Bon vent, Vangelis ! (Hommage)

par Vincent Delaury
lundi 23 mai 2022

Fondu au noir pour Vangelis (29 mars 1943, Agría (une petite ville côtière de la région de Thessalie en Grèce) - 17 mai 2022, Paris) : une pensée pour ce compositeur grec, de son vrai nom Evangelos Odysseas Papathanassiou, qui n’est plus : musicien autodidacte et chef d’orchestre multi-instrumentiste, pionnier de la musique électronique avec Jean-Michel Jarre, Klaus Schulze, Tangerine Dream et Kraftwerk et compositeur de bandes originales au cinéma décédé dans un hôpital parisien, à l’âge de 79 ans, des suites du Covid-19 (eh oui, cette saleté tue encore...) qui, en 1982, réalisait certainement sa plus belle composition, encore dans bon nombre d’esprits et de souvenirs : le score planant du film de science-fiction Blade Runner de Ridley Scott, une traque d’androïdes, adaptée du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick, avec, au casting, Harrison Ford, Rutger Hauer et la mystérieuse Sean Young.

« Blade Runner » (1982, Ridley Scott) : une musique de film inoubliable, signée Vangelis, pour un film qui l’est tout autant.

On se souvient encore du pitch : Los Angeles, 2019. Au cours des dernières années du XXe siècle, des milliers d’hommes et de femmes partent à la conquête de l’espace, fuyant la planète Terre avec ses mégapoles devenues insalubres. Sur les colonies, une race nouvelle d’esclaves apparaît : les « répliquants », à savoir des androïdes qui ressemblent en tout point aux hommes, pouvant même être doués de sensibilité. Mais, suite à une révolte, ces derniers doivent peu à peu être « retirés » du marché. Quatre d’entre eux parviennent néanmoins à s’échapper et à pénétrer Los Angeles. C’est alors qu’un détective privé, un certain Rick Deckard, se lance à leur recherche…

Un film visionnaire comme ça, à la splendeur visuelle inégalée et au pouvoir de fascination toujours vivace, c’est une claque, à vie ! Et qui préfigure tellement le monde d’aujourd’hui et de demain, avec la multiplicité des écrans, partout, au sein d’un cadre urbain high-tech peuplé de colins froids sans aucune empathie, d’androïdes ou « répliquants », de créations robotiques, de compagnes holographiques et autres animaux artificiels. Sa force venant certainement aussi de sa crédibilité, grâce au soin apporté au décor, dévoilant un monde visuel autonome, qu’on peut considérer comme le personnage principal de ce long métrage d’anticipation, aux détails et aux éléments familiers.

Puis, il y a, avec tous ses gratte-ciel délabrés à l’écran surplombant un cloaque pluvieux, cette verticalité affirmée, qui écrase l’homme, à la recherche ici de sa propre humanité, de son âme, via la quête éperdue d’une « mémoire émotionnelle ». Seul un détective privé, aux allures de flic courageux et sensible campé par Ford, tire ici son épingle du jeu dans une mégalopole imaginaire surpeuplée, ayant pour nom la Cité des Anges, ici sombre, à l’obscurité juste trouée par des néons criards, froide et sous une pluie permanente (cf. sa fameuse Black Rain diluvienne), lovant un melting-pot grouillant, machiavélique et paranoïaque. À travers cette chasse à l’androïde, ce film futuriste humaniste, qui n’est pas sans rappeler le fameux, et classique du cinéma, Metropolis (1927) de Fritz Lang ainsi que plus tard Dark City (1998) d’Alex Proyas, est, au fond, une fable philosophique doublée d’une brillante réflexion sur l’homme : qu’est-ce qu’être humain ? Finit par se demander le blade runner (coureur de lame).

Quant à la BO du film, limpide, mélancolique, voire oppressante par moments, ainsi que grandiose et épique, via ses nappes de claviers hypnotisantes et ses plages mémorables (Rachel’s song, Blade Runner Blues, Memories of green, Tales of the future), elle est tout bonnement inoubliable, et au diapason du film : tous deux sont du même niveau : monumentaux ! La magie de ce film devant tout autant à son aspect visuel très recherché qu’à sa musique, au « son spatial » planant et vertigineux, aux climats angoissants pénétrants : la magie vangelissienne à son zénith, quoi !

Bande originale culte de chez culte, car façonnant un paysage sonore suggestif très inspirant, pouvant d’ailleurs largement se passer du film (la BO, en vinyle ou en CD, se vendra très bien, n’atteignant tout de même pas les ventes astronomiques des Chariots de feu !), mâtinant, avec poésie, mélodies synthétiques et bruits emmêlés, à la John Cage - « On peut faire de la musique, des sons, avec n’importe quoi », dixit Vangelis. D’ailleurs, lorsqu’il fut mis sur ce projet (ce thriller futuriste était le premier film américain de Ridley Scott), Vangelis, au vu des premières images réalisées portant assurément la griffe d’un esthète visionnaire, a su très vite qu’il participait à un objet filmique, encore non identifié, qui ferait date. Dans une interview accordée au Los Angeles Times en 2019 (année et ville du récit du film !), le musicien dressait un parallèle entre notre monde occidental actuel, croulant sous l’accumulation sans fin de biens, les publicités polluantes et la course au profit sans états d’âme, et la dystopie, ou récit de fiction qui décrit un monde utopique sombre, à l’œuvre dans Blade Runner : « Quand j’ai vu les images, j’ai compris que c’était ça l’avenir. Pas un bel avenir, bien sûr. Mais c’est vers quoi nous allons. »

Pourtant, à sa sortie, Blade Runner, ce film de SF stylisé à l’univers crépusculaire quelque peu crypté, fut un échec commercial, notamment aux Etats-Unis. Mais, avec le temps, notamment par l’intermédiaire de versions director's cut ou restaurée baptisée « final cut » approuvées par son réalisateur Ridley Scott, sorties respectivement en 1992 puis en 2007, son statut de film culte, et majeur pour l’histoire du cinéma, car précurseur à plus d’un titre (il a nourri depuis sa sortie beaucoup de séries TV et de jeux vidéo), n’a cessé de s’affirmer.

Ah, on me dit dans l’oreillette qu’une suite, Blade Runner 2049, réalisée par Denis Villeneuve, est sortie en 2017. Oui, pourquoi pas, elle est tout à fait regardable, même si un tantinet longuette, avec sa star contemporaine Ryan Gosling. Pour autant, Denis Villeneuve n’est pas Ridley Scott (je vous parle du Scott quand il est au meilleur de sa forme (cf. Duellistes, Alien, Blade Runner, Thelma et Louise) et le compositeur-homme d’affaires aux mille et un assistants Hans Zimmer, qui compose un peu trop au kilomètre du gros son hollywoodien, encore moins Vangelis.

D’ailleurs, soit dit en passant, malgré sa grande popularité et le caractère vite identifiable de ses compositions lyriques, maintes fois copiées, Vangelis, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’a pas tant composé et enregistré que cela ; ce sont en fait ses nombreuses compilations sorties au fil du temps, ayant fait sa fortune, qui sont trompeuses. Sa carrière présente d’ailleurs, surtout vers la fin, de longues plages d’absence, de silence, le compositeur parlait peu, sa musique évoquait sa personne à sa place : « Difficile d’exprimer par la parole ce que je veux faire ressentir par des sons, des ambiances. Ma musique n’essaie pas d’évoquer des émotions comme la joie, l’amour ou la douleur du public. Cela va juste avec l’image, parce que je travaille dans l’instant », expliquera-t-il. Par ailleurs, cet artiste lunaire, assez secret, se méfiait du succès basé souvent sur des malentendus : « Le succès est doux et perfide, disait-il à l’Observer en 2012, au lieu de pouvoir avancer librement et faire ce que vous voulez vraiment, vous vous retrouvez coincé et obligé de vous répéter ».

Et, sachant se faire désirer, il ne revenait que de temps en temps, avec parcimonie, pour sortir un score ou un album, comme en 2004 où il est revenu à la musique de film, après plusieurs années d’absence, avec la bande originale du péplum se voulant rock’n’roll Alexandre d’Oliver Stone (le film, particulièrement ampoulé, n’est pas très réussi !), puis en 2016, lui qui était tellement inspiré par les mondes parallèles (il créera beaucoup d’habillages sonores pour des documentaires sous-marins du commandant Jacques-Yves Cousteau et il aimera composer pour la NASA et l’Agence spatiale européenne de longues pièces musicales), il revenait sur le devant de la scène via la sortie d’un nouvel album original, Rosetta, une création d’inspiration spatiale, angle créatif qui lui est si cher.

Trajectoire étonnante que celle de Vangelis. Cet autodidacte grec, avant d’être associé au son spatial qui a fait son identité musicale et sa patte inimitable, constituées d’un mix classique de cordes ou de voix et de sonorités électroniques de synthétiseurs analogiques et d’orgues, que viennent amplifier des effets de réverbération, est en fait, dès ses débuts, un homme-orchestre aimant follement bidouiller des machines ; des photos noir et blanc bien connues de lui, participant de sa légende, le montrent au début des années 1980 dans son home studio de Londres, autrement dit dans sa bulle entouré de synthétiseurs Yamaha puissants, de tuyaux et de circuits. Cet homme-synthétiseur, à l’esprit de synthèse, aux sources d’inspiration diverses (exploration spatiale, nature, architecture futuriste, Nouveau Testament et révolte étudiante de Mai 68) et au croisement artistique d’univers sonores variés (musique folklorique grecque, musique chorale de la religion orthodoxe, baroque, jazz, musique electro, exploration du son du futur à la Jarre), a d’abord fait ses armes dans le rock psychédélique, lui le féru de pop anglaise façon Beatles et Pink Floyd, allant même jusqu’à fonder, après avoir été au début des années 1960 l’un des fondateurs de la formation jazz The Forminx qui connut un grand succès dans son pays d’origine, un groupe pop grec de rock progressif avec Demis Roussos, Aphrodite’s Child, qui officiera de 1966 à 1971. Puis, de fil en aiguille, en parallèle de sa carrière solo ponctuée d’albums inventifs, de son album en 1971 à l’écriture très novatrice, Fais Que Ton Rêve Soit Plus Long Que La Nuit, à Beaubourg (1978) en passant par Heaven and Hell (1975) et autres Spiral (1977), il composera, avec la réussite qu’on lui connaît, pour le septième art, sa première musique notable pour le cinéma étant sa bande originale, avec moult percussions, pour Sex Power (1970), un film étrange signé… Henri Chapier.

Vangelis, l’homme aux synthétiseurs progressifs, dans son antre (home studio), au début des années 80. D’après DALLE APRF.

À noter qu’en matière de musique électronique composée pour le cinéma, rendons à César ce qui appartient à César : Vangelis n’est pas le seul. Il faut lui adjoindre, dans les années 70 et 80, d’autres musiciens très éclectiques, également pionniers de la musique électronique, tels François de Roubaix (R.A.S., La Scoumoune, Le Vieux Fusil), hélas trop tôt disparu (1939-1975), Wendy Carlos (Orange mécanique, Shining), Giorgio Moroder (Midnight Express), le groupe Popol Vuh avec sa musique électro-acoustique fascinante pour Aguirre ou La Colère de Dieu (1972) de Werner Herzog ainsi que Jean-Michel Jarre qui, avec Les Granges brûlées (1973), s’inscrivait dans la même veine : l’utilisation de séquences expérimentales et de sons synthétiques, dans le cadre d’une démarche électro-acoustique, visant à décrire l’isolement des personnages, animés de tourments intérieurs, et à en appeler à l’imaginaire des spectateurs - et auditeurs - pour enrichir le film et sa trame, bien souvent fatale. Jarre d’ailleurs, qui à la mort de son confrère Vangelis, a déclaré, non sans émotion, sur Twitter – « Cher Vangelis, nous nous souviendrons tous à jamais de ta touche unique et de tes mélodies émouvantes. Toi et moi avons partagé la même passion pour les synthétiseurs et la musique électronique depuis si longtemps. Puisses-tu reposer en paix. » 

Et, au passage, question musiques de films de fiction et documentaires, on n’oubliera pas non plus, de l’attachant Vangelis qui toute sa vie fera certainement sienne cette phrase d’un autre géant de la musique au cinéma (« Mon point de vue est simple : la bonne musique de film doit autant servir le film que la musique », dixit Michel Legrand), au look de « gourou » gentil et à la barbe fournie des plus sympatoches façon Demis Roussos (les deux étaient amis), Les Chariots de feu qui, accompagné de sa musique électronique entraînante et entêtante, a tant fait pour le cinéma à grand spectacle genre « chair de poule », la course à pied (se bouger en rythme pour aller faire du sport !) et les émissions et documentaires sportifs reprenant, ad nauseam, son thème principal dès qu’il s’agissait de montrer des sportifs au ralenti saisis dans l’effort. Avec cette musique-tube, qui se hissera au sommet des classements sur le territoire américain via des ventes atteignant le million d’exemplaires, Vangelis remportera même l’Oscar de la meilleure musique en 1981, devant John Williams avec son pourtant très efficace Indiana Jones et les Aventuriers de l’arche perdue. Pour l’anecdote, puisqu’il était désormais associé au sport (ce film se déroulant, sur fond d'antisémitisme, pendant les Jeux olympiques d'été de 1924 à Paris), Vangelis, c’est également lui qui, entre autres productions sonores, créera l'hymne de la Coupe du monde de football de 2002 au Japon.

Enfin, n’oublions pas sa contribution aux documentaires, notamment animaliers. Vangelis c’est aussi L’Apocalypse des animaux, autre titre prémonitoire à l’instar de Blade Runner et de 666 (album mythique et mystique de 1972 mélangeant rock et psychédélisme, adaptation musicale de L’Apocalypse de Saint Jean et du nombre de la Bête pour parler de la connerie humaine), un disque sorti en 1973, et qui n’est autre que la bande originale de la série documentaire éponyme de Frédéric Rossif, diffusée à la télévision française à partir de 1971 ; suivront comme autres films animaliers La fête sauvage, 1976, et Opéra sauvage, 1979. Et, last but not least, on peut aussi mentionner, toujours de Rossif, des documentaires inspirés sur des plasticiens, tels Le Cantique des créatures : Georges Braque ou le temps différent (1975) et Georges Mathieu ou la Fureur d’être (1971), à la musique improvisée signée Vangelis, sur le célèbre peintre-performeur aux moustaches et à l’excentricité inspirées par Dalí, doc se voulant ni plus ni moins un opéra dont Mathieu serait le livret. Toute une époque !

Bref, un grand monsieur du cinéma, joignant le son essentiel à l’image (cf. Kubrick, définissant le cinéma comme « une expérience visuelle non verbale »), s’en est allé : avec son art musical de haute voltige, aux envolées stellaires, Vangelis a reçu le prix de la musique de film Max Steiner, la Légion d’honneur en France, la médaille du service public de la NASA ainsi que la plus haute distinction grecque, l’ordre du Phénix.

Et merci, cher Vangelis, vous le maître de la musique synthétique au cinéma, pour vos voyages, ou plages sonores tripantes, en compagnie de Ridley Scott, dont vous étiez le collaborateur fétiche (1492, Christophe Colomb (1992) aux sonorités certes pompières par moments et avec notre Gérard Depardieu national dans sa phase rêve américain, à savoir sa période hollywoodienne, pas sa meilleure !, c’est vous aussi), mais aussi de Hugh Hudson (Les Chariots de feu), Costa-Gavras (Missing), Oliver Stone (Alexandre) et autres Roman Polanski (Lunes de fiel) - votre deuxième prénom était… Ulysse : bref, heureux qui comme Vangelis a fait un beau voyage en terre de cinéma, donc.

Vos musiques, à l’instar de celles d’Ennio Morricone, de Francis Lai, de Michel Legrand, de François de Roubaix, de Claude Bolling, de Georges Delerue, de Philippe Sarde, de John Barry, de Bill Conti, de Giorgio Moroder, de Michael Nyman ou encore d’Eric Serra (la BO de Léon, un must !) écoutées en boucle, nous sont tellement familières qu’elles deviennent, en quelque sorte, les bandes originales de nos vies. Chapeau.

« Alexandre » (2004, Oliver Stone), ou du goût du grandiose, voire de l’emphase, chez Vangelis.

Lire l'article complet, et les commentaires