Boronali ou le triomphe de l’ânerie dans la peinture

par Fergus
vendredi 25 octobre 2019

À Paris, sur la butte Montmartre, vivait au début du siècle dernier un certain Lolo. Doté d’une nature avenante malgré un caractère parfois rétif, Lolo fréquentait de nombreux artistes et hommes de lettres dans ce temple de la créativité qu’était alors la célèbre Butte aux moulins. Un jour, Lolo s’est mis à peindre, encouragé par quelques-uns de ses amis. Lolo n’a réalisé qu’un seul tableau. Mais quel tableau ! Incontestable vedette du Salon des Indépendants de 1910, cette œuvre a laissé une trace indélébile dans l’histoire de l’Art…

Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique

On ne saurait évoquer la mémoire de Lolo sans parler du Lapin Agile, le célèbre cabaret montmartrois concurrent du non moins réputé Chat Noir, tous deux très prisés par de nombreux artistes. Situé à l’angle des rues des Saules et Saint-Vincent, le cabaret doit son nom à l’un de ses habitués, le talentueux caricaturiste André Gill qui, en 1875, en dessina l’enseigne – un lapin bondissant hors d’une casserole – en s’inspirant du fameux « lapin sauté » qui réjouissait les papilles des clients et avait fait la réputation du lieu. L’enseigne du Lapin à Gill est encore visible au musée de Montmartre.

En 1903, le cabaret, devenu le Lapin Agile par altération du nom, est acheté par Aristide Bruant, cet auteur-compositeur-interprète en vogue qui a mis en chansons les quartiers de Paris et popularisé Nini Peau d’chien. Le chansonnier confie la gérance du cabaret à Frédéric Gérard. Chanteur lui-même et musicien – il joue de la guitare et du violoncelle –, celui que l’on appelle familièrement « Le père Frédé » fait en quelques mois du cabaret le rendez-vous préféré de « la bohème ». Autrement dit, de tous ces artistes, plus ou moins fauchés, qui se soutiennent et s’entraident en attendant de connaître la gloire. Ces inconnus s’appellent Apollinaire, Braque, Caran d’Ache, Carco, Derain, Dorgelès, Dullin, Jacob, Mac Orlan, Modigliani, Picasso, Utrillo, et d’autres encore. Sans oublier Lolo !

Lolo, mais aussi le critique d’art André Warnod et le dessinateur Jules Depaquit, futur fondateur (en 1920) de la Commune libre de Montmartre. C’est à ces deux-là que le jeune écrivain Roland Dorgelès, peu ouvert aux audaces de la peinture du moment – il n’apprécie guère le « fauvisme », ni le « futurisme » – propose de monter un canular, excédé qu’il est par l’injuste notoriété faite, selon lui, à des artistes médiocres au détriment des vrais possesseurs de talent. L’objectif de ce canular, auquel se joignent quelques autres farceurs : démontrer que le premier venu peut exposer au Salon des Indépendants et se faire un nom, soutenu par des critiques imbéciles ou des marchands ignares. Encore faut-il trouver un barbouilleur anonyme et sans talent dans ce Montmartre de la Belle Époque. Réflexion faite, la réalisation de l’œuvre sera confiée à un béotien dénommé Lolo.

Lolo, roi du pinceau !

Quelques jours plus tard, le 8 mars 1910, Dorgelès se retrouve dans la cour du Lapin Agile avec quelques amis. Une toile vierge a été positionnée sur une chaise faisant office de chevalet. Quatre pots de peinture ont été disposés au sol : du bleu, du vert, du jaune et du rouge. Chose inhabituelle, un huissier de justice, Me Paul-Henri Briomme, a été mandaté pour assister à la création du tableau et pouvoir en témoigner par la suite. Lolo est alors amené sur place par le Père Frédé, et le travail commence. Une demi-heure plus tard, le tableau est achevé. Les compères, satisfaits du résultat, félicitent chaleureusement l’artiste et baptisent cette œuvre colorée « Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique ». La toile peinte, une photo immortalise l’événement. Outre Lolo, figurent masqués sur le cliché le critique d’art Jean Aubry, la chanteuse Coccinelle*, Roland Dorgelès, le caricaturiste Charles Genty, le peintre Pierre Girieud et André Warmod. À droite du cliché, le Père Frédé tend une friandise à Lolo. À gauche se tient un jeune garçon : le futur compositeur Georges Auric, complice du canular.

Lorsque s’ouvre, le 26 mars 1910, le Salon des Indépendants, la toile figure dans la salle 22 d’une exposition qui compte nombre d’œuvres signées par des artistes reconnus comme Alexander Archipenko, Maurice Denis, Amedeo Modigliani, Paul Sérusier, Marie Vassilieff ou Maurice de Vlaminck. Le catalogue indique que le tableau exécuté par Lolo est la création d’un certain « Joachim Raphaël Boronali, peintre né à Gênes ». Les amateurs d’art se pressent dans les allées et ne manquent pas d’être interpellés par l’inspiration de l’artiste italien. D’autant plus que, le 1er avril, l’on peut lire, dans le magazine satirique et grivois Fantasio, ce Manifeste de l’Excessivisme, également signé Boronali : « Holà ! grands peintres excessifs, mes frères, holà, pinceaux sublimes et rénovateurs, brisons les ancestrales palettes et posons les grands principes de la peinture de demain. Sa formule est l’Excessivisme. L’excès en tout est un défaut, a dit un âne. Tout au contraire, nous proclamons que l’excès en tout est une force, la seule force… Ravageons les musées absurdes. Piétinons les routines infâmes. Vivent l’écarlate, la pourpre, les gemmes coruscantes, tous ces tons qui tourbillonnent et se superposent, reflet véritable du sublime prisme solaire : Vive l’Excès ! Tout notre sang à flots pour recolorer les aurores malades. Réchauffons l’art dans l’étreinte de nos bras fumants ! »

Peu après ce nouveau coup d’éclat, Dorgelès se rend dans les locaux du journal Le Matin. Et c’est avec délectation que la direction de ce quotidien publie dès le lendemain un article dans lequel la supercherie est dévoilée, constat d’huissier à l’appui. L’affaire fait naturellement grand bruit dans les milieux artistiques. Et cela d’autant plus que la personnalité du véritable peintre est révélée : il se nomme en réalité Lolo et n’est autre que… l’âne du Père Frédé ! Un âne auquel les trois compères avaient fixé un pinceau à la queue, avant de le tremper alternativement dans les différents pots de couleur. Lolo, motivé par quelques carottes, des feuilles de tabac dont il raffolait, et les caresses d’encouragement des iconoclastes plaisantins, avait fait le reste en marquant sa satisfaction à grands coups de queue sur la toile.

L’opinion est divisée en deux camps : d’un côté, ceux que cette « farce de rapin** » scandalise et qui vitupèrent les imposteurs ; de l’autre, ceux que cette mystification réjouit et qui s’en délectent ostensiblement. En quelques jours, rebaptisée par la presse «  Coucher de soleil sur l’Adriatique  », la toile devient la vedette du Salon des Indépendants, celle qu’il faut avoir vue, celle dont parle le Tout-Paris intellectuel, ici en débats passionnés sur le marché de l’Art, là dans des successions d’éclats de rire moqueurs. Quant à Dorgelès, auteur apocryphe du Manifeste de l’Excessivisme, il observe tout cela avec un ravissement non dissimulé.

Le tableau est finalement vendu aux enchères. Il est acheté 20 louis d’or par un artiste-collectionneur dénommé André Maillos, soit 400 francs de l’époque. Une somme aussitôt remise par Dorgelès à l’Orphelinat des Arts pour financer son œuvre de charité. En 1953, le tableau est cédé à un riche collectionneur, Paul Bédu. À la mort de ce dernier en 1990, l’ensemble de sa collection est légué à la ville de Milly-la-Forêt (Essonne). Le Coucher de soleil sur l’Adriatique, toujours la propriété de cette commune, figure depuis l’an 2000 dans les collections permanentes de l’Espace culturel Paul Bédu (entrée gratuite). Parmi les 200 œuvres exposées, le fameux Boronali y côtoie notamment celles de Marie Laurencin et Jean Cocteau ainsi que des lithographies et sérigraphies de Niki de Saint Phalle.

D’Al-Biruni à Aliboron

Cette anecdote cocasse est, de nos jours, encore souvent évoquée dès qu’il est question de définir ce qu’est une œuvre d’art, ou bien encore de dénoncer les abus du marché. Depuis 1910, les supercheries et les provocations susceptibles d’alimenter ces vastes et vieux débats se sont pourtant multipliées. Parmi les plus célèbres de ces provocations, la fameuse « Fontaine » de Marcel Duchamp qui n’est rien d’autre qu’un banal urinoir renversé ! Un Duchamp d’ailleurs récidiviste si l’on en juge par sa Joconde portant moustache et barbichette sur un tableau dénommé (en lettres à épeler) « L.H.O.O.Q. »  !

Les années passant, les mystifications et les provocations en tous genres se sont même tellement banalisées que l’on aurait pu croire difficile de renouveler le genre depuis que Piero Manzoni, un peintre italien en mal de notoriété, a décidé en 1961 d’exposer des boîtes de ses propres excréments pour atteindre une renommée internationale qui le fuyait. C’était compter sans Shigeko Kubota, cette « artiste » qui, la brosse fichée dans son intimité, a inventé en 1965 les « Vagina Paintings***  » (photo). Il s’agissait là, dit-on, d’une réponse à Yves Klein – déjà célèbre pour ses « monochromes de peintre en bâtiment » – qui, quelques années plus tôt, avait mis en pratique les concepts d’« anthropométrie picturale » et de « peinture menstruelle » ! Et que dire de Tim Patch, alias Pricasso, qui peint depuis des années avec son pénis (vidéo) ?

Ces « peintres » ont fait école en suscitant des vocations ici et là, notamment dans la provocation religieuse et sociale. Ce choix a plutôt bien réussi à Alfred Courmes qui bénéficie d’une belle notoriété depuis qu’il a peint en 1984 « L’armée protège la liberté la liberté du travail », une toile montrant, entre autres pieds de nez, la petite fille de la publicité du Chocolat Meunier explorant de sa main droite les dessous du pagne du Christ en croix ! Autre provocateur, Giuseppe Veneziano dont la « Madone du IIIe Reich » (2010) montre une Vierge tenant un Hitler en uniforme nazi en lieu et place de l’enfant-Jésus ! Mais on est très loin, avec ces provocations picturales, de la cote extravagante des plasticiens Anish Kapoor et Jeff Koons dont les « œuvres » très contestées – par exemple l’immonde Dirty Corner, alias le « Vagin de la Reine » – doivent beaucoup moins à de géniales inspirations artistiques qu’à de solides plans marketing et à la complicité d’intellectuels décadents et de milliardaires avides de spéculation.

Dorgelès et ses amis ont été des précurseurs emblématiques avec le Coucher de soleil sur l’Adriatique de Lolo. Et si la notoriété de ce tableau n’est plus à faire, le grand public connaît moins en revanche l’origine du nom Aliboron dont Boronali constitue un plaisant anagramme qui a échappé à la sagacité de tous les critiques de l’époque. Certes, tous les écoliers ont, un jour ou l’autre, entendu parler d’un âne ainsi nommé en étudiant les fables de La Fontaine, et notamment celle intitulée « Les voleurs et l’âne  ». Mais il est probable que le fabuliste n’a pas lui-même inventé ce nom : sans doute pré-existait-il dans les discussions versaillaises où des courtisans très imbus d’eux-mêmes se plaisaient à brocarder les intellectuels « mahométains ». Parmi ces… têtes de turc figurait un certain Al-Biruni, l’un des plus brillant esprits de la Perse médiévale. Mathématicien, physicien, astronome, philosophe, Al-Biruni avait produit des ouvrages de très grande qualité qui ont longtemps fait référence avec ceux du grand Omar Khayyam. Des ouvrages à l’évidence beaucoup trop hermétiques pour ces aristocrates infatués qui, par dérision teintée de racisme, ont fait d’Al-Biruni un… âne savant. La corruption du nom a fait le reste.

Cela fait belle lurette qu’il n’y a plus d’âne dans la cour du Lapin Agile, et les peintres de la place du Tertre n’ont désormais plus qu’un très lointain rapport avec leurs prestigieux aînés. Et pour cause : s’ils ont toujours, comme leurs prédécesseurs, le verbe haut et la palette en main, la majorité de leur production est exécutée, à des milliers de kilomètres de là, par des anonymes dans des ateliers... chinois. Qu’à cela ne tienne, à la pointe du matin, lorsque les touristes ne sont pas encore descendus de leurs cars, il fait toujours aussi bon flâner rue des Saules ou sous les frondaisons printanières de l’allée des Brouillards. Avec, dans les yeux les décors de Maurice Utrillo, et dans la tête la voix nostalgique de Cora Vaucaire :

« Les escaliers de la butte sont durs aux miséreux,

Les ailes des moulins protègent les amoureux… »

* « Coccinelle » est le nom de scène de Suzanne Turtach, la future femme du Consul de Suède Raoul Nordling.

** Le mot rapin est tombé en désuétude. Il désignait autrefois un peintre raté, un barbouilleur sans talent.

*** L’expression « Vagina Painting » est en réalité ambiguë car elle désigne aussi bien une peinture qui représente un sexe féminin qu’une peinture réalisée avec un pinceau dans le vagin ! Il arrive que l’on parle également de « Pussy Painting ».

Note : Cet article est une reprise, largement modifiée et complétée, d’un texte de février 2009

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