« Cosmopolis » de Cronenberg : décevant

par Vincent Delaury
mercredi 30 mai 2012

New York de l’après crash financier de 2008. La galaxie Wall Street bat de l’aile. Le capitalisme touche à sa fin. Dans sa limousine blanche, un jeune loup de la finance, Eric Packer, golden boy aux revenus abracadabrantesques, n’a qu’une seule obsession : se faire couper les cheveux chez son coiffeur. Mais Manhattan est paralysée par le cortège présidentiel, le locataire de la Maison Blanche étant dans la Grosse Pomme. Cerné par le danger, Packer traverse une ville bientôt à feu et à sang : il s’apprête à vivre les vingt-quatre heures les plus importantes de sa vie.  

 

Le dernier film de David Cronenberg est une adaptation du roman éponyme culte de Don DeLillo (2003). Cronenberg-Pattinson-DeLillo, trois noms en tête d’affiche comme nous le rappelle la bande-annonce tonitruante du film : on aurait pu s’attendre à un cocktail explosif mais, étonnamment, et ce malgré certains articles de presse dithyrambiques, ce film n’arrive pas vraiment à convaincre, n’atteignant ni le statut de grand film (malade ?) ni même celui d’objet culte. C’est peu dire que, malgré une forme séduisante [des cadres au cordeau, de belles lumières, un réel parti pris de mise en scène (une limousine comme unité de temps, de lieu et d’action), de bons acteurs], on s’y ennuie ferme. On regarde poliment Cosmopolis parce qu’il est d’une grande signature : Cronenberg est un des cinéastes contemporains les plus importants d’aujourd’hui. Mais, avec Cosmopolis, selon moi, le Canadien ne retrouve ni l’audace ni l’éclat graphique de son Crash (1996, Prix spécial du jury à Cannes, film tiré du roman éponyme de J. G. Ballard). Crash était un film, moralement et visuellement, réellement dérangeant ; Cosmopolis, non, rien ici qui ne fasse grincer des dents : d’ailleurs il a été catégorisé par le CNC « film tout public », ce qui n’arrive pas toujours, c’est le moins qu’on puisse dire, au sulfureux Cronenberg. Crash, de par le dispositif radical et minimal des deux films, c’est le film auquel on pense le plus devant Cosmopolis, avec également, du même réalisateur, Videodrome (1982) et Spider (2001), parce qu’avec ces films on voyage au cœur du cerveau humain et que leurs personnages principaux, en huis clos et au bord de la folie, évoluent dans un univers parallèle des plus asphyxiants.

 

Oui, avec Cosmopolis, on s’attendait à un grand film, mais à vrai dire, on est déçu. D’ailleurs, et même si pour être honnête ça n’est pas forcément des plus révélateurs, ce film est reparti bredouille de la Croisette. Il y a pourtant de très bonnes choses dedans : on retrouve la force de frappe filmique et verbale de l’auteur culte de chefs-d’œuvre comme La Mouche, Faux Semblants, eXistenz ou A History of Violence. Dans Cosmopolis, certaines phrases prononcées, comme « Tu sens le sexe », « Votre prostate est asymétrique », « La suite logique des affaires, c’est le meurtre !  », cognent : on y ressent tout l’humour à froid et la charge caustique d’un cinéaste joueur. Et, au beau milieu du film, la séquence du « terroriste pâtissier », campé malicieusement par Mathieu Amalric, est excellente : on y ressent l’artiste-histrion engagé, en tant que grain de sable qui viendrait faire dérailler la machinerie d’un système capitaliste inhumain s’épanouissant dans un monde d’information-spectacle qui ne tourne pas rond ; pas impossible qu’ici Cronenberg rende hommage à l’entarteur belge Noël Godin qui n’hésite pas à tourner en farce le sérieux pontifiant de certaines figures médiatiques voulant faire autorité, du genre BHL et autres Rupert Murdoch. Le film porte en outre une belle réflexion sur l’art : on a les figures artistiques (le rebelle avec l’entarteur, le messie avec le rappeur soufi Brutha Fez) et le générique du début commence par un Pollock (la beauté du chaos ?) pour finir, à la fin du film, sur un Rothko, convoité par Packer : l’art, de par sa dimension spirituelle, est-il une forme de résistance au système ou s’est-il fait complètement bouffer par la bulle spéculative et les puissances de l’argent ? Très bonne réflexion, et d’autant plus d’actualité quand on voit les sommes colossales atteintes par certains chefs-d’œuvre de l’art en guerre autrefois contre tous les académismes : en mai, Le Cri (1895) de Munch, adjugé à plus de 119 millions de dollars et Orange, red, yellow (1956) de Rothko, vendu à 72,84 millions de dollars aux enchères. 

 

La trame de départ de Cosmopolis (tourner à l’intérieur d’une limousine) est un réel défi cinégénique, on attendait beaucoup de ce film, cinématographiquement parlant. Si formellement, sans être non plus transcendant, il emporte grosso modo le morceau. Au niveau narratif et dramaturgique, il est étonnamment plat. D’aucuns nous diront que c’est pour épouser la platitude de son personnage principal (le froid et insensible Packer), pourquoi pas !, mais au final ça donne un film qui bégaie, fait du surplace, évolue très peu, sans réel poussée d’adrénaline ni acmé dramaturgique, dommage. On a un antihéros qui rencontre sur son chemin des personnages hétéroclites (comptable, jeune épouse frigide, maîtresse, médecin…), cela donne donc une succession de saynètes pas déplaisantes, mais qui ne bousculent jamais vraiment ni Packer ni la trajectoire du film, à l’inverse du « surréaliste » After Hours (1985) de Scorsese, bien plus retors dans la monstration de son « odyssée ». Et, dans Cosmopolis, la violence de la rue manque de puissance, le film reste mou du genou à ce niveau-là ; les rapports extérieur (rues)/intérieur (limousine) manquent de contrastes et de tensions ; plus embêtant, le New York filmé n’est pas crédible, on n’y croit pas à la 47e rue de Manhattan parcourue d’Est en Ouest par Eric Packer - le film a d’ailleurs été tourné en grande partie à Toronto, ville fétiche du cinéaste. Enfin, la séquence finale avec un Paul Giamatti en surchauffe fait retomber paresseusement le film dans un schéma classique de film de genre, façon « le sommeil de la raison engendre des monstres », ici on bascule dans un « tunnel » mental comme avec Tim Robbins dans l’outre-tombe des films crépusculaires, au classicisme tout hollywoodien, que sont La Guerre des mondes de Spielberg et Mystic River d’Eastwood.

 

D’aucuns, pour défendre ce film (car il a dès à présent ses admirateurs… un tantinet aveuglés par le statut culte de son auteur ?), peuvent nous rétorquer qu’il est calme et plat parce qu’il suit fidèlement la trame linéaire du roman dont il est issu. Mais, ce qui convient à un roman (un univers en huis clos, des phrases sentencieuses) passe-t-il comme une lettre à la poste au cinéma ? Quand on voit Cosmopolis, pas sûr. Certaines phrases doctes, se voulant essentielles : dans un roman on peut les relire pour essayer de mieux les comprendre, dans le Cronenberg on devine que les dialogues du livre sont repris mot pour mot, on sent que des phrases importantes sont dites sur le « cyber-capitalisme » et ses limites (le doute sur la toute-puissance de l’ordinateur), pour autant elles s’enchaînent les unes après les autres, au risque d’un trop-plein qui tuerait dans l’œuf leur efficacité conceptuelle et leur force de pénétration dans notre esprit. Plus embêtant, Avec Cosmopolis, on s’attend aussi à un film qui, sans être forcément un brûlot anticapitaliste, pourrait se montrer percutant pour en dénoncer les dérives mais, tout compte fait, il reste trop poli, trop lisse, trop sage, il ne décolle jamais vraiment des stéréotypes : Wall Street, c’est un monde aseptisé ; les traders sont des monstres froids ne pensant qu’aux algorithmes, qu’au sexe et qu’au fric ; le système court à sa perte ; le monde financier est pourri. Bref, on connaît la chanson. Rien de prémonitoire ou qu’on ne sache déjà, comme si Cosmopolis, sur ce plan-là (critique du système), avait déjà un certain retard à l’allumage. En fait, selon moi, le très bon film actuel pour dénoncer la finance en roue libre, façon « Un spectre hante le monde... »*, ce n’est pas Cosmopolis (que du 1 sur 5 pour moi), c’est Margin Call de J.C. Chandor, toujours dans les salles. Un conseil, et n’en déplaise aux ayatollahs de la cinéphilie adepte de la sacro-sainte politique des auteurs, allez voir celui-ci plutôt que le Cronenberg, on s’y ennuie nettement moins !

 

* Les premiers mots du Manifeste du Parti Communiste (1848) de Karl Marx.


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