Cat Stevens : le retour
par Paul Moffen
mercredi 20 avril 2011
Ses fans ne l’avaient pas revu depuis des années ! On le croyait perdu à jamais, noyé, dans le parjure et le déni d’une vie d’artiste. Certains le tenaient… même pour mort. Devenu la cible de sites convertis dans le racisme, il était de bon ton d’affirmer que Cat Stevens, le « traître », avait troqué la guitare et le piano pour le fondamentalisme musulman. Qu’il était devenu l’ombre de lui même. Que « la prière » avait congédié le chant. Et que la Mecque, symbole de toutes les « forfaitures », avait « colonisé » sa conscience. Au point de financer le terrorisme…d’approuver la fatwa contre Salmam Rushdie, l'écrivain (1) et de vouer la femme occidentale aux gémonies.
Ces laudateurs de la peur se sont encore trompés. Qu’ont-ils vu en lieu et place chez Taddeï ? Un homme porté par la douceur. Un musicien ému. Ému d’être là, de se retrouver au milieu d’un public qui ne connait que le mythe. Initié par les témoignages des anciens. Des passeurs, des mélomanes, trop honorés de faire connaître une voix à « une génération perdue. » Wild World, Sad Liza, Lady d’Arbanville…
Qu’ont-ils vu, ces extrémistes ? Un père de famille aux cheveux grisonnants, bouleversé de remonter le temps et de vivre l’instant présent. Un individu, heureux de chanter, de « danser sa vie. » Le temps a fait son œuvre, certes. 40 ans ont passé depuis… Il ne s’appelle plus Cat Stevens mais Yusuf Islam. Il n’est plus ce chanteur tourmenté dont le chaos constituait les bornes d’une vie, rythmée par les projecteurs, le bruit, l’angoisse, malgré une quête d’absolu, rompue par les plaisirs. Aujourd’hui, il est musulman, dit avoir trouvé la paix…
On sait maintenant que son départ ne s’est pas fait sur un coup de folie. Il se devait, pour survivre, d’émigrer. De mourir quelque part, pour renaître sous une autre forme. Ou être… Il étouffait. Las d’être une icône, un prophète… L’histoire de Cat Stevens est l’histoire – prenons le risque de la résumer ainsi -de l’humanité, d’une révolte. D’un monde qui se cherche, qui s’interroge, qui doute.
La biographie de cet homme, c’est aussi un cortège d’artistes désillusionnés (Jimi Hendricks, Jim Morrison, Frank Zappa, John Lennon…) lesquels constatant leur impuissance à changer le monde, ont tourné le dos au système… dans l’espoir désespéré d’une métamorphose, d’une rencontre ultime… d’une rupture avec la vie. D’un non-retour. Ce qui impliquait, à l’époque, du courage, de l’abnégation. Car il faut savoir partir, renoncer à ce que l’on ne pourra plus jamais connaître. Abandonner des lieux factices, des temples qui vous donnaient le sentiment d’être quelqu’un, d’incarner une autorité, un nom, un visage…
Se libérer du connu. « Meurs et deviens » lança Goethe, un jour. Cat Stevens a pris le poète allemand au mot pour devenir Yusuf Islam. Partir, s’exiler dans la demeure du silence, dans l’intimité des cœurs pour se découvrir… pour marcher seul. Emprunter des chemins de traverse. Mettre sa vie entre parenthèses, devenir quelqu’un d’autre. Errer la nuit, seul, détaché d’un « avant », pour revenir 30 ans après. Et dire qu’on est tout à la fois. Un passé, un présent, un futur. Une juxtaposition de temporalités, d’identités multiples qui fusionnent dans un tout. C’était le sens de son témoignage.
Sa fuite a interrogé des âmes, ébranlé des certitudes et renforcé les convictions contraires, aussi. Certains lui en ont voulu d’avoir disparu. D’autres, percevant l’effondrement d’un temps, ont accepté son choix, son secret… ses failles. Le musicien a engendré des fantasmes, alimenté la suspicion, fait parler des orientalistes… questionné une civilisation sur les notions de sens et de fin. « Tout coule, rien ne s’arrête. » « Se faire mal, l’intransigeance de la pensée est souvent le masque d’une profonde inquiétude qui cherche à s’étourdir. » C’est le mouvement, plus que la capitulation, qui a porté l’auteur, justifié la quête.
Avancer, rechercher l’ivresse du dépassement, pour ne jamais rester le même. Et refuser les déterminismes. Le prix à payer pour ressentir le manque d’avoir été.
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(1) Propos qu’il n’a jamais tenus.