C’est « l’Amérique » !

par Jean-Pierre Lovichi
mercredi 18 avril 2007

Molière du prix spécial du jury du théâtre privé en 2006, la pièce de Bruno Abraham-Kremer et Corinne Juresco a fait salle comble deux soirées d’affilée, les 13 et 14 avril dernier, à l’Aghja, à Ajaccio. Elle a largement conquis son public. Ne manquez cette pièce sous aucun prétexte si elle se joue près de chez vous !!

Et si « l’Amérique, c’était pas en Amérique » ? La phrase peut paraître anodine prononcée par un des nombreux personnages secondaires d’une pièce qui repose sur la rencontre de deux êtres que tout oppose. Jo, le baroudeur hors-la-loi, sans autre morale que celle qu’il se donne au gré des évènements, sorte d’incarnation du surhomme nietzschéen, et Bernard, rapidement rebaptisé Babar par son nouveau compagnon, « belge et juif », emprunté et qui peinait, jusque là, à vivre individuellement une liberté qu’il théorise si bien pour les peuples, les classes, image du révolté de comptoir qui attendra sans doute que la révolution se fasse sans lui. Elle constitue pourtant sans conteste la clef du texte de Serge Kribus foisonnant, puissant, fascinant habité par deux comédiens, Bruno Abraham-Kremer et John Arnold, incroyables de justesse et de force qui happent le spectateur pour ne le lâcher qu’au dernier mot.

L’Amérique peut-elle être autre chose qu’un concept, une visée, un objectif, celui d’une liberté totale qui permettrait à l’individu de se réaliser pleinement, une image du bonheur ? Tiré des évènements de la jeunesse chaotique de Bruno Abraham-Kremer, l’histoire nous entraîne, sans jamais être bavarde, sur les thèmes essentiels à la pensée moderne qui ne cesse d’interroger un monde privé de Dieu et donc de sens, où l’homme, définitivement seul, doit éprouver sa liberté et trouver la direction qu’il donnera à sa vie.

La pièce débute par la mort par balles de Jo et le souvenir de la naissance de Babar, laquelle coïncide avec leur rencontre improbable dans un bar de Paris où ce dernier avait commencé sa transformation, son chemin de liberté, en s’y échappant le temps d’une nuit. Pour la première fois, il avait désobéi aux diktats parentaux et pour l’essentiel paternels, la mère incarnant l’amour-prison, celui dont les murs suintent de peur et d’une affection qui ressemble si souvent à s’y méprendre à de la castration. Du reste, Babar est castré. Il n’a jamais fait l’amour à une femme et il croira le découvrir, alors qu’il le confond en réalité avec le plaisir, dans les bras d’une prostituée interprétée magistralement, comme l’ensemble des personnages annexes, par Bruno Abraham-Kremer.

Babar croit en ce que l’on qualifie aujourd’hui, le sourire en coin, d’« idéos » mais il lui manque le courage d’agir. Alors, sa rencontre avec Jo, qui vit au jour le jour, donnant l’impression d’assumer pleinement le caractère absurde de l’existence, et les conséquences de ses actes qui n’obéissent jamais à aucune autre considération que son propre intérêt, génère nécessairement conflit et fascination réciproque. Celle de Jo pour Babar apparaîtra plus tardivement dans la pièce, au détour d’une confidence exprimée dans un moment de détresse où la question du suicide se pose à l’homme révolté. Ils partiront donc ensemble sur les routes, croiseront des personnages aussi différents que le père de Babar, un maquereau corse, une jeune bourgeoise désœuvrée, un voyou installé à Nice jusqu’à la fin annoncée dès la première scène. Nous les suivrons, au gré de jeux de lumières sur des cadres placés en perspective dans une mise en scène épurée qui permet toutes les audaces, de bars en restaurants, dans la chambre de Jo, dans la villa du voyou, dans les rues de Paris et jusqu’à ces scènes magnifiques de poésie où ils prendront un bain ou graviront une montagne à la recherche d’un dieu désespérément absent.

La pièce interpelle avec émotion, humour et simplicité le spectateur qui retrouve nécessairement, à travers les deux principaux personnages, ses propres aspirations : l’envie d’une émancipation totale et la peur du vide sidéral qui s’ouvre soudainement sous les pieds de l’individu ainsi livré à lui-même.

Si l’homme privé de foi peut toutefois espérer une rédemption, elle passe par la passion et l’art. C’est manifestement le théâtre qui a sauvé Bruno Abraham-Kremer, le théâtre qui l’a incité à cesser d’abuser des paradis artificiels pour les joies de l’artifice qui éclaire la réalité. Félicitons-nous en ! Il nous a permis de voir jouer « L’Amérique » et de nous rapprocher ainsi davantage de la nôtre.


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