système afro-américain d’argent sale jusque-là a priori parfait. Le crime (de la drogue) était presque parfait... Or, ne dit-on pas que le linge sale doit se laver en famille ? C’est parce qu’il n’arrive plus bien à gérer certains membres trop voyants de sa famille que Lucas se fait également (a)voir. Arrêté en 75, Frank Lucas sera condamné en 70 à 76 ans de prison !
American Gangster est un cocktail détonant. On suit avec grand plaisir toute cette histoire de drogue mondialisée sur fond de guerre des gangs. On ne dira jamais assez combien un certain cinéma américain n’hésite pas à parler des ghettos, des quartiers stigmatisés, des communautés, des signes identitaires et du racisme. Cette histoire est passionnante à suivre parce qu’elle se passe « chez les Blacks » - ça change des Blancs de la Cosa Nostra du Parrain, des Cubains balafrés de Scarface ou encore de la mafia russe très tendance en ce moment (Les Promesses de l’ombre, La Nuit nous appartient...). Les puissantes familles italiennes ne supportent pas qu’un Noir - représentant d’une « race » qu’elle considère comme inférieure - puisse leur avoir damé le pion ainsi. A la fin du film, un agent du FBI rit même à l’idée qu’un Noir ait pu édifier un tel empire criminel avec la poudre blanche. Tensions raciales entre familles mafieuses qui ne se font aucun cadeau, corruption policière généralisée (à l’exception de notre flic intègre !), crime organisé, avidité du capitalisme, rouages incroyables du trafic de la drogue, merdier vietnamien, retournements de situations, foisonnement des seconds rôles, scènes de foule (cf. la reconstitution du match de boxe Ali-Fraser), altercations violentes, coups fourrés malicieux, ironie ambiante manifeste, érotisme groovy des ouvrières blacks toutes nues dans un HLM faisant office d’usine d’héroïne (!), sens du détail comique (le gag du manteau de fourrure) : on a affaire à un film-fast-food certes passionnant, mais qui, à force de « se la jouer » voiture-balai du film de gangsters, risque par moments le patchwork boulimique façon copier-coller à la Besson et, in fine, ce biopic sur un « criminel en col blanc » ne semble pas toujours vraiment se situer entre fascination un peu limite pour un chef de gang (glorification de son passé de dealer puissance 1 000) et illustration de son désir de rachat. Laissons alors le mot de la fin au rappeur Jay-Z (auteur de certaines chansons d’American Gangster) : « L’histoire m’a profondément affecté. Nous n’avions jamais vu l’un des nôtres connaître une telle ascension. J’en retire une certaine fierté, mais je suis tout aussi conscient des drames humains qui émaillèrent cette odyssée » - My man, dont acte à 200 % ! Nonobstant, malgré son air de déjà-vu, ne boudons pas notre plaisir, American Gangster est un polar-patchwork qui vaut largement le détour.