Ballade bucolique dans les anneaux de Borromée

par Loup Rebel
vendredi 17 mai 2013

Ce billet aurait pu s’intituler l’allégorie des trois mondes où vivent les esprits dans les corps : Il y a d’un coté le monde des objets réels, de l’autre celui des images du monde réel, et enfin le monde du symbolique qui tente de rendre compte des images par le langage, parlé, écrit, ou gestuel. Un échange verbal entre deux humains ne peut se situer que dans le monde du symbolique. D’où les difficultés à accorder les imaginaires respectifs du parlant et de l’écoutant autour de l’objet réel que ni l’un ni l’autre ne peut connaitre (cf. la caverne de Platon).

Rien à voir avec le célèbre roman de J.R.R. Tolkien « Le Seigneur des anneaux ».

Là, ils sont trois, enlacés, entrelacés, inséparables.

Si toutefois on brise l’un des trois, quel qu’il soit, les deux autres sont séparés.

Physiquement, dans le réel en trois dimensions, l’objet qu’ils forment est un « objet impossible ». Seule sa représentation peut en être donnée, sous la forme d’une image.

Bien sûr, ce type d’objet impossible excite les neurones des mathématiciens qui en sont friands et s’amusent comme des fous avec ça. Au lieu de décrire le charme de ces entrelacements colorés, ils vous expliquent ces anneaux de Borromée avec de belles équations, versus « représentation par 3 ellipses dont les grands axes sont deux à deux orthogonaux » :

Rien de semblable dans ce récit. C’est même exactement le contraire, dans le but de souligner combien une vision scientifique du réel peut occulter celui-ci, empêchant l’imaginaire d’accomplir pleinement sa mission : être dépositaire de la représentation du réel (les ombres et les reflets dans la caverne de Platon).

Il était donc une fois… un sage et un docteur se promenant ensemble sur le chemin des montagnes enchantées, au pays des trois mondes borroméens.

Le sage dit au docteur : suis-moi, je vais te faire découvrir les trois mondes où vivent les esprits dans les corps.

Le docteur : ah bon ? Je n’en avais jamais entendu parler jusqu’à maintenant. Je suis curieux de découvrir ce que tu promets de me montrer. Qui te l’a fait découvrir, à toi ?

Le sage : si je te le dis maintenant, je crains que tu ne veuilles plus me suivre. Alors je te le dirai plus tard.

En chemin, la pluie vient les rafraichir, en même temps qu’elle détrempe la terre assoiffée. Tous deux marchent sous l’ondée persistante. Le sol ne boit que ce dont il a besoin pour se désaltérer, puis recrache le trop-plein qu’il étale en larges flaques.

Dès l’apparition des premiers rayons du soleil, quelques nuages blancs entourent un superbe arc en ciel en illuminations chatoyantes.

Le docteur, préoccupé par ses équations abandonnées dans son laboratoire, jette un œil distrait sur le paysage environnant.

Le sage lui dit alors : regarde là, juste devant tes pieds, que vois-tu ?

Le docteur répond : je vois une grande flaque d’eau.

Le sage : et rien d’autre ?

Le docteur : ma foi non.

Le sage : regarde mieux.

Le docteur : je peux parler de l’eau, la matière qui la compose, me demander si elle est pure ou contient d’autres substances dissoutes…

Le sage : oui, tu y es presque. Que vois-tu dans cette flaque, à part l’eau ?

Le docteur : il me faudrait en prélever un échantillon pour que je l’examine dans mon laboratoire sous le microscope, et que j’en face des analyses.

Le sage : serais-tu si aveugle que tu ne vois rien d’autre que ce que tu imagines dans cette flaque : de la matière, des molécules, et toutes ces choses qui t’empêchent de voir le monde qui t’entoure ? Écoute-moi, doc, oublie que tu regardes de l’eau, et dis-moi enfin ce que tu vois – vraiment – dans cette flaque, avant qu’il ne soit trop tard.

Le docteur : pourquoi « trop tard » ?

Le sage : le monde ici change si vite que tu n’auras encore pas vu le reflet de celui-ci qu’un autre l’aura remplacé au-dessus de ta tête.

Regarde bien dans cette petite marre, juste devant tes pieds : n’y vois-tu pas chatoyer ce magnifique arc en ciel que nous offre la rencontre amoureuse du soleil et de l’averse ? Admire le scintillement des nuages qui peuplent le ciel, dans leur écrin azuré cerné par la terre humide qui entoure la flaque. Approche ton visage plus près, et tu pourras y voir parmi ces reflets irisant, celui de ton propre visage.

Le Docteur se penche en avant. Une larme lui surgit de l’œil, roule sur son visage, puis tombe dans la flaque en formant des petits ronds s’élargissant en ondes jusque sur les bords. Il vient de découvrir l’existence des trois mondes où vit son esprit dans son corps, sans en avoir la certitude. Il se sent soudain envahi par le doute, la mise en équation de ce qu’il voit lui manque, absence angoissante pour son intelligence scientifique.

Il demande alors au sage : bon, c’est bien beau tout ça, mais sommes-nous bientôt arrivés là où tu as promis de me faire découvrir les trois mondes dont tu m’as parlé ?

Le sage : tu ne regardes donc jamais où il faut ?

Le sage poursuit : et même si je t’indique où porter ton regard, tu restes aveugle à ce que tu me demandes de te montrer. Tu cherches, tu attends de la science qu’elle t’apporte des réponses aux questions qui te tourmentent. Tu refuses la lumière que tes yeux reçoivent pourtant. Le monde qui t’entoure, sans le savoir tu sais que tu ne le connais pas et qu’il ne t’est pas possible de le connaitre. Mais comme tu ne le sais pas, tu t’évertues – en vain – à vouloir encore et encore le connaitre. Ce que tu connais de lui n’est que son image, son reflet, ses ombres. C’est de ça dont tu parles lorsque tu crois décrire le monde. Ton discours, le langage que tu utilises, est composé des symboles qui te permettent de rendre compte de ce que le monde que tu regardes a déposé dans cette partie de ton esprit qu’on appelle « imaginaire ».

Les trois mondes annoncés plus haut sont là, dans l’esprit que ton corps héberge le temps de ta vie sur la planète terre :

Le docteur de cette historiette, je l’espère, aura compris le sens de la métaphore des trois mondes. Le sage peut maintenant lui révéler l’identité de celui qui lui a fait découvrir ces trois mondes : c’est l’un des plus mal aimés des philosophes du XXe siècle, Jacques Lacan.

Illustration des trois mondes vus par Magritte :

Crédit image :

Wikimedia commons

Los Angeles County Museum


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