Annie Ernaux et la force libératrice de l’écriture : j’écrirai pour venger ma race !

par Sylvain Rakotoarison
samedi 10 décembre 2022

« La violence est présente dans tous mes livres, mais maintenant, elle ne se donne plus à voir, et je crois que c’est ce qui rend mon écriture plus forte. Pour moi, chaque mot doit avoir la lourdeur du vécu. Je recherche la densité des mots. Grâce aux mots, j’essaie justement de déjouer tout ce langage qui classe et hiérarchise. C’est pourquoi je n’utilise jamais le mot "modeste", et tout ce qui, dans le langage, est susceptible de classer et de hiérarchiser, je le sens, je le vois, et je l’évacue. » (Annie Ernaux, le 24 juin 2022 sur France Culture).

C'est ce samedi 10 décembre 2022, date anniversaire de la mort d'Alfred Nobel, Stockholm, dans le cadre prestigieux de l'Académie suédoise à Stockholm, que l'écrivaine française Annie Ernaux recevra solennellement le Prix Nobel de Littérature 2022, qui lui a été attribué le 6 octobre 2022 « pour le courage et l'acuité clinique avec lesquels elle met au jour les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle ». Alors qu'elle n'a « vraiment aucun désir de distinction » (allait-elle confier plus tard), elle l'a appris par le coup de téléphone d'un journaliste suédois : « Je travaillais ce matin et le téléphone n’arrêtait pas de sonner, mais je n’ai pas répondu. » (elle a fini quand même par décrocher !).

Justifiant son choix, le Comité Nobel a observé qu'Annie Ernaux « croit manifestement à la force libératrice de l'écriture. Son travail est sans compromis, écrit dans un langage simple, épuré. Quand elle révèle, avec beaucoup de courage et d'acuité clinique, l'agonie de l'expérience de classe, qu'elle décrit la honte, l'humiliation, la jalousie ou l'incapacité à voir qui vous êtes, elle réalise là quelque chose d'admirable et de persistant. ».

Je m'étais réjoui de cette attribution à une auteure intéressante et particulièrement dense et riche (je reviendrai sur son œuvre littéraire), agrégée de lettres modernes, maître de conférences de littérature à l'Université de Cergy-Pontoise, devenue la première femme française à recevoir le Nobel de Littérature, la dix-septième femme depuis que le prix existe (après notamment Nadine Gordimer, Toni Morrison, Doris Lessing et Svetlana Aleksievitch) et la seizième personne de nationalité française lauréate (après les attributions récentes à Patrick Modiano et Jean-Marie Gustave Le Clézio).

Elle est beaucoup fêtée par les militants de France insoumise car elle a des convictions et des engagements proches des leurs (elle était présente à leur manifestation le 16 octobre 2022 qu'ils avaient intitulée "marche contre la vie chère" et que Jean-Luc Mélenchon, dans son délire lyrique habituel, avait comparée à la Révolution française (dans un tweet le 6 octobre 2022, il avait écrit : « Le 5 et le 6 octobre 1789 les femmes marchent sur Versailles contre la vie chère. Elles ramènent le roi la reine et le dauphin de force à Paris sous contrôle populaire. Faites mieux le 16 octobre ! », ce qui avait provoqué un tollé à gauche, notamment au PS).

Mais elle devrait être fêtée par tous les Français et tous les amoureux de la littérature, car par elle, son talent récompensé, c'est la France qui montre qu'elle a encore beaucoup de ressources d'excellence (ce qui semble être un peu oublié par beaucoup de monde plongé dans les soucis quotidiens). Quelle fierté pour le Français que je suis de voir côte à côte, le 7 octobre 2022, Annie Ernaux et Alain Aspect dans les salons dorés de l'Académie suédoise, ambassadeurs d'une semaine de la France d'excellence, dans des domaines très différents puisque l'une va recevoir le Prix Nobel de Littérature et l'autre va recevoir le Prix Nobel de Physique !



En effet, c'était la semaine Nobel de l'année, on n'en parle pas beaucoup dans les médias français, ce qui est dommage, alors que cela permet de comprendre que la France a gardé tout son potentiel et toute son attractivité intellectuelle et scientifique, et qu'elle pourra encore exceller dans les années à venir. Notre pays est confronté à une sorte d'autodénigrement permanent proprement masochiste, même si cela ne signifie pas qu'il est parfait, que tout va bien, et tout le monde sait bien que c'est très loin de là. Mais de temps en temps, il faut se réjouir des choses positives et ces deux récompenses en sont pour les Français en perte de repères, des preuves que la France reste toujours une grand pays, quoi qu'en disent les Philippulus de malheur.

Les deux récipiendaires français étaient d'ailleurs très impressionnés par le cadre solennel et fastueux des lieux, au point que dans une interview à l'AFP le 6 décembre 2022, Annie Ernaux a exprimé ses réticences à évoluer dans des cérémonies si luxueuses, loin de la vie quotidienne des gens, en mettant son féminisme au service d'un "dépoussiérage" de l'institution : « Ça se manifeste par ce goût d'une tradition, dans les costumes. Il me semble que l'attachement aux traditions, c'est peut-être plus masculin, au fond, on se transmet le pouvoir comme ça (…). La parole a quand même été monopolisée presque toujours par les hommes et j'ai remarqué que les femmes sont souvent moins prolixes dans leur discours que les hommes, sachant bien qu'elles sont plus pratiques (…). Est-ce qu'on peut imaginer qu'il y ait moins de faste, moins de robes longues et de queues de pie ? ».

Avant la cérémonie officielle, Annie Ernaux est déjà dans les lieux, et le mercredi 7 décembre 2022, elle a fait une séance de lecture publique dans le cadre d'une Conférence Nobel. Très simplement, elle a commencé son speech par le vertige de la page blanche (qu'est-ce que je vais leur dire ?), exactement le même qu'au début de l'écriture d'un livre : « Comme s’il me fallait trouver la phrase, la seule, qui me permettra d’entrer dans l’écriture du livre et lèvera d’un seul coup tous les doutes. Une sorte de clef. Aujourd’hui, pour affronter une situation que, passé la stupeur de l’événement (…), mon imagination me présente avec un effroi grandissant, c’est la même nécessité qui m’envahit. Trouver la phrase qui me donnera la liberté et la fermeté de parler sans trembler, à cette place où vous m’invitez ce soir. ».

Et cette phrase choisie pour parler, étonnante et même, déconcertante, c'est cette petite phrase assez violente qu'elle avait écrite à 22 ans, alors étudiante en littérature, dans son journal intime : « J’écrirai pour venger ma race. ». Peut-être voulait-elle plus précisément exprimer les différences de "classe", et pas de "race", elle issue d'une famille modeste et bombardée dans le milieu intellectuel : « Je pensais orgueilleusement et naïvement qu’écrire des livres, devenir écrivain, au bout d’une lignée de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits-commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture, suffirait à réparer l’injustice sociale de la naissance. Qu’une victoire individuelle effaçait des siècles de domination et de pauvreté, dans une illusion que l’École avait déjà entretenue en moi avec ma réussite scolaire. ».

Annie Ernaux a toujours été "cash" avec elle-même, avec elle petite, sans complaisance, remuant dans la plaie les bonnes questions, comme celle-ci, au fond, sur une recherche de sens : « En quoi ma réalisation personnelle aurait-elle pu racheter quoi que ce soit des humiliations et des offenses subies ? Je ne me posais pas la question. ». Et bien sûr, sans complaisance avec toutes les périodes de son existence : « En couple avec deux enfants, un métier d’enseignante, et la charge de l’intendance familiale, je m’éloignais de plus en plus chaque jour de l’écriture et de ma promesse de venger ma race. ».

Et puis, est venu le choix du style d'écriture : « Aucun choix d’écriture ne va de soi. Mais ceux qui, immigrés, ne parlent plus la langue de leurs parents, et ceux, transfuges de classe sociale [comme elle], n’ont plus tout à fait la même, se pensent et s’expriment avec d’autres mots, tous sont mis devant des obstacles supplémentaires. (…) Spontanément, c’est le fracas d’une langue charriant colère et dérision, voire grossièreté, qui m’est venue, une langue de l’excès, insurgée, souvent utilisée par les humiliés et les offensés, comme la seule façon de répondre à la mémoire des mépris, de la honte et de la honte de la honte. ».


Annie Ernaux est une auteure introspective, elle s'interroge sur elle-même, sa vie, ses passions, mais elle ne pense pas généralement avec le "je", même si elle l'écrit souvent, elle pense avec le "nous", ceux de sa "classe", le "nous" et le "ils", les autres, pour en faire, à partir d'une substance purement personnelle, un récit collectif qui va être adopté par de très nombreux lecteurs : « Ce n’est pas cet orgueil plébéien qui me motivait (…) mais le désir de me servir du "je" (…) comme un outil exploratoire qui capte les sensations, celles que la mémoire a enfouies, celles que le monde autour ne cesse de nous donner, partout et tout le temps. Ce préalable de la sensation est devenu pour moi à la fois le guide et la garantie de l’authenticité de ma recherche. ».

Son "je" à un sens ainsi universel : « Toutes choses étant vécues inexorablement sur le mode individuel (…), elles ne peuvent être lues de la même façon que si le "je" du livre devient, d’une certaine façon, transparent, et que celui du lecteur ou de la lectrice vienne l’occuper. Que ce Je soit en somme transpersonnel, que le singulier atteigne l’universel. ».

C'est là toute la force de la plume d'Annie Ernaux dont le style très épuré peut rebuter des lecteurs qui rechercheraient lyrisme et envolée. Avec elle, on est plutôt en présence d'une greffière impartiale, neutre, presque froide, et la raison de ne jamais vouloir classer, hiérarchiser les choses permet de comprendre ce choix.

Quant à savoir si elle a "vengé sa race", depuis le temps (elle a maintenant 82 ans), elle n'en sait rien. Elle sait seulement ses motivations d'écrivaine, c'est « pour inscrire ma voix de femme et de transfuge sociale dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature ». Bravo et félicitation, chère Dame !


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Sylvain Rakotoarison (07 décembre 2022)
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