Botticelli (suite). Naissance ou Renaissance de Vénus ?
par Emile Mourey
mardi 9 juin 2009
Mère de la Nature, aïeule des Romains,
Ô Vénus, volupté des dieux et des humains...
I - Lucrèce, De Rerum Natura, traduction André Lefèvre (http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Lucrece/livre1a.htm).
...Tu peuples, sous la voûte où glissent les étoiles,
La terre aux fruits sans nombre et l’onde aux mille voiles ;
C’est par toi que tout vit ; c’est par toi que l’amour
Conçoit ce qui s’éveille à la splendeur du jour.
Tu parais, le vent tombe emportant les nuages,
La mer se fait riante ; à tes pieds les rivages
Offrent des lits de fleurs suaves ; et les cieux
Ruissellent inondés d’un calme radieux.
A peine du printemps la face épanouie
Par la brise amoureuse éclate réjouie,
Les oiseaux tout d’abord chantent, frappés au cœur,
Ta venue, ô déesse, et ton assaut vainqueur...
II - Fondation J.-E Berger (extraits http://www.bergerfoundation.ch/index_french.html).
Il faut savoir que nous sommes dans cette Florence des années 1480 où, autour des princes que sont les Médicis en particulier, il y a les artistes, Botticelli et les autres, mais aussi les humanistes... des hommes de science qui ont pour mission de faire revivre le passé, de traduire Virgile, Homère, Hésiode, Pindare, de les réactualiser. Autour de ces humanistes, il y a leurs disciples, ceux qui sont de grands penseurs et de grands philosophes et tout ce monde vit ensemble. Laurent le Magnifique réunissait chaque jour ces humanistes et ces artistes et tous ensemble, comme en un cénacle dirigé par Apollon le Prince, on faisait l’art de Florence et les idées des humanistes étaient traduites ensuite par les artistes, peintres, sculpteurs, orfèvres, musiciens... Nous savons que cette Naissance de Vénus, et le Printemps qui en est la suite exacte, a été lancé en tant qu’idée par Laurent le Magnifique lui-même, traduite en vers par son humaniste préféré, Ange Politien, commentée par le petit génie Pic de la Mirandole, accréditée par le patriarche Marsile Ficin et le livret a été ficelé pour être confié à Sandro Botticelli...Lorenzo di Pierfrancesco qui va payer cette oeuvre...
III - Mon interprétation.
Ces deux textes ayant, à la fois précisé le sens symbolique porté par notre Vénus et rappelé le cadre historique, il ne nous reste plus qu’à essayer de retrouver la pensée que Botticelli a mis dans son tableau. Pour cela, je reprendrai le raisonnement par analogie, similitude, parallélisme, sens caché, allégorique etc, que j’ai mis en lumière dans mes précédents articles, des textes évangéliques jusqu’aux tableaux de Van Eyck.
Dernier feu de la statuaire antique, cette Vénus pudique nous vient manifestement de Rome après avoir remonté la côte par la mer jusqu’aux rivages de la Toscane (probablement). Avec l’essor du christianisme, on aurait pu penser que la grande civilisation gréco-romaine appartenait désormais au passé. Heureusement non ! Après un long exil dans l’au-delà de l’horizon des mers, la voici miraculeusement revenue, poussée par les doux vents printaniers Zéphir et Aura, souffle puissant de vie et brise légère. Et c’est la coquille Saint-Jacques, clef de voûte et symbole architectural du monde ancien qui la dépose sur la plage.
Mais quels sont donc ces arbres qui poussent au bord de la rive ? Mais oui ! Ce sont les orangers de notre tableau précédemment étudié, tableau exposé, lui aussi, au musée des Offices sous le nom de "Le Printemps" (ou "Allégorie du printemps"). Le feuillage est caractéristique. Certes, on m’objectera que les oranges manquent dans notre tableau alors qu’elles figurent dans l’autre. La réponse est facile. Si les oranges manquent, c’est tout simplement parce que l’arbre n’a pas encore donné son fruit. Cela signifie que nous ne sommes dans ce tableau qu’au début du printemps, à son arrivée, et que l’autre en est la suite. Cela signifie que les deux sont liés et qu’ils doivent être mis côte à côte comme le préconise la fondation J.-E Berger précitée. Cela signifie que c’est la dite "Naissance de Vénus" qui devrait s’appeler "Le Printemps" et l’autre "Le sacre du Printemps", titre très proche de celui que j’ai proposé dans mon article précédent : "La reine des sous-bois". Cela signifie que la Vénus nue du premier est devenue Violette dans le second et qu’il ne s’agit pas d’une simple renaissance mais d’une Renaissance avec un plus.
Ce plus, c’est le magnifique manteau que lui présente pour la recouvrir la déesse Flore (Florence) à laquelle la plus belle femme de la ville a prêté ses traits (Simonetta Vespucci). Ce manteau est le symbole d’une culture nouvelle qui reprend l’héritage gréco-romain tout en le prolongeant et en l’enrichissant. Aux fleurs roses de la Vénus romaine éparpillées par le vent s’ajoutent désormais les nombreuses fleurs de l’art florentin.
Sur la robe blanche de Flore, la fondation J.-E Berger voit des bleuets. J’y vois plutôt des bouquets de violettes dont l’éclat pictural se serait terni du fait de l’usure du temps. A l’origine, violettes au bleu intense, couleur des Médicis ? d’où le violet Médicis bien connu des peintres.
Pour l’internaute qui veut approfondir la question ou qui douterait encore de l’interprétation que j’ai donnée dans mon article du 8 juin, voyez http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhren_0181-6799_1986_num_23_1_1535.... le poème du florentin Ange Politien "In Violas", les violettes"... je cite : Le raisonnement global qui soutient l’élégie est le suivant : A) les violettes sont belles, dignes de parer les divinités mythologiques ; B) leur beauté leur a été "inspirée" par la Dame (Vénus) dont elles sont le reflet ; C) les violettes remplaceront donc la Dame (Vénus) et consoleront le poète. Et c’est bien ce que disent les deux tableaux une fois réunis : la Vénus du premier tableau est devenue Violette dans le second.
Texte écrit le 8 juin, un jour de pluie.