« Battle for Haditha » : film de gauche ou... film gauche ?
par Vincent Delaury
vendredi 8 février 2008
Battle for Haditha : film de gauche ou bien film gauche ? Les deux mon Capitaine. Alors, tout d’abord, on peut le qualifier de « film de gauche » (en maintenant tout de même les guillemets car, comme on le sait, la « gauche n’a pas le monopole du cœur » !) en ce sens qu’il donne la parole au peuple, à la vox populi et c’est là l’un des grands intérêts d’un tel film traitant de la débâcle américaine au Moyen-Orient, à savoir que la guerre en Irak - qui dure depuis 5 ans - est vue non seulement du côté des Marines, du côté, également, des apprentis terroristes, mais aussi et surtout du côté des civils irakiens, au cœur du conflit, qui est déchiré entre la présence massive des américains surarmés sur leur sol et la crainte des représailles des terroristes s’ils se mettent à dénoncer les poseurs de bombes s’installant quasiment sous leur toit. Le film est ainsi tiré d’une histoire vraie : Irak, 19 novembre 2005, un convoi de Marines est pris pour cible dans un attentat à Haditha, à l’ouest de Bagdad : explosion sur une route piégée d’un blindé yankee via une bombe télécommandée par un simple téléphone portable. En représailles, sur ordre d’un jeune caporal zélé ordonnant l’assaut de plusieurs maisons suspectes, les soldats américains attaquent alors brutalement les habitants du périmètre, faisant 24 morts, hommes, femmes et enfants. Le film signé Nick Broomfield (un documentariste anglais), entre docu et fiction, est le récit de cette terrible tragédie et sinistre bavure. On se rend vite compte que les Américains, plongeant à pieds joints dans la mélasse irakienne, sont de nouveau embourbés dans un nouveau Vietnam sur fond de chocs de civilisations et de cultures.
Oui, je crois que l’intérêt de ce film, mais c’est aussi sa faiblesse, est de viser l’objectivité - fantasme journalistique par excellence - et d’éviter toute idéologie réductrice tranchée faisant inexorablement pencher la balance dans tel ou tel camp. Ainsi, nous avons une vision plutôt nuancée du conflit parce qu’en fait nous n’avons pas qu’un seul son de cloche, mais trois : celui des Marines, celui des Irakiens (le peuple) et celui des insurgés. De même, le traitement de l’image permet d’élargir les points de vue sur cette guerre relevant aussi de la colère des images et du « choc des photos » : on a plusieurs régimes d’images, non seulement celle, classique, du film de docu-fiction proprement dit, mais aussi celles, ayant soi-disant valeurs de preuves, tournées au sein de la fiction via des caméscopes amateurs irakiens et américains, ainsi que des images provenant d’ordinateurs où l’on voit des Irakiens civils ou terroristes, cibles émouvantes littéralement shootées ou soufflées par les lignes de mire de l’état-major américain resté à l’arrière-front. En outre, il s’agit effectivement d’une guerre des images car c’est bel et bien une vidéo envoyée aux médias par des terroristes pour témoigner des horreurs commises à Haditha qui va permettre de condamner les soldats américains ayant orchestré cette mascarade guerrière : Haditha ou l’un des pires scandales de la guerre d’Irak.
Loin des frappes chirurgicales passant en boucle à la TV et qui entraînent une déréalisation des réalités de la guerre (via la médiatisation des écrans), ici on se rend compte que l’approche clinique de cette guerre par le staff du commandement US, sur fond d’écrans d’ordis la faisant passer pour un jeu vidéo bardé d’explosions XXL, répond, au-delà de l’efficacité performative de ces frappes d’experts, à une volonté politique manifeste de cacher ce qui se joue sur le terrain : une humanité aux abois avec des personnes et des familles touchées de plein fouet par une guerre qui n’a rien de « propre », selon l’expression - impropre - à la mode. Ainsi, pour ne rien cacher du bourbier irakien, c’est un film dont le traitement se veut hyperréaliste, on mélange acteurs professionnels et « vraies gens », à savoir acteurs amateurs jouant quasiment leur propre rôle (par exemple, un vrai Marine joue le rôle du soldat principal vulnérable). On est caméra à l’épaule, il y a le tremblé façon caméra-reporter de guerre. La caméra au poing se fait en quelque sorte tête chercheuse et, par l’usage de plans-séquences insistant sur le fait que ce qui se passe sous nos yeux est capté en temps réel, absolument rien ne nous est épargné concernant l’horreur brute du champ de bataille. La caméra, en immersion dans la population et les rues d’une ville jordanienne (impossible de tourner un documentaire à Haditha - lieu trop dangereux), vient épouser au plus près le mouvement global de l’action afin de nous faire ressentir, voire éprouver, les tensions et autres émotions des principaux protagonistes.
Sur ce terrain-là, Nick Broomfield parvient vraiment à être instructif et émouvant, sans jamais atteindre cependant la maestria visuelle hyperréaliste d’un Kubrick avec son Full Metal Jacket - film, de 1987, visionnaire tant la guerre urbaine narrée dans ce film, portant sur la guerre du Vietnam, ne cesse de renvoyer aux guerres actuelles, qu’elles soient du Golfe, d’Irak ou d’ailleurs. Personnellement, dans Battle for Haditha, je trouve que ce ne sont pas les scènes de combats qui sont les plus intéressantes, on a vu mieux ailleurs - dans des Full Metal Jacket et autres Platoon -, mais davantage les scènes de flottements, de temps suspendus dans Haditha quand il ne se passe pas grand-chose. La force de ce film est de donner un espace et une existence au peuple irakien, aux citoyens ordinaires pris entre deux feux - celui des Américains, jeunes et inexpérimentés, qui les traitent comme des terroristes potentiels et celui des gens d’Al-Qaida qui les tuent s’ils ne collaborent pas. Lorsqu’on voit une escouade de Marines circuler en plein Haditha, armés de leurs fusils-mitrailleurs intimidants, et aller acheter comme s’ils allaient au marché du coin des « films de boum-boum » chez un commerçant lambda, on ressent le fossé manifeste existant entre les soldats américains et la population locale. Ils cohabitent ensemble sans jamais vraiment se rencontrer. Comment vivent les Irakiens actuellement ? Ont-ils un semblant d’existence ? Une vie de famille ? Aux yeux des GI, tous les Irakiens sont de possibles « turbans » à dégommer. Loin de leurs familles et de leurs petites amies, les Marines ne sont plus que des machines de guerre, semblant complètement insensibles au facteur humain. On sent bien que ces troupes GI n’ont pas de vraies relations avec les civils irakiens. De même, moult Irakiens n’ont pour image des soldats américains que celle d’hommes, en pleine confusion, attaquant systématiquement leurs familles, en faisant véritablement peu de cas de la vie humaine. Il s’agit certainement pour Nick Broomfield, indépendamment des réserves que l’on peut par exemple émettre par rapport au traitement des femmes dans certains pays arabes, de montrer ce peuple irakien tel qu’il est dans son quotidien tiraillé par la peur de la guerre, à savoir en l’éloignant au maximum des clichés le concernant véhiculés par les mass média, les journaux télévisés mainstream et les grosses chaînes américaines ayant pignon sur rue. Cette idée de partir du local pour atteindre l’universel est ce qui marche le mieux dans le film. Oublier les différences liées notamment aux politiques, aux sociétés et aux religions afin d’atteindre les esprits et les cœurs de l’humanité tout entière en vue de dénoncer des erreurs et des actes indéfendables.
Pour autant, les bonnes intentions ne font pas forcément les grands films, voire les bons films. Pour être franc, je trouve Battle for Haditha pas mal (au moins du 2 étoiles sur 4), mais c’est aussi... un film gauche car il est trop victime du côté « scolaire » du cinéaste Nick Broomfield, tombant par moments dans le film à thèse se voulant irréprochable et le pensum didactique lourdingue cherchant à tout nous montrer, comme s’il ne faisait pas confiance à ses spectateurs pour nourrir de leur propre ressenti l’espace du film, pas assez abstrait, trop balisé à mon goût. Eh oui, n’est pas Stanley Kubrick qui veut. Deux moments sont particulièrement lourds, c’est lors de discussions « en interne » entre les deux terroristes novices du film. Sur la terrasse, juste avant de faire sauter la bombe faisant exploser un blindé ricain, le vieux poseur de bombes, se disant patriote, dit tout de go au jeune qu’on n’en serait pas arrivé là - à cette barbarie - si l’armée américaine n’avait pas dissous l’armée de Saddam Hussein sans prendre la peine d’ « encadrer » moult soldats irakiens se retrouvant soudainement au chômage. Armés et profondément amers, ils choisissent alors d’entrer en résistance. On se dit alors que ça fait vraiment dialogue de film - c’est balourd, ça tombe comme un cheveu sur la soupe. Une voix off, à la... Kubrick (encore lui !), aurait été mieux. De plus, quand ces deux apprentis terroristes tergiversent sur des terroristes, fous de guerre et de Dieu, levant leurs armes au ciel en les accusant d’être encore plus dangereux pour le pays que la débâcle américaine, on se dit aussi que tout cela est trop appuyé. De même, quel dommage que l’émotion du film soit surlignée par une musique lyrique et sirupeuse qui plombe le film en le faisant lorgner par moments du côté d’un pathos sursignifiant gênant, cf. l’envolée pseudo-lyrique en hélico, coucou Platoon ! Question musique de film, on dirait par moments du mauvais Hans Zimmer imitant du Eric Serra façon Léon - aïe ! Pour autant, je trouve que c’est un film de guerre, ou plutôt sur la guerre, qui, malgré son côté démonstratif trop appuyé, est à voir parce qu’il dénonce l’absurdité de la guerre * et qu’il remet en mémoire une fameuse phrase d’un Résistant célèbre, un certain André Malraux - « Une vie ne vaut rien mais rien ne vaut une vie ».
* On a hâte aussi de voir, concernant ce bourbier irakien manifeste, la vision d’un grand cinéaste comme De Palma avec Redacted.