Beethoven, sublime depuis 250 ans

par Pale Rider
mardi 15 décembre 2020

 

Ce 16 décembre 2020 marque le 250e anniversaire de la naissance de Ludwig van Beethoven. Le plus grand génie musical de tous les temps fut aussi un humaniste étonnamment moderne. Hommage absolu.

Musica Dei

Voilà plusieurs décennies (je ne vous dirai pas combien…) que je découpe des articles et que je lis tout ce que je peux sur mon musicien préféré, celui que je place absolument au-dessus de tous les autres : de toutes les nations, de tous les styles et de tous les temps, peut-être même ceux à venir. Je n’ai heureusement plus pour lui la dévotion quasi religieuse que je lui vouais, mais mon admiration pour lui n’a jamais fléchi. Il me touche même de plus en plus, et quand je l’écoute, il me bouleverse aux larmes. Est-ce parce que l’audition de mélodies familières rappelle les jeunes années, qu’elle a le côté rassurant de la nostalgie ? Peut-être. Mais il y a autre chose, et qui va bien au-delà de la majesté, de la puissance, de la splendeur beethovéniennes. C’est quelque chose de spirituel, à un niveau très profond. Quand on parle du « divin » Mozart, l’adjectif sent la musique de chambre entre nobliaux à dentelles ; c’est « divin » comme on dirait que « c’est exquis, très chèèère ! » Je ne parlerai pas du divin Beethoven, ce qui serait par trop idolâtre ; mais qu’il y ait du divin dans sa musique, que lui-même ait été le vecteur d’une transcendance qui, comme le dit ce mot, l’a dépassé, ça j’en suis de plus en plus persuadé. Ce compositeur nous « parle » de Dieu en musique, ou plutôt il en est la voix. Beethoven crache ses tripes, avec une franchise absolue, assez comparable en cela aux Psaumes de la Bible où il y a des appels de détresse, des phases de déroute, des colères prodigieuses, des moments de sérénité, des actes de foi. À cet égard, même si Beethoven a composé une messe, même s’il lui est arrivé d’évoquer le Christ, il ne fut pas un chrétien professant et c’est ce qui le rend si moderne. L’Ode à la Joie de Schiller qu’il mit en musique dans l’Hymne à la Joie (on confond souvent les deux) évoque un Père qui est celui de tous les humains, sans plus de précision. « …le chant écrit par moi sera exécuté à la gloire du Tout-Puissant, de l’Éternel, de l’Infini ! »(1) Ce n’est pas le Père de Jésus-Christ, ce n’est pas le Dieu des Juifs. Beethoven l’évoque comme « Brahma » dans quelques notes sur la nature de Dieu. Il ratisse large ; depuis une Europe peu pénétrée par les religions non-bibliques, il est consensuel avec deux siècles et demi d’avance, il convient très bien à l’Hymne européen. La Neuvième Symphonie ne sera pas réquisitionnée pour fomenter des guerres de religion. Finalement, la Providence divine fait bien son travail. Beethoven, contrairement à Bach, ne témoigne pas précisément de l’Évangile, même s’il en est proche. Il a pour vocation de réconcilier et non de prêcher. Luther pour cliver quand il le fallait ; Beethoven pour réconcilier. Chacun son job.

« Faire tout le bien qu’on peut »

 Beethoven, qui avait pris Bonaparte pour un révolutionnaire avant de s’apercevoir que Napoléon était un dictateur sanguinaire (trajectoire lucide que beaucoup de mes compatriotes n’ont hélas pas effectuée) fut le premier musicien démocrate. Il ne lèche pas le cul des puissants, mais il leur fait écouter ce qu’il veut : « Beethoven n’écrit pas ce que le public veut entendre, mais ce qu’il veut que le public entende », est-il écrit sur une fiche musicale que j’ai depuis la Sixième. Cette fiche reproduit aussi la devise que le jeune Ludwig s’était donnée dès l’âge de 22 ans : « Faire tout le bien qu’on peut/ Aimer la liberté par-dessus tout/ Et quand ce serait pour un trône/ Ne jamais trahir la vérité. » Force est de constater que ce mot d’ordre a été tenu jusqu’à l’intransigeance. On se demanderait presque comment il a pu devenir célèbre de son vivant, tellement il était devenu asocial, atypique, presque infréquentable. La seule explication est toute simple : ce pianiste avait un talent fou, ce compositeur faisait tout exploser ; c’était démentiel mais tellement sublime. Littéralement, Beethoven s’est imposé par son génie. Il a sa légende, il est véritablement un héros, mais certainement pas un génie incompris. Il était vraiment trop bon pour ne pas être reconnu. Cela n’empêcha pas qu’il mène une existence de plus en plus solitaire.

Sourd !

 Car j’allais oublier un fait d’importance qui explique cet isolement : ce musicien était sourd. Il le devint progressivement, mais on sait qu’il n’a rien capté de ses plus grandes symphonies, et probablement pas un son de la Neuvième. S’imagine-t-on que cet homme n’a pas entendu une grosse part de la musique qu’il a léguée au monde ?! C’est, étymologiquement, inouï. Les musicologues affirment que, à un certain niveau de technique, il est tout à fait possible de composer en étant sourd (ce fut le cas de Smetana). Mais le faire avec un tel degré de complexité et un tel degré d’innovation, c’est invraisemblable. Beethoven a-t-il entendu, dans sa tête, la même chose que nous qui écoutons le résultat de ses inventions ? A-t-il composé ce qu’il avait prévu ? S’il avait retrouvé l’ouïe, aurait-il été satisfait ou effrayé ? Nous ne le saurons jamais. Cet homme nous a fait un immense cadeau dont il n’aura pas profité.

 Pourquoi faut-il que la souffrance soit un moteur important du talent, de la beauté ? La musique de Beethoven est celle d’un homme qui, venant de ne pas céder à la tentation du suicide, expliquait à ses frères, dans son poignant Testament d’Heiligenstadt, qu’il était un être tout à fait sociable mais que la surdité l’avait obligé à se couper de la société. Que de renoncements imposés par la vie à cet homme très sentimental, qui fut bien souvent amoureux mais jamais heureux en amour : « Ne sois plus homme que pour autrui, renonce à l’être pour toi-même ! Pour toi, il n’est plus de bonheur, hormis en toi, par ton art. Oh Dieu ! donne-moi la force de me vaincre ! Rien, désormais, ne doit plus m’enchaîner à la vie. De cette façon, tout est fini avec A. » (Probablement la cantatrice Amalia Sebald.) Et comment ne pas se laisser émouvoir par cette simple prière : « Mon Dieu, mon Dieu, abaisse Tes regards sur le malheureux B. » La croix est si lourde à porter. Beethoven ne se dérobera pas sous son poids.

 Par rapport à Mozart, Beethoven ne fut pas très prolifique. Moins de 200 œuvres au catalogue contre plus de 600 pour Mozart qui vécut beaucoup moins longtemps. Mais on n’imagine pas Beethoven en musique de fond, ce qui, il faut le reconnaître, est tout à fait possible pour une partie de l’œuvre mozartienne pour la bonne raison qu’elle fut composée largement pour distraire une élite. Beethoven on ne l’entend pas, on l’écoute. Que ce soit un quatuor, une sonate, un concerto, une ouverture (« Egmond » et « Coriolan » sont d’une intensité dramatique suffocante !) ou autre, ce n’est jamais anodin. Quant aux symphonies, même les deux premières tranchent déjà par leur originalité. Avec la Troisième, l’« Héroïque », on est dans le grandiose en quelques mesures. C’est la première symphonie au monde à occuper deux faces de 33-tours ; on n’avait jamais rien entendu de pareil. Et cette Marche Funèbre qui en constitue le deuxième mouvement, je ne peux pas l’écouter sans pleurer du début à la fin (rien que d’y penser). Quand elle fut diffusée sur France Musique après les attentats du Bataclan, j’avais ouvert les portières de ma voiture, poussé la radio au maximum avant distorsion, et imposé à tout le quartier d’entendre cet hommage qui transcende les époques. La Marche funèbre de Chopin, certes très belle, n’est à peu près rien en comparaison.

Frissons mystiques

 Comme je ne veux pas faire un livre sur Beethoven, je bâcle avec quelques poncifs. Cinquième Symphonie : c’est véritablement celle-là, l’héroïque. Ce musicien qui a environ 35 ans pense au suicide parce qu’il devient sourd et que sa vie est fichue. Le destin cogne à la porte (le fameux « pom-pom-pom-poooom ! ») mais l’artiste décide de « le saisir à la gorge ». Tout ce qui ne le tue pas le rend plus fort. Parallèlement, il a composé la Sixième Symphonie, cette « Pastorale » par laquelle il me fut révélé et dont l’orage, là encore je radote mais que dire d’autre, ne sera jamais égalé (celui de Wagner est tonitruant et presque risible en comparaison). Car cet orage beethovénien est non seulement « visuel », mais il ne dérape pas dans le bruit, c’est de la musique au sens le plus mélodieux du terme. Et que d’astuces, entre ces explosions de cuivres dans lesquelles on voit des éclairs et ces contrebasses qui font passer sur vous le souffle de la tempête ! Puis le calme revient progressivement ; encore quelques roulements de tonnerre lointains, le soleil qui perce, les oiseaux qui se remettent à chanter, et l’allégresse de la nature célébrée par celui qui disait : « J’aime mieux un arbre qu’un homme. »

 Je termine par la Neuvième Symphonie qui, avec le temps, est devenue ma préférée. Là, ça dépasse tout. C’est le frisson mystique du début jusqu’à la fin, cette montée progressive vers la lumière, cette philosophie en musique qui débouche sur la joie et la fraternité alors que tout s’est ligué pour que l’artiste sombre dans la détresse la plus noire et la misanthropie. « Ô vous, qui pensez que je suis un être haineux, obstiné, misanthrope, ou qui me faites passer pour tel, combien vous êtes injustes ! Vous ignorez la raison secrète de ce qui vous paraît ainsi. » Ces mots qui ouvrent le Testament d’Heiligenstadt en 1802 trouvent leur réponse vingt-deux ans plus tard dans la Symphonie avec Chœurs. Il faut inverser le sens des adjectifs « haineux » et « misanthrope » ; en revanche, « obstiné » est à multiplier par 100, vers le positif.

Après lui…

C’est peut-être Wilhelm Fürtwangler qui aura eu les mots les plus justes au sujet de Beethoven : « C'est dans la recherche de l'humain que se révèle le véritable Beethoven que nous vénérons comme un Saint. » Moi, je ne sais pas si Beethoven fut un saint ; mais ce que je vois, c’est que, contrairement à Wagner, la puissance de sa musique n’est pas récupérable par les méchants. Les nazis ont essayé mais c’est curieux, cette mauvaise mayonnaise ne prend pas.

« Comment faire de la musique après Beethoven ? », demande André Comte-Sponville.(2) En fait, il a écrit sur Beethoven un texte beaucoup mieux informé et beaucoup plus pertinent que ma prose, et je veux en citer quelques extraits. Philosophie en musique, disais-je. La musique de Beethoven est « comme une pensée qui avance, comme une musique en prose », écrit le philosophe. Musicien non récupérable par les dictateurs : « C’est peut-être ce qu’il y a de plus extraordinaire chez Beethoven : cette capacité de s’adresser à tous, […], d’emporter, et presque toujours vers les sommets, de réveiller en nous ce qu’il y a de meilleur… »

Voilà. Beethoven a traversé quelques siècles, quelques révolutions, et même quelques civilisations. Il est aimé jusqu’en Chine et au Japon. On n’aurait même pas l’idée de dire qu’il a fait de la musique allemande : il transcende toutes les cultures, toutes les frontières, il pulvérise les classifications. Employé à tort et à travers, le mot « génie » ne devrait s’appliquer qu’aux êtres incomparables, qui ne seront jamais remplacés, jamais interchangeables, peut-être imités mais alors de façon dérisoire. Beethoven est un génie parce qu’il n’y a qu’un Beethoven comme il n’y a qu’une grotte de Lascaux. En un temps où les musiques nuisibles et glauques ne manquent pas, lui, il nous tire vers le haut, il nous sanctifie. Il nous invite à ne jamais nous résigner, et à faire de notre vie quelque chose qui laisse un héritage bienfaisant pour l’humanité. Pour moi, il restera un géant, un héros. Et un ami.

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1- Cette citation et les suivantes : extraites des Carnets de Beethoven. Buchet/ Chastel, 1977.

2- André Comte-Sponville, C’est chose tendre que la vie – Entretiens avec François l’Yvonnet, p.350. Albin Michel, 2015.

3- André Comte-Sponville, L’inconsolable et autres impromptus, « Beethoven », p.96, 103-104. Presses Universitaires de France, 2018.


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