Art et intergénération (1/3) : Une intergénération réussie est toujours créative

par Eric Donfu
mardi 9 février 2010

On a assisté dans les années 90 au développement des spectacles à destination du jeune public. On constate aujourd’hui que de plus en plus d’artistes se penchent sur la vieillesse… « Quand les artistes s’intéressent à la vieillesse, les arts vivants comme lien entre les générations » tel était le thème de cette rencontre co-organisée le 3 février dernier[i] par le Forum de Nivillac et l’Association Départementale pour le Développement des Arts Vivants du Morbihan (ADDAV 56). C’est bien une nouvelle approche de l’intergénération qui s’est dessinée. Invité du festival, le sociologue Eric Donfu[ii] a développé ce thème, en introduction aux débats. ( 1/3)[iii]

« Un travail artistique mené avec des gens d’âges différents » : Quelle belle promesse ! Je suis très heureux de participer à cette table ronde consacrée aux « Arts vivants comme lien entre les générations ». Vous posez deux questions : La première : est-ce que ce sujet est au cœur de la démarche des artistes, où ces artistes sont-ils instrumentalisés par les acteurs sociaux et culturels ? Et la seconde : « Quels sont les effets induits par de tels projets » ?

« Allégorie du temps gouverné par la prudence » de Le Titien : Un tableau du 17e siècle sur l’intergénération

Quand les artistes s’intéressent à la vieillesse » : Regardez ce tableau dans lequel Le Titien s’est appliqué à livrer une véritable philosophie de l’existence. « Allégorie du temps gouverné par la prudence », a été peint par Titien[i] en 1565[ii], alors que le peintre avait près de 80 ans. « Grandir Vieillir » un Cédérom réalisé par la fondation Nationale de gérontologie à Paris en 2002 nous invite à le découvrir. « Il représente une sorte de testament de l’artiste. Il en scène les trois âges, la vieillesse qui regarde vers le passé, l’adulte qui fait face et le jeune qui regarde vers l’avenir. Une analyse [iii] propose de regarder cette œuvre comme l’expression de « l’enfantement et de l’engendrement. Cette vision du cycle de la vie humaine est aussi, parallèlement, un témoignage autobiographique. En effet, à gauche, l’artiste se représente lui-

même, dans l’ombre et de profil. A droite, symétriquement, mais en pleine lumière, il peint son petit fils adoptif Marco. Au centre, en un clair obscur subtil, c’est son fils Orazio, de face, qui est brossé. De gauche à droite, de l’ombre à la clarté, sont donc représentés la vieillesse, l’âge mûr et la jeunesse. Ces trois stades de la vies, trois moments d’une même lignée »

« Grandir et mûrir c’est vieillir » et « vieillir c’est mûrir »

« Le jeune est fort de l’expérience à laquelle il s’adosse, l’homme mûr fait face et médite, et le vieillard est tourné vers le passé, regardant les générations qui l’ont précédé Les inscriptions signifient les trois temps, le passé, le présent et le futur, avec une devise qui justifie le titre du tableau (Allégorie du temps gouverné par la prudence) : « Tirons la leçon du passé, le présent agit prudemment, pour ne pas compromettre l’action future ». Un tricéphale animal, indissociable des visages humains, forme un totem à six têtes. Il représente avec la vieillesse un loup prédateur, signifiant le temps qui dévore toute chose, avec l’âge mûr un lion emblème du présent qui jauge l’ici et le maintenant, et avec la jeunesse un chien qui exprime l’attente d’agir, près à bondir. Cette œuvre classique nous dit que « Grandir et mûrir c’est vieillir et que vieillir c’est mûrir ». Elle nous invite à considérer la vieillesse comme la garante d’une mémoire qu’il convient d’activer. Une vieillesse qui est constitutive de tout être, par cette figuration d’une même personne, à trois moments de son existence. »

Première question : Ce sujet est-il au cœur de la démarche des artistes ?

Quel que soit le talent de Le Titien, cette question appelle une réponse positive mais nuancée. Oui, il est vrai que cette démarche inspire les peintres, les auteurs et les compositeurs, et ce depuis toujours. Le corps est le premier sujet de l’art occidental et le thème de la mère tenant un enfant dans ses bras fait notamment partie des classiques connus sous le titre « la vierge et l’enfant ». Et nous trouvons aussi dans la peinture classique par exemple, des représentations élaborée de l’intergénération. Mais la représentation du « corps vieux » est aussi un apprentissage, qui se heurte toujours à certains tabous.

Qu’est-ce que l’art ?

Essayons une définition : l’art, ce n’est pas le beau, une œuvre d’art doit être forte, quelle que soit sa force. Elle vient toujours d’une inspiration, d’une vision, du travail de l’artiste, d’une progression. Le joli appartient à l’artisanat et le coquet aux bibelots. Il ne s’agit pas de sanctifier l’art ni de béatifier le travail des artistes, mais de constater que, suivant les époques, ce qui a été considéré comme art l’a souvent été par des élites, avant d’être revu et corrigé par les générations suivantes Rappelez-vous, au 19e siècle, Les critiques conter ce tableau de Courbet, « L’enterrement à Ornant ». On ne comprenait pas que l’on puisse représenter le peuple. Et les « pompiers » contre les « impressionnistes » ? L’accueil réservé à ce tableau de Monet « Impression soleil levant ». Ou Van Gogh, qui n’a vendu de son vivant qu’une seule toile, alors que son frère était marchand de tableau ? Aujourd’hui, à Amsterdam, ses « tournesols » ont autant de succès de la « Joconde » au Louvre.

Agecanonix

La représentation des corps évolue aussi avec le temps. Les enfants n’ont été représentés, y compris sous la forme de Jésus, qu’assez tard, avec Rubens notamment. Rubens qui le premier, a su représenter aussi la vieillesse avec ce sens de la luminosité intérieure que l’on lui connait. Car les corps vieux ont longtemps été d’abord représentées sous les traits d’un satire, ou de corps décrépis, y compris sous l’Antiquité, comme le représente par exemple ce buste de vieille femme, une statue Hellénique réalisée en 325 avant JC (Partie 2). A la Renaissance, les dessins de Léonard de Vinci ne sont pas plus flatteurs, présentant des visages de vieux comme des grimaces ou des caricatures. Même la bande dessinée n’échappe pas à cette vision caricaturale de l’âge. Notons par exemple Astérix qui met en scène « Agecanonix », un vieillard forcément lubrique.

Moins de tabous ?

 Alors, il est vrai qu’avec le temps, l’art a brisé beaucoup de ses tabous. Rappelez-vous la « pissotière » de Duchamp, provocation humoristique devenu classique de la peinture surréaliste. Mais il reste encore aujourd’hui comme une gène, et le corps vieux, en tant que tel, n’occupe en effet qu’une petite place dans les représentations artistiques. Mais il existe quand même, dans l’histoire de la peinture, des exemples s’œuvres différente, qui traitent y compris sans le savoir de la transmission entre les générations.

Le mélange des âges dans la peinture

Nous pourrions aussi évoquer le Déluge de Girodet, peint en 1806[iv] tableau dans lequel l’artiste représente les trois âges plus que le déluge, ou, chez les surréalistes, René Magritte, qui avec « L’esprit de géométrie »[v] (1936) nous invite à réfléchir à ce qui sera, en figurant une mère à l’enfant aux visages inversés, comme si, perdus dans leurs pensées, les personnages s’identifiaient les uns aux autres.

Comment regarder « l’irregardable » ?

Mais les représentations des corps vieux dans l’art pose bien cette question que souligne Danièle Bloch [vi] : Comment est-il possible de regarder « l’irregardable » ? Et comment pouvons-nous supporter cette image qui est souvent détestable, odieuse, insoutenable ? Selon elle « Dans l’histoire de la peinture, en fait, les écoles du Nord de l’Europe sont les premières à donner des images de la vieillesse. Leurs propos est profondément réaliste. Nous pouvons aussi évoquer ces estampes japonaises mettant en scène des vieillards magnifiques.

Et dans l’art contemporain ?

Quant au « corps vieux » dans l’art contemporain, il se définit encore par la persistance de la volonté réaliste des artistes. Même si, tout au long des siècles, ce « corps vieux » est assez peu représenté ». Danièle Bloch cite aussi l’artiste anglais Andy Goldsworthy, né en 1958. « Maitre du land art, il replace le corps vieux dans le cycle de la nature et réintroduit la sérénité dans notre parcours. Comme les arbres, comme les pierres, le corps des hommes fait partie de ce renouvellement naturel. Goldsworthy travaille essentiellement à partir d’éléments qu’il recueille dans le paysage et qu’il assemble dans des formes éphémères qu’il photographie ensuite ».

Du théâtre classique au théâtre contemporain

Le théâtre contemporain semble aussi mieux intégré l’âge dans ses créations. Nous pourrions citer Harold et Maude de Colin Higgins (1973) mais aussi la maison du lac de Jean Anouilh (1979), Un mois tout en dimanches de Peter Turini (1985), ou encore Portrais de William Douglas Homme (1987), sans compter les nouvelles pièces, comme « Panique au Ministère » qui met en scène les relations entre une fille coincée et sa mère extravertie jouée par Amanda Lear. Comme le souligne Hélène Catsiapis [vii] « le phénomène s’étend à tous les pays, à la France, à l’Angleterre, aux Etats Unis, à l’Autriche, à l’Espagne et même la (Russie) » (…) Il atteint tous les genres dramatiques : la farce, la comédie, le drame et même les pièces surréalistes. Certes, le théâtre a toujours mis en scène de nobles ou d’indignes vieillards luttant avec rage, désespoir mais en vain, contre les assauts de l’âge ; et Créon, Lear, Don Diègue ou Mithirate sont parmi les plus belles créations de l’art dramatique occidental. Mais ces personnages sont généralement présentés dans leur rôle paternel, ou leur pouvoir politique.

Le théâtre, écho du vieillissement de la population

Cependant, rares, jusqu’à présent, étaient les pièces dont le héros principal était un vieillard, non pas montré dans sa fonction parentale, mais en individu autonome » (…) Le théâtre ayant toujours été un baromètre des changements sociaux (..) il est naturel qu’il se fasse aujourd’hui l’écho de la nouvelle longévité de notre espèce. (…) Au-delà de l’image souvent affreuse qu’il offre de la vieillesse, le théâtre contemporain est finalement très optimiste car il donne de la vie, de la mort, une dimension autre, beaucoup plus riche, beaucoup plus attrayante. ». Sans oublier « un nouvel humour, libérateur et optimiste, une sorte d’humour vainqueur de la vieillesse ». N’est-ce pas Dany Simon ? Cette metteur en scène, présente à Nivillac, intervient régulièrement dans les maisons de retraite, avec des approche novatrices, comme des histoires mises en scènes à partir de photos choisies par les pensionnaires.

De Léo Férré à Gainsbourg : Le répertoire important de la chanson populaire

Mais c’est bien dans le domaine de la chanson populaire, et dans les chansons récentes, que la vieillesse, a le plus inspiré les artistes. Les succès sont trop nombreux pour être tous cités. Tout le monde se souvient de La Mamma de Charles Aznavour, L’Ancêtre de Georges Brassens, Vieillir de Jacques Brel, Quand j’étais chanteur par Michel Delpech, Au bout de mon âge de Jean Ferrat, « les vieux copains de Léo Férré, Vielle canaille de Serge Gainsbourg, mais aussi Voulez vous danser grand-mère par Chantal Goya, Mon vieux de Daniel Guichard, Le temps qui reste par Serge Reggiani, Quand j’serai KO de Alain Souchon ou même Tino Rossi La vie commence à 60 ans... Et nous avons que les artistes présents à Nivillac, Bernard Lhuillier et son groupe d’écriture musicale, Thierry Chazelle et Gurval pourraient poursuive cette liste.

Le cinéma aussi, Disney Pixar en tête avec « La haut ».

Et quand, l’année dernière, les studios Pixar Dysney présentent leur film d’animation en 3 D, de quoi s’agit-il ? De l’amitié improbable entre un vieux grincheux et un jeune plein de vie. Des années après « Merlin l’enchanteur », « La haut », qui met en scène l’intergénération, a été un très grand succès. Donc, comment nier que ce sujet du rapport à l’âge et du dialogue des âges inspire les artistes et leur offre même de vastes champs d’expression ?

 

Eric Donfu

(Lire la suite, « Quels publics ? »)

 

[1] La table ronde co-organisée par le Forum-Nivillac et l’ADDAV56 dans le cadre du festival Promn’ons nous, est suivie le 10 février au matin par une autre table ronde sur le même thème co-organisée par le Strapontin de Pont-Scorff, l’Hôpital de Port Louis et l’ADDAV56 à l’hôpital de Port Louis (56).

[1] Eric Donfu, sociologue français né en 1961. Président de DRS Dialogues et Relations Sociales, un atelier d’études sur les transformations de la société contemporaine, auteur notamment de Oh Mamie Boom (éditions Jacob Duvernet, 2007) , et chargé de cours à l’université de Paris VII.

[1] Un grand merci à l’ADDAV 56 , Anne Sophie Billard et Catherine Bargudoni notamment qui ont rendu cette manifestation possible. A « Ancre-Réseau jeune public en Bretagne » et à Yan Laudrain, directeur du CCAS/Logement Foyer de Nivillac. Et enfin merci au directeur du forum Nivillac, Frédéric VASSE et à tous collaborateurs qui ont œuvrés au bon déroulement de cette journée du 3 février.

[i] Tiziano Vecellio ou Tiziano Vecelli ou Tiziano da Cador, plus communément appelé Titien ou Le Titien en français, né vers 1490 à Pieve di Cadore, mort le 27 aout 1576 à Venise est un peintre italien, de l’école vénitienne, auteur d’une œuvre picturale considérable. Il est considéré comme un des plus grands portraitistes de cette époque,

[ii] Titien (Le) Allégorie du temps gouverné par la prudence, vers 1565, huile sur toile, 76 x 69 cm, National Gallery, Londres

[iii] « Grandir Vieillir » Cédérom réalisé par la fondation Nationale de gérontologie, Paris, 2002.

[iv] Girodet, Le déluge, 1806, Paris, musée du Louvre.

[v] L’esprit de géométrie, René Magritte, 1936, Tale, London, SESAM 2002.

[vi] Les représentations du corps vieux. Le corps vieux dans l’art contemporain, Danièle Bloch, Benoit Heilbrunn, Gérard Le Gouès, page 11, Fondation Esai, PUF, Paris, 2008.

[vii] Hélène Catsiapis Le théatre à succès…théâtre de la vieillesse, in « Communication et langages » n° 73.


Lire l'article complet, et les commentaires