Bashung : dernières nouvelles d’outre-vinyle

par Sandro Ferretti
lundi 26 novembre 2018

Quoi ? On nous aurait menti ? Après nous avoir laissé inconsolables du départ le 14 mars 2009 à la 13 eme Division du Père Lachaise du grand Alain Bashung, on nous dit à présent qu’il est « immortel », comme les académiciens en gilets verts (pas jaunes, hein ?). On nous dit qu’à la station-service du temps qui passe, il restait en fait encore un peu de pétrole (bleu) planqué dans la nappe phréatique de nos mémoires reptiliennes, un petit supplément d’âme en loucedé, un rab à la cantine de la vie, une extra-balle dans le flipper du temps qui passe.

Mais n’est-ce pas une « imprudence » que de faire semblant de reprendre la route à l’envers, à l’arrière des berlines ? Une fantaisie qui n’aurait rien de militaire, juste mercantile ?

« Serait-ce possible alors ? », a glissé Carla à l’oreille de mes chevaux, ceux qui tardent à hennir de plaisir en ces temps de taxes pétrolifères. Bref, est-ce qu’on peut faire du jeune avec du vieux, relancer les dés avec ses impairs à lui et nos manques à nous, dans le grand casino de la vie ? J’sais pas, pas…

 

Le contexte :

 

C’est le dernier Bashung, dans les deux sens du terme. Parce que, comme à l’époque où on courrait à la FNAC des Ternes « acheter le dernier Bash », on joue à faire semblant qu’il y ait à nouveau une galette dans les bacs pour Noel. Et puis aussi le dernier parce qu’il n’y en aura pas d’autres. Fini, craché, juré (NB : faut voir… on nous parle déjà d’un coffret pour les 10 ans, en mars 2019).

C’est Cloé Mons, la dernière épouse de Bashung, qui a pris l’initiative et la responsabilité de publier ces « chûtes » (pardon pour le terme qui renvoie à la pose de moquette chez St Maclou) de l’album Bleu pétrole, dernier opus de Bashung paru en 2008.

Quitte à prendre le risque d’être taxée de « petite entreprise » commerciale. Le risque a été pris.

N’en disons pas plus.

Au plan du calendrier, il est vrai qu’on comprend mal. Les 10 ans de la mort d’AB, c’est en mars 2019. Pourquoi aujourd’hui et pas il y a 6 ou 7 ans, puisque ces maquettes finalement non validées dorment dans la maison de Montmartre depuis des années ?

 

Autant les chutes et les inédits de l’œuvre entière d’Alain en intéresseraient plus d’un, pourquoi s’être contenté des seuls rebuts de « Bleu pétrole » ? Car tout le monde s’accorde à dire (qu’on appartienne ou non au « canal historique » bashungien) que ce ne fut pas l’album le plus réussi ni le plus personnel d’AB (aucun titre ni aucun texte de lui, essentiellement des reprises- Manset, Cohen, les Moody Blues- et des paroles et musiques de Gaëtan Roussel).

Il ne valait que par la fulgurante bible païenne de « comme un lego » et la tournée crépusculaire et miraculeuse qui s’ensuivit, de mai à décembre 2008. Une tournée en noir et blanc, où Alain était venu pendant 30 dates, chauve et sans armes, faire un dernier pied de nez aux cancérologues gominés. Puis déposer larmes et bagages à nos pieds.

 

L’autre difficulté, c’est que si les titres qui nous sont proposés aujourd’hui n’ont pas été retenus à l’époque, c’est parce qu’AB ne le voulait pas, du moins pas dans les 10/12 plages imparties d’un album.

Alain a appris sa maladie en décembre 2007, au moment où s’enregistraient ces maquettes, celles qu’il allait garder, comme celles qui seraient poubellisées.

Quand on connait son perfectionnisme qui confinait parfois à la maniaquerie, les jours entiers qu’il a passé dans sa vie à tergiverser avec ses paroliers ( Daniel Tardieu, Boris Bergman et Jean Fauque) pour une assonance qui ne sonnait pas, une allitération boiteuse ou une rime pas assez riche, on a du mal à croire que c’est sans raison que ces titres n’ont pas été choisis en leur temps.

Et on ne peut pas mettre non plus ces rejets sur le compte de sa maison de disque : Bashung, qui y était fidèle depuis des décennies, était un bijou de famille et la caution intellectuelle de Barclay, même quand cette « petite entreprise » bascula dans le giron d’Universal. Ni Arnaud Le Guilcher ni Olivier Caillard, ses « chefs de produits », authentiquement admiratifs de l’artiste, ne lui ont imposé quoi que ce soit. C’est même Alain qui a imposé, dans le disque comme dans la tournée, les 9.30 minutes de noirceur absolue de « comme un lego », résolument anti-commerciales.

Bref, il y a surement ailleurs (mais a-t-on voulu chercher ?) des « chutes » qui seraient plus intéressantes que celles-ci.

 

L‘objet du délit :

 

C’est un album de 11 titres. Pour être clair, il ne s’agit pas de versions abouties, arrangées et prêtes à l’emploi. Ce ne sont pas non plus les prototypes bruts où les artistes chantent « en yogourt » juste pour incarner la mélodie, mais plutôt ce qu’on appelle « la voix témoin », version intermédiaire qui sera ensuite remixée.

Celle qui a accepté de « se coller » à cette tâche de toilette du mort, pour parler le langage des morgues, c’est Edith Fambuena. Aucune raison de lui faire un procès en sorcellerie ni en légitimité.

Ex. guitariste et égérie du groupe « Les valentins », devenue depuis arrangeuse et productrice pour pas mal de grands noms, elle est incontestable. D’autant qu’elle avait pris une part active, avec Jean-Louis Piérot et Joseph Racaille, à la gestation de « Fantaisie militaire », en 1998, et qu’elle a une admiration authentique pour Bashung.

Elle s’est immergée de longs mois, seule chez elle puis aux studios « Afternoon sessions », pour mettre ses guitares et sa patte là-dessus, tout en restant dans un minimalisme de bon aloi, pour ne pas trahir l’aspect crépusculaire et sobre de la « darkness bashugienne » de cet opus d’outre-tombe, ou plutôt « d’outre-vinyle ».

Ses interviews récentes plaident pour elle : modestie, minimalisme, émotion.

Elle semble elle-même prudente sur le résultat : « je ne sais pas trop si on doit appeler cela un album. Disons des chansons, des chansons inédites. Un peu de rab pour les fans. Je ne sais pas si nous sommes encore nombreux. Mais c’est toujours bon à prendre ».

C’est juste que les vieux fans comme moi auraient aimé voir « la famille » réunie, comme dans « la mamma » d’Aznavour. Il y aurait eu, dans le rôle des guitares mirifiques, Yann Péchin, Richard Mortier, Olivier Guindon, le grand voyageur Laurent Petitgang, le tout sous la caution morale du parrain Jean Fauque.

Oublions.

 

-Comment ça sonne entre les oreilles ?

 

La voix, d’abord.

Il y a naturellement la décharge émotionnelle qui résulte de l’écoute de cette voix qui a bercé pendant plus de 30 ans nos boites crâniennes.

La bonne nouvelle est que cette voix est pleine, charnue, nasale (sa marque de fabrique) sans le coté nasillard des années 80/90.

Evidemment, il y a parfois des relents d’automate désincarné dans le phrasé (c’est une « voix témoin », encore une fois). On dirait par instants qu’un Bashung inconnu des majors a enregistré une compilation de 8/10 morceaux où il chante les textes et les chansons des autres, juste pour convaincre le jury de ce qu’il sait faire et être « signé ». C’est déroutant, parfois.

 

Les textes, ensuite  : le Bashung des années 1990/2005 a décollé vers « les hauts de Bashung » par des textes ciselés, généralement polysémiques, avec des jeux de mots sur les maux, une manière de nous embarquer à contre-sens dans les contre-allées, par les associations d’idées ou d’images, jusqu’au sens interdit final.

Mais tout le monde n’est pas Jean Fauque, c’est cruellement visible ici.

Les textes restent souvent au premier degré et n’aident pas les morceaux à « décoller ».

Deux exceptions notables : le titre de Jospeh d’Anvers (jeune talent aussi brillant que modeste qui avait déjà offert à Bashung le superbe « tant de nuits » sur Bleu Pétrole), celui de feu Daniel Darc ( « elle me dit les mêmes mots ») et surtout le joyau de tristesse pure, lancinante et minérale qu’est « seul le chien » de Dominique A (qui laisse sans voix et vaut à lui seul la peine d’aller acheter cet opus.)

Il manque cruellement les textes de l’indispensable Marcel Kanche, ami d’Alain, dont je sais qu’il lui avait remis bien des textes. Quand on connait le bonhomme et son œuvre discrète mais forte, on peine à croire qu’aucun n’aurait eu sa place ici. Cherchez mieux, Chloé. A la cave, peut-être.

 

So what ?

 

Je ne commenterais pas « immortels » de Dominique A., que le teasing de l’album nous a matraqué ces temps-ci. Pour moi, c’est une chanson de Dominique A. Dès que Bashung l’a refusé début 2008, son auteur l’a enregistrée et se l’est définitivement appropriée : pour moi, c’est une reprise par Alain, pas un inédit, même si sa version est belle (mais essentiellement pour de mauvaises raisons, parce qu’elle est indissociable de la trajectoire finale de Bashung.)

De façon globale, les premiers morceaux sont un peu des OVNI dans l’univers Bashungien.

 Parfois, c’est plutôt réussi ( le « Montevidéo » de Mickael Furnon), mais insolite : on dirait un mamba vert lové dans les divans d’un palace parisien…

D’autres sont ratés, du moins inadaptés aux figures imposées de l’album posthume. Avec notamment une tendance à la légèreté et au « premier degré » dont on devine qu’elle ne provient pas d’AB lui-même. On se demande s’il n’a pas fallu faire rentrer « au chausse-pied » les titres de tel ou tel.

 

En revanche, les quatre derniers morceaux recollent avec l’univers bashungien, le désenchantement élégant et discret, le mystère et la désespérance crépusculaire.

Mention spéciale pour « les rêves de vétéran » d’Arman Mélies, qui nous ramène presque à l’ambiance des vieux Gérard Manset (avec ses « camion bâché », ou « comme un guerrier »).

 

Et puis enfin, dans le « mettre nos âmes à l’abri » de Doriand (opportunément placé en fin de CD, comme un chant de sortie à l’église) une ouverture vers le mystique où Edith Fambuena s’est laissé aller exceptionnellement à quelques cordes et chœurs.

 

 

Ouais, allons « mettre nos âmes à l’abri ».

C’est sans doute le dernier message du grand AB, du moins que l’on puisse capter, car tel les « lost frequencies », on est un peu « lost in translation » avec ce monde-là.

A l’image de Camus et de son « il faut s’imaginer Sisyphe heureux », Edith Fambuena, tout en finesse et en retenue pudique, nous glisse à l’oreille dans une interview au « Parisien » qu’il faut s’imaginer « le Bash » heureux :

 « Avec « Immortels », j’ai eu l’impression qu’il était ressorti vivant de la mort. Il nous dit qu’au-delà, ce n’est pas si grave ».

 Bon.

On verra sur place.

  

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- « En amont », CD 11 titres, Barclay / Universal, 2018

- Crédit photo/ Richard Bellia


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