Christine Deviers-Joncour : Les rêveries d’une promeneuse solitaire

par Ariane Walter
jeudi 24 mai 2012

 Un détail m’avait fait rêver (et d’autres que moi, je suppose) dans la rocambolesque histoire Elf à laquelle était mêlée Christine Deviers-Joncour. C’était cette histoire de carte de crédit. Imaginez qu’on vous dise : « Voulez-vous faire du lobbying pour nous ? Salaire 7700 euros, plus carte American Express no limit, plus un appart. »

Il est vrai que le salaire était quand même bigleux vu les bénéfices attendus.

Serait-ce le bonheur ?

Non. On le sait : Tout est fortune sauf la fortune ! 

Cette histoire, en son temps, tragique et scandaleuse, nous amuse beaucoup aujourd’hui où le lobbying fait vivre Bruxelles et toutes les capitales du monde. Quelqu’un avait traité Christine de « Putain de la république. » Mais n’est-ce pas la république qui est devenue une putain ? On attend des juges pour en juger.

A ce sujet, une petite parenthèse pour expliquer le pourquoi de cet article. Ayant mis sur mon mur facebook, une pétition qui circulait pour qu’ Eva Joly soit nommée ministre de la justice, Christine Deviers-Joncour me dit à quel point elle avait une tout autre vision de cette femme et que d’ailleurs elle en parlait dans son dernier livre :

« Ces messieurs d’en haut » sous titré « De l’usage des femmes par les hommes de pouvoir » édité chez Jean-Claude Gawsevitch.

 J’ai été curieuse du chapitre, dont je vous parlerai, mais ce que j’ai découvert m’intéresse plus encore : la force des passions, leur caractère destructeur, le goût du pouvoir chez les hommes et les femmes, le retour vers le passé, le déterminisme de l’enfance et enfin notre temps bouleversé par le vampirisme de la Finance.

 

Christine Deviers-Joncour vit actuellement à la campagne d’où cette idée de titre « Les rêveries d’une promeneuse solitaire » puisque retrouvant les paysages de sa jeunesse, elle se tourne vers le passé en extrayant lucidement les poisons.

Ces femmes « à l’usage des hommes de pouvoir », ses soeurs, sont le premier sujet de son récit.

 Il est vrai qu’on est tenté de dire, en pensant aux victimes qu’elle nous présente, elle y comprise : « Mais quelles idiotes ! Elles ne pouvaient pas le voir ? C’est bien fait pour elles ! » Tant il est facile de juger des passions quand on n’y est pas mêlé.

Les grandes passions, comme les grandes marées, sont dévastatrices. Elles ont une puissance qui dépasse le réel et l’emporte.

« Mes passions m’ont fait vivre et mes passions m’ont tué. » Rousseau .

Et un homme de pouvoir a du charme. Il y a chez la femme cette animalité de survie qui lui fait comprendre qu’un mâle puissant est ce qu’il y a de mieux pour préserver son nid. Il fait connaître l’inhabituel, le luxe, le sexe, qui, quel qu’il soit, sera supérieur à tous les autres, car le sexe parfait est mental.

Nous suivons Christine Deviers-Joncour dans ces châteaux où des familles de femmes, à la Pasolini, succombent au charme de celui qui finit par épouser la plus jeune ; dans les coulisses des opéras où tel grand chanteur, on pense à Pavarotti, suivi par une foule de groupies fortunées, a besoin de sexe dès son concert terminé et prend ce qu’on lui offre, sa femme y pourvoyant parfois. Et ces clubs échangistes où des épouses conduisent des maris qu’elles ne veulent pas perdre. (Tiens, ça me rappelle une histoire.)

Mais tout ceci n’est pas que du cul. Ni que de l’ambition. Vécu de l’intérieur, c’est de l’émotion, de la passion, un don total de soi quand l’autre ne prête que ses coordonnées téléphoniques.

Et des fureurs et des vengeances. Il n’est pas question de meurtres ou de poisons mais on sait que cela existe. Qu’il y a des fautes impardonnables, suivies de fautes impardonnables qui, seules, peuvent leur répondre.

Mais que sont ces fureurs à côté des moments sublimes qui les ont précédés ?

Dont on ne sait rien…On aimerait savoir …Tel soir …Et tel autre… Et tel autre encore…Pendant dix ans… Dix ans qui furent dix secondes…Dix poussières de secondes…Dont il ne reste que cette phrase qui échappe à Christine, parlant de Roland Dumas, dans la tristesse d’une enfant inconsolable : « Il a dit qu’il ne m’aimait pas. Qu’il ne m’avait jamais aimée ». La balle la plus traversante que l’on puisse recevoir…

Et pourtant…

Il ne faut pas faire craindre la passion. Mme de Chartres eut tort, qui donna à sa fille, la princesse de Clèves, la peur de s’y abandonner. Quelle scène poignante où celle-ci refuse la demande en mariage du duc de Nemours, ce chef d’œuvre de la nature, lui disant : Un jour, je souffrirai à cause de vous. Voilà pourquoi vous aimant, je vous fuis. 

 Non, il ne faut pas renoncer aux passions. Il faut au contraire apprendre que leur caractère fugace en fait la force et le prix. 

Puisque j’ai évoqué la « Princesse de Clèves », laissez-moi dire ma joie quand je pense à celui qui n’y comprenait rien et qui a disparu aussi, incompris de notre démocratie ! Bonheur !

 Je cite aussi la phrase d’ouverture de ce splendide roman. Il décrit ainsi le temps d’Henri II :

« L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette cour ».

De toutes les cours serait-on tenté de dire. Antiques et modernes. Comme le pouvoir n’appartient ni au Roi ni aux courtisans mais aux Eminences grises qui leur disent ce qu’il faut faire, il faut bien que ces gens-là s’occupent. En bouffant, en baisant, en jouant à qui va devenir le plus riche. On veut nous faire croire que DSK s’occupait de politique. Non. Il faisait de la politique en playback n’ayant qu’à remuer les lèvres sur une chanson créée par d’autres. Et comment se consoler de cette violence sinon par la violence ? Ceux qui violent la morale universelle finissent eux aussi poignardés par ses exigences. Eux le savent.

Christine Deviers-Joncour nous donne un exemple de ces rats du pouvoir qui rongent nos vies et s’en délectent.

Pouvoir, argent, sexe ! Trois fléaux !

Je me souviens d’un déjeuner entre deux messieurs d’âge mûr lors de mon voyage à Venise.,. L’un d’eux était un flamboyant personnage et l’autre son fidèle ami banquier. Ce dernier avait l’allure chétive, le teint gris, le crâne dégarni, avec de petites lunettes rondes, cercles d’acier, derrière lesquelles ses yeux, comme deux lames tranchantes, fuyaient le regard. Il s’enflamma en s’agitant nerveusement :

« Vous et moi ne sommes rien, mon cher, disait-il, en faisant voleter ses petits doigts d’oiseau transparents et fragiles. Ce que nous possédons est infime. Comprenez-vous ? Il nous faut plus encore. Le pouvoir de l’argent est fascinant, n’est-ce pas ? Il nous faudra amasser, entasser démesurément toujours plus ! Là est le vrai pouvoir aujourd’hui et vous savez ce que cela signifie. »

J’assistais là à un discours totalement surréaliste, mais je comprenais que ce qui nous était donné de voir à nous, vulgum pecus, n’était rien que l’infime face visible de l’iceberg…

Ils s’arrêtent devant un magnifique palais… Il serait question d’en faire un nouveau consulat…En fait, ce sera un nid d’amour pour l’un des plus hauts personnages de l’Etat… Aux frais de la République.

J’aime le passage suivant comme si l’énergie qui l’emporte, le flot des phrases, était le moyen de se laver de ce que l’on vu, donc cautionné d’une certaine manière, en sentant au moment même où on le vivait toute la vacuité, tout le danger, tout le déshonneur

J’ai vu les caisses noires des ministères exonérées d’impôts, les frais d’intendance éhontés enfler, toute honte bue, les chauffeurs et gardes du corps à vie et retraites cumulées replètes, des avions équipés comme des palaces volants, des jets sur le tarmac prêts à décoller au moindre caprice. Ou quand tsunamis, tremblements de terre ou autre catastrophe permettaient d’appeler les hordes de photographes, après être passé en vitesse chez le coiffeur et le couturier branché, pour qu’ils vous immortalisent au pied d’un jet avec un sac de riz sur le dos. J’ai vu des soutes en provenance d’Afrique garnies de billets de banque et des coffres de voiture transformés en caverne d’Ali-baba pour distribution à grande échelle, des contrats d’Etat passés aux mains des filous, des comptes bien cachés dans les pays aux lagons bleu émeraude, des guerres fomentées pour piller les richesses de ceux qui n’en verront jamais la couleur et verseront leur sang sans même savoir pourquoi. Des enfants éventrés, des femmes violées, lapidées, torturées. J’ai vu un avion avec une croix rouge sur son flanc porter secours à des populations africaines affamées et leur tirer dessus et j’ai même vu certains crocodiles bouffer de malheureux témoins encombrants et d’autres tomber des fenêtres, arrêts cardiaques et cancers fulgurants. Toute cette honte pour encore plus de pouvoir et d’argent. Et un ordre mondial pour maintenir, verrouiller le système et protéger une élite.

Y a-t-il des saints dans ce monde-là ? Eva Joly ferait-elle partie des exceptions ? Christine Deviers-Joncour la rencontre par hasard dans un avion, des années après l’instruction qui les a opposées. Elle en garde un souvenir violent. Eva Joly voulait la peau de Roland Dumas. Christine Deviers-Joncour était sa seule arme. D’où six mois de détention provisoire obtenus contre l’avis du parquet. Des conditions sévères. On va dire : « Oui, mais bon…Joly faisait son boulot. Les magouilleurs c’étaient les autres tout de même. » Une question reste alors en suspens : pourquoi Joly a-t-elle interdit à Christine Deviers-Joncour de parler de l’affaire des frégates de Taïwan ?

« Eva », comme disent ces camarades écolos, me semblait ne pas être pressée d’enquêter sur les frégates de Taïwan, seule accusation où je pouvais être impliquée et m’expliquer. Alors, je m’épuisais à la convaincre d’examiner cette affaire sensible où elle aurait pu, peut-être, débusquer certains hauts personnages… Mais il fallu attendre qu’elle ait bouclé ses valises du Pôle financier pour qu’un autre juge, Renaud van Ruymbeke, ouvrit enfin ce brûlant dossier.

Eva Joly, surnommée parfois, « Madame nettoie plus blanc que blanc » s’était, apparemment satisfaite d’une paire de chaussures. Ou presque. Pourquoi ?

Peut-on, dans ces milieux, échapper aux pressions et aux menaces ?

Je pense par ailleurs, c’est une parenthèse, aux innocents qui faisaient une pétition pour demander à Hollande de prendre Eva Joly comme ministre de la justice !!! Sûr que les socialistes doivent adorer Eva Joly qui les a tant cuisinés du temps de l’affaire Elf, mettant à jour leurs turpitudes ! A mon avis, quand on connait les accords EELV PS et quand on voit comment la campagne d’Eva Joly s’est terminée .. on ne se pose plus de questions…

 

Quel recours face à ce monde ?

Christne Deviers Joncour a quitté Paris et a retrouvé la maison et les impressions de son enfance.

 Je me sens « out of date », définitivement. Je ne suis sans doute plus au goût du jour mais « être moderne, n’est-ce pas bricoler dans l’incurable. » (Cioran)

Un des plaisirs de ce livre est de nous rappeler de belles pensées. Ces citations de grands auteurs. Ces fulgurances, qui, en un éclair, disent des millénaires d’expérience. 

« Le seul avantage du passé est qu’il est le passé » dit Oscar Wilde. Dans ce cynisme aussi léger que la brume. 

Non. Il est bien davantage. Tout n’est qu’illusion sauf la mémoire.

 « Je me suis posée sur une colline entourée de forêts…Là, il y a ma maison. J’y suis née. Mes trisaïeuls y ont vu le jour, des paysans qui vivaient au rythme des saisons, du soleil et des lunes, qui respectaient la nature et ce qu’elle voulait bien leur offrir...Alors que j’étais petite fille, un jour mon grand-père devant un champ fraîchement labouré, m’a demandé de m’agenouiller. « Prends la terre dans ta main et porte la à ta bouche, elle est notre chair, petite, elle est dans la vie, ne l’oublie jamais ! » Elle était rouge comme le sang, grasse et luisante. Je n’ai jamais oublié son goût. »

Y a-t-il un destin dans la vie ? Est-on condamné à revivre ce que les nôtres ont vécu ?

Le plus beau chapitre du livre, Christine Deviers-Joncour le consacre à son enfance. A cette première histoire d’amour qui a peut-être marqué toutes les autres, celle qui a déchiré, sous ses yeux, son père et sa mère, créant pour elle une sorte de destin à venir.

Mon père ce héros, avait un charme de tous les diables et ma mère, une jeune beauté de vingt ans, chavira au premier coup d’œil. Il resta le seul homme de sa vie. Jusqu’à son dernier souffle. Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’ai toujours vu ma mère les yeux rougis de larmes, le mouchoir à la main, les sanglots étouffés dans la gorge. J’ai vécu mes plus jeunes années au milieu de ces deux fous qui s’étaient déclaré une guerre impitoyable, furieuse, sans jamais hisser de drapeaux blancs et j’ai passé ma vie à espérer qu’un jour ils se prendraient par la main et feraient la paix.

J’aime beaucoup cet épisode, pris sur le vif, qui m’en rappelle d’autres :

Ces repas, lourds de silence, mon père, l’oreille collée sur le transistor pour les incontournables épisodes quotidiens radiophoniques de la famille Duraton, et ma mère qui tentait, maladroite, une brèche pour détendre un peu l’atmosphère : « As-tu aimé ce plat ? » Lui, bougon, peinait à sortir deux mots de sa bouche comme si cela l’écorchait : « Quel plat ? » 

 

Mais revenons à aujourd’hui. Faisons un tour au café du coin. Là où tout le monde commence à comprendre où va le monde. C’est fou ce qu’il y a comme gens informés. Beaucoup moins qu’il en faudrait. Mais déjà gronde cette rage que d’autres ont connu en d’autres temps, quand la faim devient le grand problème du jour et pour ceux qui la subissent et pour ceux qui ne veulent pas vivre dans un océan de malheur. Archibald, un habitué, lance la conversation :

-Pour payer cette dette, il nous faudra tout vendre ! Jusqu’à nos dents en or et notre peau pour faire des abat-jours dans le bureau d’un maître du monde avec vue sur Rockefeller center. C’est pour quand la découpe de l’Europe façon abattoir ? Le couteau du boucher, c’est la dette, un bout pour Bibi, un bout pour la Finance, un bout pour la Mafia, un bout pour les bling-bling accrocs aux putes de luxe, un bout pour les ventrus de l’industrie militaire. Et pourtant il suffirait d’un trait de plume, d’un clic sur le clavier pour l’effacer cette dette sans que personne n’en souffre. Mais cette société serait-elle encore humaine ?

Finissons sur une note d’espoir. Cet espoir pour lequel de plus en plus d’hommes se lèvent et s’engagent :

Le chant général des poitrines opprimées se fait entendre. Il n’est plus général ce chant, il est mondial ! Il est encore cacophonie. Il va devenir symphonie. Il y a toujours le vol sourd des corbeaux sur les plaines. Il y a surtout ces pays, tous ces pays qu’on enchaîne. Il y a encore la nuit poisseuse. Nous avons reconduit à la frontière nos Roms, les Restos du Cœur, les SDF, le Samu qui n’a absolument rien de social. Des hordes de chômeurs, d’exclus, d’immigrés stigmatisés. Voilà qui nous sommes et ce que nous faisons. « Plus jamais ça on criait ! » On est à un doigt et demi de faire pire. Mais il y a ces voix qui se lèvent…

Là me revient en mémoire cette phrase de Brecht : « Lorsqu’un homme assiste sans broncher à une injustice, les étoiles déraillent. » Alors vite, protégeons les étoiles et tournons la page sur ces temps décomposés.

 

Nous vivons une période pré-révolutionnaire. Nous le sentons, nous le vivons chaque jour. Les peuples qui se lèvent qui vivaient en démocratie, qui avaient l’habitude de faire entendre leur revendication sont stupéfaits par les moyens dictatoriaux qu’on leur oppose. Ils doivent s’unir. Trouver une stratégie. Mais ceux qui les provoquent doivent bien savoir qu’ils n’iront pas se coucher et que la résistance, même contre les pires fascismes, défend l’honneur des peuples bien au-delà de l’indignation.

Le livre de Christine Deviers-Joncour, que certains pourraient prendre pour de badines confessions, des histoires d’alcôves plus ou moins nettes, est un fort témoignage sur notre temps. Sa politique dévoyée à laquelle nous ne croyons plus, sa justice muselée, son amoralisme qui, donnant le goût de l’excès, fait perdre le goût de la mesure. De la juste mesure. Car sans juste cadence tout glisse en décadence.

Plus encore c’est une lecture qui a le mérite de dire que le peu vaut mieux que le plus, qu’une vie simple vaut toutes les cours du royaume et que si de grands combats nous attendent, nos fautes passées ne sont condamnables que si elles ne se muent pas en courage. Oui, c’est un témoignage courageux.

 

Résistance !

Debout les peuples d’or dont parleront les mythes !

 


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