« Capitalism : a love story » ou la révolution par l’hu-Moore !

par Jean-Pierre Lovichi
jeudi 26 novembre 2009

 
"Je vais vous dire un truc, j’en ai marre de faire ça tout seul. Alors vous qui êtes dans cette salle, venez me rejoindre. Et dépêchez-vous !"
 
Ce sera la conclusion d’un cinéaste engagé qui une fois de plus a mis ses tripes sur l’écran, des tripes à la sauce colère pimentée d’envie d’en découdre avec un système qu’il n’en finit plus de dénoncer depuis 20 ans et son premier film intitulé Roger and me réalisé en 1989 sur ses terres autour du géant Général Motors, géant aux pieds d’argile à l’image du capitalisme "construit sur du sable".
 
Car chez Michael Moore aussi les histoires d’amour finissent mal. La preuve par l’image au sujet de celle née entre les Etat-Unis, fondées sur le mythe de la libre entreprise et de la réussite individuelle du plus méritant et un système économique sensé réaliser le bien par le seul jeu d’un marché dérégulé : le capitalisme.
 
Loin des petits débats tout aussi enflammés que vains autour d’une main survenue à l’occasion d’un match de football, le réalisateur montre, plan après plan, les terribles méfaits causés par la "main invisible du marché" laissée libre de jouer son propre jeu, sa propre partition comme déconnectée d’un corps social qu’elle exploite sans vergogne (certaines grandes compagnies prennent des assurances-vie "peasant dead" sur leurs salariés et empochent les primes de plusieurs milliers de dollars voire plusieurs millions dans certains cas au moment de leur décès, ou encore à incarcérer des jeunes adolescent pour des faits mineurs afin de rentabiliser les intérêts privés investis dans la construction des prisons) au risque même de le tuer et de tout perdre.
 
La méthode Moore est connue, rodée. Mélange d’images d’archives, d’interview, "d’arguments massue", de "chiffres coup de poing" (un américain expulsé toutes les sept secondes et demi) et d’actions d’éclat. Et elle fonctionne. Il y a du rythme, de l’humour, de l’émotion parfois trop (on regrettera le recours excessif au pathos lorsqu’il filme une famille victime des "peasant dead"). Nietzsche avait inventé la philosophie au marteau pour faire tomber les idoles de la vulgate philosophique. Michael Moore l’applique à l’économie capitaliste. 
 
En effet, il ne se borne pas à montrer, il cogne pour démonter la mécanique. Il interroge les instances de contrôle (où est notre argent ? Je ne sais pas..."), les membres du Congrès, les économistes, les prêtres, les ouvriers, et même les banquiers qui curieusement lui refusent l’accès à leur bureau.
 
En ligne de mire, le pouvoir politique qui a capitulé le jour où un acteur de cinéma de série B puis de publicité pour industriels, se trouve propulsé par les banques d’affaire à la tête de l’état le plus riche et le plus puissant de la planète avec pour seule mission de servir leurs intérêts et déréguler le système bancaire et boursier. Homme de pacotille placé sous le contrôle permanent de ses mentors qui sûr d’eux n’hésitent pas à lui dire lors d’une allocution publique prononcée d’un balcon "Dépêchez-vous" (ou "dépêche-toi" comment savoir en anglais ?)... Et l’homme de paille de s’exécuter. Terrible image qui en dit plus long que tous les discours sur la défaite du politique comme vecteur de projet collectif face au pouvoir économique confisqué au bénéfice d’une minorité avide et rapace. Mission accomplie. Le début de la fin ?
 
Une preuve supplémentaire de cette capitulation ? La voici fournie par la dernière crise bancaire et le vote en deux fois du budget alloué au sauvetage des banques, soit 700 millions de dollars (la bête, en l’espèce le Congrès, avait connu un sursaut d’orgueil en résistant une première fois à la formidable pression exercée par Wall Street et ses élites au plus haut sommet de l’Etat, elle reconnaîtra la main de son maître à la seconde tentative).
 
Du reste, de preuves, le cinéaste n’en manque pas. Il lui suffit de promener sa caméra sur des villes devenues champs de ruine d’un pays sinistré que l’on croirait en guerre. Pour ne pas oublier que l’absence de conflit armé sur son territoire ne protège pas les Etats Unis des ravages de la guerre économique telle qu’elle est menée par des financiers incapables d’expliquer leur activité (scène poilante sur l’explication emberlificotée des produits dérivés).
 
Toutefois, il ne se limite pas à démonter, dénoncer, il laisse leur place aux solutions alternatives défendues pour la plupart par les mouvements libertaires (sans les mentionner) : l’autogestion dans les entreprises (avec les exemples où cela fonctionne ; les opposants diront qu’il omet de citer toutes celles qui périclitent mais n’est-ce pas aussi le cas des sociétés dirigées au nom des seuls intérêts d’actionnaires uniquement soucieux de la rentabilité à deux chiffres de leurs investissements ?), l’action directe et la reprise en main par les ouvriers et les employés de leur destin dans une lutte collective. Il ne faudra pas plus que six jours à des salariés d’une usine dont les capitaux sont détenus par Bank of America pour obtenir gain de cause ! On est loin des quarante jours d’un conflit très dur dans les Antilles.
 
Car oui, le risque pointé par une note confidentielle de contexte adressée par une banque d’affaire à ses clients les plus riches réside bien là : dans le risque démocratique.
 
On l’aurait presque oublié ! Comme l’écho à une chanson d’une jeune rappeuse marseillaise engagée elle aussi, Keny Arkana qui scande "ils ont le chiffre, on a le nombre..."
 
Mais alors, pourquoi la majorité, l’immense majorité reste-telle amorphe face à ce qu’il qualifie de "coup d’état financier" ? La question est posée dans le film, la réponse donnée : parce que, pour l’heure, ce que Tocqueville décrivait déjà dans son grand traité sur l’Amérique, à savoir l’illusion de l’ascension sociale par le mérite et le travail, fonctionne encore. Si tout le monde peut devenir riche, pourquoi en vouloir à ceux qui y parviennent ? Cette opinion largement entretenue par la "propagande" médiatique, scolaire et cinématographique permet à la société, aussi déséquilibrée soit-elle de ne pas imploser. Pour combien de temps ? Voilà le véritable aléa quand la classe moyenne américaine (mais le propos pourrait aisément être généralisé) semble fondre aussi vite que nos banquises avec les mêmes risques de débordement à la vue de l’arsenal qu’elle détient dans ses armoires (un de ces propriétaires expulsés de sa maison étale devant la caméra tous ses pistolets et dit comprendre que certains craquent et s’en servent...), quand la colère gronde ("On sent un frémissement").
 
Pour l’heure, les milieux d’affaire tentent de limiter le risque en faisant ce qu’ils savent faire le mieux : acheter. Ils paient les frais somptuaires de campagnes électorales nécessairement spectaculaires. Y compris celle d’Obama. Le retour d’ascenseur : une présence au cœur du système, dans l’administration qui dirige le pays et plus précisément dans les finances. L’exemple type : la porosité entre l’administration et la banque d’affaire Goldman Sachs.
 
Certes, il y a des évidences dans ce film (surtout pour les lecteurs du Monde Diplomatique ou de la presse alternatives dont Agoravox), certains diront sans doute des facilités. Mais il y a des évidences qu’il fait bon entendre comme par exemple qu’aux Etats-Unis l’on pratiquait des taux d’imposition jusqu’à 90 % pour les plus riches ! Solution un temps évoquée par un Barack Obama présenté dans le film comme lueur d’espoir. Que rien n’est figé dans la Constitution américaine sur le sujet quand l’Europe, qui se pose en alternative, n’a de cesse de vouloir inscrire dans le marbre de ses textes fondateurs les principes d’une organisation économique fondée sur le mythe de la concurrence comme alpha et oméga de toute réflexion sociétale.
 
Oui, il faut un moment exprimer les choses de façon abrupte. Dommage que ce soit des prêtres qui s’en chargent dans le film...
 
Oui, le capitalisme est mauvais parce qu’incapable d’assurer au plus grand nombre les conditions d’une vie digne ! Oui, ce système est mauvais car il a renoncé à diminuer les inégalités et qu’au contraire, jour après jour, il les creuse ! Oui, ce système est mauvais car au lieu de libérer l’homme, il l’aliène et l’asservit toujours davantage ! Oui ce système est mauvais car il repose avant tout sur l’avidité ! Oui, ce système est mauvais car ces tares lui sont consubstantielles !
 
Drôle d’écho à une chronique du Monde de dimanche 22 lundi 23 novembre d’Hervé Kempf intitulée "Le capitalisme brun" et qui se concluait ainsi : "Mais comme la croissance du PIB est de plus en plus freinée par le désordre financier et la crise écologique qu’elle aggrave, les tensions sociales se durcissent. Cela conduit au raidissement autoritaire du capitalisme. Répression policière accrue, vidéosurveillance, fichage généralisé, contrôle des médias, multiplication des prisons, recours au nationalisme ("identité nationale")...
 
Chacun de ces items se trouve illustré par le film de Michael Moore. Qui s’étonnera alors qu’il en appelle pour contrecarrer le plan à l’œuvre à la démocratie, à une prise de conscience des peuples par des actions militantes humoristiques, décalées et provocatrices !
 
Combien serons-nous à suivre son conseil avisé ?
 

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