Christophe (Daniel) Bevilacqua : « et tous les longs discours futiles... »

par Sandro Ferretti
vendredi 17 avril 2020

Cela faisait trois semaines que c’était « comm’si la terre penchait » pour lui, selon le beau titre de cet album de 2001 qui a marqué le départ de Christophe vers le mystère, la sophistication et les « petits luxes » de ses prestations. Le départ de Christophe dans les eaux noires de la rade de Brest, dans l’ultime sous-marin, vers le bout du bout , n’est évidement pas qu’un drame individuel pour ses proches, un manque irremplaçable pour la chanson française, chez qui la faucheuse s’est largement servie des meilleurs morceaux, ces derniers temps. Non, cela renvoie à nos vies à nous, nos petites histoires suicidées, nos banlieus du coeur et de la mémoire, nos Daisy et nos petites filles du soleil parties il y a déjà bien longtemps. Que nous en ayons honte ou que nous le revendiquions.

Pour respecter le titre extrait des «  mots bleus  », je ne serai pas long. D’abord parce que j’avais déjà écrit sur Christophe en 2009 pour la sortie de ce qui restera son meilleur album ( « Aimer ce que nous sommes ».) et qu’il y a peu de chose à rajouter depuis. Aussi parce que, comme un photographe, je voudrais évoquer « le beau bizarre » en le laissant chanter, et aussi par le prisme de l’élégance et de la fidélité en amitié qui le caractérisait.

Non, cette histoire de Brest, ça ne vous ressemblait pas du tout. Déjà, cet étrange voyage en train, vous qui n’aimiez que les belles voitures (avant de vous voir annuler le permis une nuit de 1989 sur le boulevard circulaire de la Défense, en Ferrari 348 TB ).

Et puis Brest, ses eaux lourdes et noires comme du fuel lourd, ses sous-marins atomiques, ses putes et ses marinières…Si loin des « odore di femina », des pins parasols et des cyprès de la villa Medicis. Si loin des cyprès du Frioul de vos parents. Si loin de Juvisy-sur Orge…

 

C’est pourtant là qu’il y a eu clap de fin. C’est un autre Christophe (oui, je sais, votre vrai prénom c’est Daniel, mais ce « Christophe » vous vient du pendentif de St Christophe offert par votre maman pour vous protéger des coups du sort et des dérapages non contrôlés en Lamborghini Miura à Juvisy sur Orge, dans une autre vie) qui disait qu’il fallait quitter Brest. Christophe Miossec, le chouette brestois à chapeau, à la voix tailladée comme des poignets.

 

« Est-ce que toi aussi, ça te bouleverse,

ces quelques cendres,

Est-ce qu’aujourd’hui au moins

quelqu’un te berce ? »

 

Un prophète, ce Miossec.

Alors oui, « que la pluie cesse ».

 

Vous avez résisté 20 jours à l’appel du large, du bout du bout, la lisière de l’autre monde. C’ est étrange de finir comme ça et ici. Vous le sculpteur de son, l’esthète des flippers et des juke-box, le maniaque de la disposition des rondelles de citron dans le verre de whisky sour. « Le danseur de l’immobilité », selon le joli mot de Jean Fauque.

 

De là-haut, le grand Bashung vous envoie des mots bleus à plaquer sur vos maux.

Bashung et vous, c’est une vieille histoire d’amitié pudique mais têtue.

Dans la fin des années 60, vous apparteniez au même label quasi inconnu « Labrador », ( ça ne s’invente pas) au 55 de la rue Pierre Charron. Le label d’André Georget, le « parrain historique » de Bashung. Vous partagiez les mêmes Revox et le même studio merdique, où il fallait attendre son tour, en déjeuner au restaurant d’à coté. Bashung dit que vous étiez le type avec qui il a le plus déjeuné, alors même que l’un comme l’autre, vous êtes devenus des oiseaux de nuit.

Et puis les années passent, le succès arrive pour l’un comme pour l’autre, et vient l’été 1991. « Osez Joséphine » ( l’album comme la chanson) est enregistré à Memphis avec Jean Fauque comme parolier exclusif.

Christophe a eu vent des maquettes ( une fuite chez « Barclay » qui n’est pas encore Universal). Il appelle Jean Fauque qui est dans la cuisine de son petit moulin près de Dreux, et qui se réveille dans les effluves de café à l’heure où Christophe va se coucher. Christophe , avec sa voix mi aiguë mi eraillée, saccadée comme un rafale de pistolet mitrailleur, entrecoupée de ces fameux «  comment  » lâchés tous les trois mots, dit à Jean :

« Tu n’avais pas le droit. Cette chanson, elle était pour moi. Tu aurais du me la proposer d’abord... Ca va être un tube énorme ».

Et c’est vrai qu’avec le recul, le violon aigu qui dérape comme un démarreur grippé au givre de janvier, ça se serait très bien accordé avec le timbre perché et cristallin de Christophe.L’histoire en a décidé autrement.

 

En 2004 , l’histoire continue à distance : AB demande à Christophe l’autorisation de reprendre «  les mots bleus ». C’est oui. Et Bashung dépossédera durablement Christophe de ce « bijou de famille »( avec Aline et les Marionnettes) tellement il en fera autre chose. Tellement que beaucoup de moins de 30 ans aujourd’hui croient que c’est une chanson du « Bash ».

 

 

Cette magistrale reprise qui vous a fait dire, ce jour de 2004 à la Brasserie Wepler, aux sept que nous étions à table, « cette chanson ne m’appartient plus. C’est une chanson de Bashung ».

 

Ce même Bashung qui, échange à distance de bons procédés d’amitié fidèle et pudique, vous avait (sans que vous ne le compreniez alors) répondu avec « Alcaline  ». Clin d’œil à Aline, et surtout aux mots bleus avec « t’aime plus les mots roses, je t’écris ».

Après sa mort, vous aviez repris ces messages cachés, en rajoutant « que je te crie ».

Et ça le fait toujours d’entendre cela, quand on connaît le dessous des cartes :

 

Oui Mr Bevilacqua, il vous faut remettre votre gilet de soie rose, repartir vers la Dolce Vita sur votre Vespa, comme ça, en conduisant d’une main, en vous prenant pour Ben Hur. Daisy partira, bien sûr, elles finissent toutes par partir.

Mais vous, on dirait que vous repartiriez pour les jardins de la Villa Medicis de la Bella Citta, comme ce soir magique de mai 2014. Vous auriez retrouvé votre humour et votre autodérision au moment des rappels, comme ici.

 

Il y aurait aussi Lita, vous vous souvenez, celle qui « habillée comme déshabillée, déréglait les heures ».

Oui, il faut :

« stopper la course.

Prendre sa main

L’été prochain. »

 

Cette Lita, elle est mieux que Daisy.

Et elle vous dit que non, il ne fallait pas lâcher la barre des deux mains.

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- Crédit photo :

-Eric NAHON , pour « longueurs d’ondes » (vignette)

 


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