Ces présidents et leurs chers musées

par Voris : compte fermé
mardi 21 novembre 2006

Le 20 novembre, le Musée du quai Branly a eu cinq mois. Et le 18 novembre marque le 26e anniversaire du coup de foudre de Giscard pour la Gare d’Orsay. Dans son dernier livre, « C’était François Mitterrand », Jacques Attali dénonce le gâchis du projet de la Grande bibliothèque de Mitterrand. Comment nos présidents en ont-ils pincé pour tel ou tel grand projet ? Comment ont-ils combattu les obstacles et controverses ? Les quelques anecdotes et faits, relatés dans cet article à partir de ces trois exemples, offrent quelques réponses...

Quand on aime, on ne compte pas. Ou bien on compte mal. Quand on aime, on défend ce qui nous est cher. C’est ainsi que les présidents de la République française ont défendu et porté jusqu’à leur aboutissement des projets personnels dans le domaine de la culture, affrontant s’il le fallait l’incrédulité, voire l’incompréhension. Le Centre Pompidou en est un exemple, par son architecture si controversée. Ce qui intéresse ici est de regarder le cheminement de trois présidents, mais surtout de trois hommes vus à travers leurs désirs et passions propres, dans la voie de leur réalisation magistrale. Giscard et le Musée d’Orsay, Mitterrand et la Grande bibliothèque nationale, Chirac et le Musée du quai Branly.

Nous sommes le 18 novembre1980 et il fait un froid de canard dans le bâtiment d’Orsay, raconte Valéry Giscard d’Estaing dans son livre Le pouvoir et la vie. Le chef de l’Etat connaît bien l’endroit pour y avoir tenu naguère des réunions politiques. Le rapport qui va se nouer entre Giscard et ce lieu sera affectif, passionnel, à l’image de ce que l’on connaît de l’homme qui ne laissa à personne le « monopole du cœur ». Il veut que la Gare d’Orsay devienne le musée du XIXe siècle français. Est-ce le froid extrême qui règne ce jour-là dans le bâtiment désaffecté qui fait qu’il se remémore le terrible hiver 1956 durant lequel l’Abbé Pierre y organisa une collecte de couvertures et de vêtements pour les mal logés et les sans-logis ? Toujours est-il qu’il déclare le XIXe siècle culturel français comme « le plus mal logé de tous... » et décide de lui dédier cet espace. Ce premier coup de foudre fait qu’il va donner au XIXe siècle français, qui « compte parmi les plus créatifs et les plus talentueux de notre histoire culturelle, et qui se situe à l’égal des plus grands », un lieu digne de l’idée qu’il s’en fait. Aussitôt après son élection, il empêche la démolition de la Gare d’Orsay et la fait inscrire aux Monuments historiques.

Second coup de foudre : à l’occasion de deux réunions au sommet à Venise, il tombe sous le charme du travail de la décoratrice italienne Gae Aulenti dont le projet d’aménagement sera suggéré par lui et retenu. Le musée d’Orsay peut enfin naître. Mais à quelle période faire débuter le XIXe siècle français ? Les conservateurs du musée du Louvre et les spécialistes veulent réduire cette période à la seconde moitié du siècle. Giscard n’est pas de cet avis. Il défend une notion plus large du « XIXe siècle français ». Giscard insistera aussi pour que soit reconstitué autant que possible le décor humain de la création de l’époque. Aujourd’hui, le Musée d’Orsay propose principalement la présentation de l’art français de 1848 à 1914, et c’est la conception courte de XIXe siècle qui a prévalu avec le temps.
Mais peu importe, on sait depuis que l’ancien président a trouvé un autre moyen de devenir immortel.

Jacques Attali, fidèle conseiller de Mitterrand, décoche - une fois n’est pas coutume - une flèche en direction du l’ancien président. Dans son dernier livre (C’était François Mitterrand), il évoque avec une grande amertume l’énorme gâchis de la Grande bibliothèque, d’autant plus que l’idée venait de lui : il l’avait soumise en mars 1988 à Mitterrand qui, d’abord sceptique sur l’intérêt de laisser une seconde trace dans l’histoire après son Grand Louvre, non seulement l’accepta mais l’annonça le jour de la Fête nationale de cette même année, et la fit connaître auprès d’autres chefs d’Etat. Mais très vite Attali sentit son enfant lui échapper, Mitterrand laissant les fonctionnaires réduire l’idée originelle à un simple lieu de stockage des livres, une sorte d’annexe de la Bibliothèque nationale. Attali voulut rattraper le coup auprès du vieux chef de l’Etat qui, bien qu’amoureux des livres et curieux des nouvelles technologies, s’en désintéressa. Résultat : l’approche bureaucratique pris le dessus : pléthore de fonctionnaires et dérapage de budget (budget initial de 1,5 milliard de francs, budget final : plus de 10 milliards de francs), mais surtout la France perdit l’occasion de prendre une avance considérable dans le domaine de la numérisation des livres et de se montrer pionnière dans l’émergence d’Internet. Ainsi parle Attali, le fidèle des fidèles : « Dis Tonton, pourquoi tu tousses ? »

On dit que c’est en lézardant sur une plage de l’île Maurice que Jacques Chirac eut l’idée du Musée des arts premiers. La démarche de Chirac sur les arts premiers présente des similitudes avec celle de Giscard pour le XIXe siècle français en ce qu’elle se veut légitime, réparatrice d’une injustice : il s’agit de "donner aux arts d’Afrique, des Amériques, d’Océanie et d’Asie leur juste place dans les institutions muséologiques de la France." (Conseil des ministres, 29 juillet 1998). Mais avant même la naissance de son musée, Jacques Chirac voit cette légitimité contestée. Certains lui reprochent le fait que l’idée soit née de son amitié avec un collectionneur d’œuvre d’art (Jacques Kerchache, marchand d’art et spécialiste en art africain), qu’il a rencontré un jour (sur la plage mentionnée plus haut), plutôt que d’une étude plus ample et réfléchie. Oui, mais voilà : c’est la force de tout coup de foudre, non ? Et puis, cela ne fut pas si brusquement amené. A son arrivée à la tête de l’État, Chirac avait déjà créé un département des arts premiers au Musée du Louvre.

D’autres polémiques naissent : Aminata Traore, essayiste et ancienne ministre de la Culture et du Tourisme du Mali, conteste le pillage des œuvres des peuples déshérités du Mali, du Bénin, de la Guinée, du Niger, du Burkina-Faso, du Cameroun, du Congo, qu’elle met en parallèle avec l’immigration choisie et la captation par la France des élites de ces pays. Au Québec fusent aussi des protestations, en raison de la sous-représentation des œuvres canadiennes. Les Inuits du Grand Nord sont représentés par un simple peigne, et les premières nations du Québec, par deux ceintures tissées.

Et puis, la question se pose : qu’est-ce qu’un art premier ? Cette notion assez nouvelle peut laisser croire que les peuples qui l’ont produit sont primitifs. Cette conception évolutionniste est largement remise en cause aujourd’hui par les anthropologues. C’est pourquoi la qualification de "Musée des arts premiers" fut ramenée à celle, plus neutre, de « Musée du quai Branly ».

Le succès populaire a relégué aujourd’hui au second plan les querelles d’experts, les divergences de vue. Par sa fréquentation qui se situe autour de 125 000 visiteurs par mois, avec une augmentation, jusqu’à présent forte et constante, des visites, le musée de l’ère Chirac a rempli la mission de « grande portée culturelle, politique et morale » voulue par son promoteur, cependant que d’autres commentaires ou critiques se font jour sur la configuration ou l’éclairage de ces lieux. A chacun de se faire son idée.
Quelle pourra bien être la future grande idée de notre prochain président ou de notre prochaine présidente ? Les paris sont ouverts...


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