Bashung en tournée « Bleu pétrole » : le plein de super, SVP

par Sandro Ferretti
mercredi 2 avril 2008

Après son désormais habituel quinquennat de silence, Alain Bashung est revenu avec les hirondelles de son enfance alsacienne : celles qui ne font pas nécessairement le printemps. Un album d’abord (Bleu pétrole, Barclay), une tournée ensuite. L’autre soir, il y avait répétition secrète, avant le départ de la tournée pour la France, puis Suisse et Belgique. Envoyé spécial dans les coulisses d’un des derniers dandys de la chanson française, le produit de luxe de la chanson ciselée, l’étendard de la noirceur classieuse. Le plein de super, s’il vous plaît.

Chez les voyous, on l’appellerait "l’élégant". Tout de noir et de gris vêtu, grand manteau long de bandido de l’Eldorado sud-américain. Mais il y a longtemps que Bashung a passé le Rio Grande. Les cheveux gris en attestent, et ajoutent une touche de sagesse et de sérénité à l’ex-rocker à banane.

On sait les débuts difficiles, les succès d’estime ("roulette russe"), puis, début 80, l’envolée médiatique avec Gaby et Vertiges de l’amour, deux de ses plus mauvais titres, sorte de début du malentendu avec le public. Aimé par des gens qu’il n’aimait probablement pas, qui lui ressemblaient peu. Mais Bashung, après tant d’années où "les ombres s’échinent à lui chercher des noises", prend avec intelligence le train en marche. Comme une vache ferroviaire, il regarde passer ce convoi et attend tranquillement (avec les calembours de Bergman son parolier d’alors), le succès, l’argent et la reconnaissance qui lui permettront d’enlever le masque, de sortir de son personnage à combinaison de cuir.

Cela arrivera en 1992 avec l’album Osez Joséphine et la rencontre avec Jean Fauque, parolier/ magicien de génie (malheureusement absent du dernier album).

Cela continuera avec Chatterton (sans doute le meilleur album pour les textes) et explosera, en même temps que la difficile rupture avec sa femme, avec Fantaisie militaire(1999). Victoires de la musique, albums d’or pleuvent comme à Gravelotte, la profession tente de se racheter de s’être si lourdement trompée sur Bashung.

Le dernier opus datait de 2001 (L’Imprudence). Noir, bien sûr, mais dépourvu de l’ironie et de la lucidité habituelle de l’oiseau, du second degré qui est sa marque de fabrique. Album parlé et phrasé plus que chanté, un voyage presque lu au pays de Léo Ferré. Poète maudit semblant se maudire lui-même, on le croyait presque perdu pour la chanson.

Et là, avec Bleu pétrole, le boss est de retour. Il chante. Vraiment, à pleine voix. Il y a des guitares partout, comme au bon vieux temps d’Osez Joséphine et de Chatterton. Avec l’incontournable guitariste Marc Ribot et d’autres que je ne connais pas. Guitares bluesy et moites à souhait, banjos et pedal-steel, un peu d’harmonica (pas assez, à mon goût).

Une country urbaine et simplifiée, presque épurée.

A le voir là, assis sur un haut tabouret de bar, presque immobile, la moitié du visage éclairé comme une lune, on pense à Johnny Cash, bien sûr, mais aussi à Calvin Russel. Il semble heureux d’une rythmique intérieure, d’interpréter, c’est-à-dire de s’effacer devant les mots des autres (essentiellement Gaétan Roussel, le chanteur-parolier de Louise Attaque). Il joue sur "sa gueule", un peu empâtée, mais qui en jette encore. Serein comme un bonze, il enroule, sans trahir, sans déchet.

Avec Roussel à la guitare sèche, presque en session acoustique, ça roule réellement. C’est fluide, rond, notamment dans Résidents de la République, Je t’ai manqué et Sur un trapèze, trois beaux morceaux dont les majors extrairont probablement les quelques tubes pour les radios.

Mais ça démarre vraiment avec Tant de nuits, ballade douce-amère à la musique superbe, où la voix d’Alain est incroyablement posée sur la mélodie, sans surrégime. Tous les express déboulent, ça ronronne puissamment, c’est du lourd. Cette chanson écrite par Joseph d’Anvers nous ramène mentalement à la Belgique, celle d’Arno, son alter ego physique et mental d’outre-Quiévrain. Ils viennent d’ailleurs enfin de se trouver (re-trouver ?) sur le film de Samuel Benchetrit J’ai toujours rêvé d’être un gangster. Rencontre de deux icônes de la noirceur et l’absurde, mais avec l’élégance des vrais désespérés. Film en noir et blanc, comme par hasard.

Avec Bashung, il y a toujours du monde qui traîne plus ou moins dans son sillage. Et du beau monde. On connaît son rapprochement récent avec Christophe, le beau bizarre, le dandy un peu vieilli des paradis perdus, l’autre icône des derniers fastes de la chanson française. Dans cet album, il y a aussi Gérard Manset, autre chantre de l’élégance noire et vénéneuse. Bashung y chante notamment Il voyage en solitaire et Comme un Lego. Ce même goût de la solitude, du mot juste, poétique, mais chirurgical, le même évitement systématique des médias, voire de leur propre image. On sait que Manset a longtemps refusé d’apparaître sur les pochettes de ses albums. Bashung, tant dans ses dernières pochettes que dans le DVD joint avec le CD Bleu pétrole, semble en faire autant. Ses commentaires n’y apparaissent qu’en voix off, sans visage. Des gens qui, contrairement à tant de satisfaits d’eux-mêmes, semblent s’être assez vus et s’effacer derrière le message ou, plutôt, les paquebots qu’ils sont devenus et les remous qu’ils laissent dans la tête des gens.

Comme un Lego, de Manset, fait plus de 9 minutes et il n’est pas certain qu’Alain chantera sur scène cette petite Bible païenne de la condition humaine, de ces petites lueurs dans leurs chemises que sont les hommes s’activant à porter des charges trop lourdes pour eux. "A s’embrasser à cheveux blonds sans voir ce que bientôt ils seront". Il ne la chantera sans doute pas en tournée, parce que ça file la chair de poule.

Bref, il y a vraiment de beaux wagons derrière la locomotive Bashung. Même Léonard Cohen, dont il reprend le classique Suzanne. Cohen, Manset, ce ne sont pas des joyeux , évidemment, mais ces "noirs-là" sont brillants. Manqueraient plus que Miossec et Thiéfaine et on pourrait fermer les portes et jouer complet.

Au rappel improvisé, nous sommes quelques-uns dans le parterre à lui demander Bijou, Bijou, son premier slow doux-amer de 1979, celui de nos 20 ans, où on croyait que, d’une séparation avec une colocataire, on pouvait mourir.

Mais on n’est pas - encore - morts et Bashung non plus. Il regarde fixement dans le vague, à ce qui ressemble à un rictus, mais se ravise. Sous son casque de cheveux argentés, il a l’air de nous dire : "c’est carrément votre jeunesse que vous voudriez retrouver, les gars".

Alors ce sera non, car comme dirait Manset, "cela ne se peut point".

L’éclairagiste fait un fondu au noir, la couleur qui va si bien à Bashung. Et alors il part, un peu voûté, son grand profil de pélican mazouté marchant vers les coulisses, puis vers la limousine.

A la station-service du temps qui passe, on vient de refaire le plein de pétrole.

Pour la route.


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