Courbet et « Le retour de la conférence »

par Fergus
mercredi 14 février 2018

Le peintre naturaliste Gustave Courbet a toujours aimé, par le biais de son art, défier l’ordre établi et le conformisme bourgeois. Le comble en matière de provocation a bien sûr été son tableau « L’origine du monde », cette œuvre sulfureuse qui, pour la première fois dans l’art pictural, montrait en gros plan un sexe de femme. L’artiste franc-comtois n’en était pas à son coup d’essai : quelques années plus tôt, un autre de ses tableaux avait fait scandale. Pas de nu en la circonstance, mais un groupe de prêtres ivres et grotesques, de retour d’une « conférence » ecclésiastique bien arrosée...

Le retour de la conférence

En réalité, le scandale a toujours plus ou moins accompagné Gustave Courbet (1819-1877) depuis qu’ayant abandonné les portraits aux abords de la trentaine, il s’est mis à peindre les gens de condition modeste dans leur environnement. Un enterrement à Ornans est présenté à Paris au Salon de peinture de 1850. La toile monumentale (6,68 x 3,15 m) est accueillie avec une grande sévérité par la plupart des critiques d’art qui en dénoncent la « vulgarité ». Cela tombe bien : Courbet entend précisément « peindre le vulgaire et le moderne ».

En l’occurrence, l’on reproche à Courbet – ce provincial instinctif – sa rupture radicale avec les usages académiques du temps qui imposent aux peintres de s’en tenir, soit aux sujets historiques, mythologiques, allégoriques ou religieux, soit à la représentation des grands de la société. Rien de tel avec ces obsèques « triviales » où l’on ne voit, peints grandeur nature tels des puissants personnages, que des gens ordinaires de la petite localité du Doubs où est né l’artiste. Comble de la provocation, deux hommes, font face au prêtre de l’autre côté de la fosse, et l’un d’eux, main ouverte tendue vers la tombe, donne l’impression d’officier à sa manière, résolument laïque comme le suggèrent implicitement les vêtements de ces deux personnages habillés à la mode des révolutionnaires de la Première république.

Un enterrement à Ornans n’est d’ailleurs pas la seule toile de Courbet à heurter les esprits conventionnels de ses contemporains de la grande bourgeoisie et du monde des arts en cette année 1850 marquée par les soubresauts de l’éphémère Deuxième République. Figurent également au Salon deux autres tableaux tout aussi « triviaux » : le premier met en scène les Paysans de Flagey de retour de la foire ; le second, intitulé Les casseurs de pierre, heurte encore plus les bons apôtres de l’académisme et.la bien-pensance bourgeoise.

Sont représentés sur cette toile de 2,57 x 1,65 m deux ouvriers, grandeur nature là aussi, en charge de briser des blocs de roche à la massette. Tous deux sont éclairés par un soleil cru sur un fond sombre. Pauvrement habillés de vêtements rapiécés et déchirés, l’un chaussé de galoches, l’autre de sabots, les deux hommes sont totalement accaparés par un rude labeur semblable à celui des forçats. L’absence d’expression faciale – l’homme de gauche est de dos, et celui de droite de profil, le visage masqué par l’ombre de son chapeau – vient en outre renforcer l’impression d’anonymat liée à cette ingrate condition.

Vivement contesté, ce tableau – considéré de nos jours comme l’œuvre fondatrice de la « peinture réaliste  » – alimente les critiques acerbes des tenants de l’académisme. D’aucuns jugent même cette toile d’inspiration « socialiste »*. Et cela bien que Courbet ait jusque-là été peu engagé en politique, malgré sa rencontre quelques années plus tôt avec Pierre-Joseph Proud’hon (1809-1865), originaire comme lui du Doubs, et la fréquentation des intellectuels progressistes qu’il fréquente à la brasserie Andler, à deux pas de son atelier parisien de la rue Hautefeuille.

Détruire cette cochonnerie !

Tandis que Proud’hon purge une peine de trois ans à la prison Sainte-Pélagie (Paris 5e) pour avoir publié un pamphlet anti-gouvernemental, Courbet fait un séjour à Saintes. Comme le théoricien du « socialisme libertaire », mais aussi comme son grand-père maternel – un sans-culotte réputé « bouffeur de curés » –, le peintre est un anticlérical convaincu, ce qui ne l’empêchera pas, au titre de ses fonctions de Président de la Fédération des Artistes, de tout faire durant la Commune de Paris en 1871 pour protéger des bombardements versaillais les œuvres religieuses. Mais on n’en est pas là en 1863. Une fois de plus, Courbet entend provoquer, et c’est en conscience de la colère qu’il va provoquer qu’il peint en Saintonge un tableau dénommé Le retour de la conférence.

C’est un groupe de sept prêtres avinés qui est exposé sur cette œuvre satirique de grande taille (3,30 x 2,30 m) que Courbet a située dans la vallée de la Loue, près de l’ermitage Notre-Dame du Chêne. L’un des prélats est juché sur un âne dans une posture grotesque, soutenu par un compagnon de beuverie pour ne pas chuter ; les autres prêtres, non moins ridicules, vont à pieds, l’un d’eux étant lui aussi en soutien d’un compagnon complètement ivre et incapable de marcher seul. Aucun doute possible : ce retour d’une conférence ecclésiastique, où l’on a manifestement plus sacrifié à Bacchus qu’à Dieu, est destiné à se moquer de la religion et de ses serviteurs. L’attitude du couple de paysans qui figure sur la gauche du tableau vient d’ailleurs renforcer la parodie, l’homme étant saisi de fou-rire à ce spectacle saugrenu.

« J’avais fait ce tableau pour qu’il soit refusé. J’ai réussi. » Comme il l’avait espéré, le peintre est recalé au Salon de peinture 1863. Il l’est même au Salon des refusés, créé cette année-là à l’initiative de Napoléon III alors qu’ Édouard Manet s’y fait un nom avec Le déjeuner sur l’herbe, œuvre qui déclenche l’une des plus violentes polémiques de l’époque, plus forte encore que celle qu’a provoquée « l’immoralité » des curés en goguette. Qu’à cela ne tienne, Courbet est satisfait : il entendait défier le pouvoir impérial et ses alliés cléricaux, « savoir le degré de liberté que nous accorde notre temps », écrivait-t-il au critique Albert de la Fizelière. Voilà qui est fait : avec ces deux refus, le peintre est comblé. Il l’est d’autant plus que de nombreux visiteurs se pressent dans son atelier de la rue Hautefeuille pour admirer l’objet du scandale, et qu’en 1865 Proud’hon lui apporte un soutien sans réserve dans son ouvrage posthume intitulé Du principe de l’art et de sa destination sociale.

Hélas pour le patrimoine national, après avoir été vendu en 1881 à l’ Hôtel Drouot puis exposé à Gand et à Paris dans la galerie Georges Petit, le tableau est, si l’on en croit le Bulletin de la vie artistique de 1920, acquis par un financier catholique fortuné désireux de détruire « cette cochonnerie, impie et scandaleuse ». Et de fait, Le retour de la conférence a bel et bien disparu depuis cette date, tout comme Les casseurs de pierre, détruit lors d’un bombardement de Dresde en 1945. Il reste par chance quelques photographies et esquisses de ces deux œuvres, sans compter les documents conservés au musée Courbet d’Ornans, dans la maison natale du peintre comtois.

Louis de Geofroy y fait cette allusion dans un article de la Revue des Deux-Mondes consacré au Salon de 1850 : « J’ai entendu dire que c’était là de la peinture socialiste. Je n’en serais pas surpris, le propre de ces sortes de doctrines étant, comme on sait, de donner pour grandes découvertes et derniers perfectionnements les procédés les plus élémentaires et toutes les folies qui, depuis le commencement du monde, ont traversé la cervelle de l’humanité. Dans tous les cas, tant pis pour le socialisme ! les tableaux de M. Courbet ne sont pas pour le rendre attrayant. »

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