Christophe Bevilacqua : maux bleus et paradis perdus...

par Sandro Ferretti
mercredi 2 juillet 2008

Christophe est un ovni : voix cristalline inaltérée par les ans, élégance confinant au dandysme, rareté médiatique soigneusement entretenue, le "beau bizarre" vient plus de Saturne que de la planète show-biz. Avec Bashung et Manset, il est le gardien du temple des derniers fastes de la chanson française élégante et distinguée. Comme les icônes sont menacées, Christophe revient, après sept ans d’absence, avec un opus gris métallisé venant des banlieues du cœur et de la mémoire : " Aimer ce que nous sommes"[1].

Tout ce qui est rare est cher, et Christophe est rare. Intemporel, aérien, mystérieux, toujours en recherche (des paradis perdus ou d’un arrangement de synthé), il tisse lentement sa toile, comme l’araignée attend la mouche.

Et il fait atterrir, tous les cinq ou six ans, le vaisseau luxuriant de son monde un peu suranné, un peu vieilli. Un monde baroque, audacieux, une ode au noctambulisme lyrique, truffé de références cinématographiques.

Le reste du temps, esthète démodé flottant entre La Dolce Vita et Mort à Venise, il caresse sa collection de flippers et les photos des Ferrari et Lamborghini qu’il a possédées et a dû vendre, le démon de la vitesse lui ayant fait friser (et dépasser) la correctionnelle. Il n’a plus touché un volant depuis vingt-cinq ans.

Pour ceux qui ne le sauraient pas encore, le dernier des Bevilacqua, fils d’un maçon italien de Juvisy-sur-Orge, est intelligent. Il n’est pas (plus) un chanteur pour midinettes. Ayant compris quel type de musique et de paroles il fallait alors pour s’imposer, il l’a fait sans sourciller, dans les années 1965/1975.

Un monde déjà un peu étrange, avec des héros qui déambulent en Vespa dans leur gilet de chagrin, en conduisant d’une main.

Puis, le succès et l’aisance financière venus, il a commencé à distiller sa marque de fabrique, l’élégance ironique et le désenchantement complexe et distingué. Dandy un peu maudit, un peu vieilli, dans sa veste de soie rose, je déambule, morose, dans ce luxe qui s’effondre.

Comme Aline n’est jamais revenue, il en a fait des Mots bleus, qui sonnaient déjà un peu maux bleus. Désenchantement suranné, léger : jamais de lourdeur chez Christophe.

De l’humour aussi : dans les années 80/90, il sort plusieurs albums ironiques, se lisant au deuxième degré, où il caricature sa réputation de séducteur (Succès fou, J’l’ai pas touchée, etc.).

Christophe devient une sorte de clown triste, lorgnant du côté de Nino Ferrer, celui du Sud et du champ de blé final.

Depuis, Christophe entretient sa rareté. Tout le contraire du Chiqué, chiqué. Christophe n’est pas une marionnette : il ne fait pas où on lui dit de faire.

Il produit un album quand il en a envie et estime avoir quelque chose à dire. Au besoin, il est capable de se passer de paroliers et de musiciens, voire de studios, ayant prouvé par le passé qu’il pouvait, bricoleur de génie, tout faire. Notamment dans son avant-dernier album très personnel de 2001, Comme si la Terre penchait.

C’est donc dans ce contexte intéressant, et somme toute assez rare, qu’une écoute attentive de son dernier opus s’imposait. Dans son come-back de 2002 à l’Olympia, il entrecoupait plusieurs de ses morceaux d’une brève adresse au public. Semblant se parler à lui-même, il murmurait : "le temps n’a pas d’importance".

Et si c’était vrai ? Si les soixante-trois coups qui viennent de sonner au clocher de la mairie des mots bleus ne comptaient pas ? Si les compteurs du flipper étaient un peu menteurs  ?

Eh bien oui, si l’on veut. Autant le dire tout de suite, l’album n’est pas franchement facile d’accès. Il ne s’écoute pas vraiment le bras à la portière sur la Promenade des Anglais, en rentrant ruiné du casino. Il est audacieux, baroque, crépusculaire, penchant parfois vers le lyrisme, l’épopée mystique, voire religieuse, par exemple dans Mal comme ou encore Parle-lui de moi.

Comme souvent, les chansons ne sont pas écrites sur le modèle classique couplet-refrain-couplet : c’est plutôt une association d’idées et d’images, des métaphores, des allitérations, reflet de l’esprit torturé et labyrinthique de cet oiseau de nuit.

Il est aussi truffé de références cinématographiques (David Lynch ou encore le merveilleux Portier de nuit, de Liliana Cavani, avec Dirk Bogart et Charlotte Rampling). On y croise Antonin Artaud. Même Isabelle Adjani vient y faire une pige pour le vieux monsieur classieux et désenchanté qui dit volontiers en interview qu’il est un "déchanteur".

C’est souvent luxuriant, avec les habituels synthétiseurs, atténués cette fois par un retour net du piano et habillés du tissu soyeux des cordes.

Du panache, du mystère, de la méticulosité. Un Christophe abouti, presque serein devant le crépuscule du dernier des Bevilacqua. Merci, Monsieur, pour ces maux bleus.

[1] L’album Aimer ce que nous sommes est paru chez AZ.

Crédit photo : AZ productions


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