Carl Schmitt , ou la radicalité du politique

par Bernard Lallement
jeudi 8 décembre 2005

« Le souverain est celui qui décide de l’exception », nous dit Carl Schmitt. Prémisse d’une radicalité de la norme étatique moderne minée par la juridisation du politique, la pensée du publiciste de Plettenberg prend, dans l’actualité immédiate, un relief particulier.

Mais Schmitt est à l’aune d’un paradoxe. Ce juriste hors pair n’a pas bonne presse, c’est le moins qu’on puisse dire, car chacun sait, ou devrait savoir, qu’il était un authentique nazi doublé d’un antisémite fanatique. Son adhésion au NSDAP n’a pas été de circonstance, comme avait pu l’être celle de nombre d’intellectuels de l’époque : Goering et Goebbels étaient ses plus fidèles soutiens. Carl Schmitt est convaincu que « le droit et la volonté du Führer ne font qu’un. » Jusqu’à sa mort, en 1985, il n’aura pas un mot, pas un regret pour la Shoah. Dans le même temps, la définition que donne un Gilles Deleuze de la philosophie, « l’art d’inventer, de former, de fabriquer des concepts », s’applique parfaitement à l’auteur de la Théologie politique. Aussi son lecteur, pris au piège d’une redoutable rhétorique, oscille-t-il entre l’abjection pour une pensée imprégnée de totalitarisme, et la séduction envers la fulgurance des déductions conceptuelles.

C’est le mérite du livre de Jacky Hummel (Carl Schmitt, l’irréductible réalité du politique, Michalon) de nous prévenir de ces ambiguïtés en s’attachant à nous guider dans les dédales d’une œuvre écrite au cordeau, qui est mine tout à la fois de réflexion et de perdition.

Car la pensée schmittienne résonne étrangement, dans une contemporanéité interrogée par le sens du politique pris en étau entre une mondialisation instillée de libéralisme et des corporatismes sociaux faisant fi d’un mouvement totalisateur de l’Histoire.

A la suite de Max Weber, Carl Schmitt est hanté par « le devenir du politique dans un monde déserté de toute vérité transcendante et voué au prosélytisme des valeurs. » Dire ce qu’est la politique, dont la réalité est le conflit, constitue son cheval de bataille. Marqué par la figure du Léviathan de Thomas Hobbes et d’une référence à l’Église catholique médiévale, il entend définir un modèle de gouvernance, exonéré de toute allégeance à l’économique et à la technique, s’affranchissant de la « cage d’acier » d’une légalité contraignante.

À une époque où les grandes démocraties occidentales sont engagées dans des législations d’exceptions (Patriot Act aux USA, État d’urgence en France), véritables « suspensions de l’ordre juridique dans son ensemble », il est nécessaire de relire Carl Schmitt. Ne serait-ce que pour nous prémunir de la dérive d’une tentation post-démocratique de résolution des conflits : celle du mythe d’une pensée politique d’une telle pureté théorique qu’elle ne peut générer, dans la pratique, qu’un modèle social inhumain, tant l’homme y est envisagé dans une essentialité dénuée de toute possibilité d’existence. La règle de droit s’affranchit de toute adhésion à une conscience collective, et devient l’unique instrument de pouvoir qui lie les gouvernants aux gouvernés. Auctoritas non veritas facit legum, tel est le nouvel axiome de la science juridique moderne ; « Pour créer le droit, nul n’est besoin d’être dans le bon droit », nous prévient Schmitt.

Le livre de Jacky Hummel nous sert d’introduction à la lecture critique d’une réflexion, introduite en France par Raymond Aron, qui, curieusement, trouve de plus en plus d’écho parmi une intelligentsia de gauche, y compris extrême, séduite par la perspective d’un État où « tout ce qui est personnel doit disparaître. » Une démocratie d’exception, en quelque sorte.

Jacky Hummel, Carl Schmitt, L’irréductible du politique , Michalon 10


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