De Lea à Lalo, en passant par la Grande Faucheuse (hommages)
par Vincent Delaury
mardi 1er juillet 2025
La Grande Faucheuse ne fait pas de quartier, elle est égalitaire, « généreuse » à sa manière et démocratique. Rideau. Stanley finit ainsi son film-fresque et, puisqu'il est question ici de cinéma, « l’art de laisser revenir les fantômes » (membres fantômes ou corps entiers), selon Derrida, j'en profite, au passage, pour rendre hommage à deux figures importantes du cinéma international récemment disparues, l'actrice Lea Massari (30 juin 1933 - 23 juin 2025) et le compositeur de musiques de films Lalo Schifrin (21 juin 1932 - 26 juin 2025). Eh oui, les mois de juin sont meurtriers, pas seulement ceux d’avril. À ma connaissance, ces deux artistes du septième art n'ont pas collaboré ensemble mais, qui sait, là-haut, quitte à s’envoyer en l’air, il leur reste l'éternité et un jour pour l’ébauche de noces artistiques que l’on espère heureuses et fécondes.
- Lea Massari dans « Peur sur la ville » (1975, Henri Verneuil)
Lea Massari, la femme qui est morte deux fois
Lea Massari, de son vrai nom Anna Maria Massatani (son père ne voyait pas d’un bon œil qu’elle veuille devenir comédienne, ce métier de saltimbanque qui ne nourrit pas toujours — il voulait que le cinéma ne soit qu’une parenthèse, pour elle, dans sa vie) : morte deux fois. Dans la réalité, le 23 juin dernier à Rome (sa ville natale), à l’âge vénérable de 91 ans et, au cinéma, en 1975, dans Peur sur la ville (cf. le visuel en noir et blanc, l’actrice sur le tournage du long-métrage, en novembre 1974) — qui pourrait oublier la femme de banlieue parisienne (Courbevoie) paniquée au téléphone qu’elle incarnait, se jetant d’une grande tour-dortoir parce qu’un tueur en série frappadingue, un dénommé Minos, flippant au possible, porteur d’un œil de verre diabolique, la harcèle depuis quelque temps ?
Elle, cette Nora Elmer, a un amant et ce cinglé mystérieux, à la morale élastique et à géométrie variable, la menace de mort car elle continue, la bougresse, de le voir même après la mort de son mari. Lea Massari y jouait si bien la trouille, on suffoquait avec elle. Il faut dire que la musique entêtante et stridente du film, signée Ennio Morricone, participait de cette ambiance anxiogène, magnifiée par une mise en scène solide, à l’américaine, d’Henri Verneuil (souvent bêtement sous-estimé en France par les filmologues snobinards) et par un casting quatre étoiles : Bébel, dans toute sa splendeur seventies, son charme canaille y fait des étincelles, aux côtés de son complice (inspecteur) Charles Denner, de Jean-François Balmer, y campant, rappelez-vous, de manière savoureuse un étudiant rebelle gaucho… « moniteur à la faculté des sciences » (cela ne s’invente pas !), et du « psychopathe » hallucinant Adalberto Maria Merli, donc (acteur italien toujours en vie). Gosse, j’avais terriblement peur de lui, donc je comprenais très bien, à l’écran, la terrible angoisse contagieuse de Lea.
D’ailleurs, l’actrice italienne, qui fit carrière tant dans son pays de naissance (née fin juin 1933 dans la Cité éternelle) qu’en France, le regrettait également. Elle aurait souhaité faire plus de films. Il faut dire qu’elle n’avait pas les dents assez longues pour racler le parquet des grands producteurs quitte à y perdre une partie de son âme (mais comment, au fond, lui reprocher cette intégrité de conduite ?) : « Je ne suis pas du tout contente de ma carrière, dixit Lea à Télérama en 1976. J’aurais pu faire beaucoup plus entre 25 et 30 ans. (...) Il faut avoir les ongles dehors, le goût de la bataille. Il faut vouloir arriver à tout prix et, pour cela, être prêt à avaler beaucoup de choses. Je ne suis pas comme cela. »
Lea Massari, sans avoir Le Souffle au cœur (1971, Malle) ou le goût du Divorcement (1979, Barouh) envers le 7ᵉ art (La Femme en bleu - 1973, Deville - fut fidèle aux hommes de sa vie : elle fut, par exemple, mariée plus de quarante ans, chapeau !, à Carlo Bianchini, un ancien commandant de bord d’Alitalia, entre 1963 et 2004, époux avec lequel elle avait pris sa retraite en Sardaigne — c’est elle qui a divorcé), c’est tout de même, sur la durée, le charme à l’italienne : la bonhomie de la femme brune flottante et fataliste, assez azuréenne, avec une pointe de tristesse dans le regard. Feu Marie Trintignant avait aussi cette espèce de regard voilé qui la rendait glamour et attachante.
Tout avait bien commencé pour elle. Après des études d’architecture, « la Massari » incarne dans Du sang dans le soleil (M. Monicelli, 1955) un personnage inattendu de paysanne. Puis Renato Castellani crée tout spécialement pour elle le rôle de l’étudiante malicieuse de I sogni nel cassetto (1957), ça y est : sa carrière internationale est lancée.
L'avventura. C'est la vie que je mène avec toi. L'avventura. C'est dormir chaque nuit dans tes bras (Stone & Charden)
Delon, à la frontière des deux pays limitrophes (« Alain Delon » fut une immense star en Italie, dans l'Hexagone n’en parlons pas - seul Bébel le magnifique, sans oublier Louis de Funès, pouvait lui faire de l’ombre au box-office - mais aussi au Japon), lui allait bien au teint. Elle le croisera par deux fois, de L’Insoumis (1964, Cavalier) au Professeur (1972), chef-d’œuvre crépusculaire de Valerio Zurlini où elle joue une femme fatiguée carrément à l’Ouest, auprès d’un Alain Delon ténébreux, « par hasard et pas rasé » rajouterait Gainsbarre, encore plus fatigué : il y campe, ce Sale Rêveur (1978), un prof désabusé, Delon de loin, extérieur nuit, zoom sur l’animal blessé, mise au point sur lui, un bloc masculin de mystère, comme au cinéma (ça tombe bien, on y est), dans le plan elliptique, errant et silencieux, parmi les ruines de l’art. L’un de ses meilleurs films, à lui aussi.
Lea Massari, au fond, et avec le recul (travelling arrière sur sa trajectoire en dents de scie), connaissait Les Choses de la vie (1970, Sautet). Dedans, Piccoli lui préférait Romy (canevas classique : il délaissait son épouse, empesée, malgré elle, par le couple qui ronronne, pour sa maîtresse pétillante et printanière). Certes, ça se comprend : Romy, c’est ROMY, point barre, d’autant plus lorsqu’elle est magnifiée par le compositeur de haute volée - lyrique et sentimental - Philippe Sarde !
- « Les Choses de la vie » (1970, Claude Sautet) avec Romy Schneider, Michel Piccoli et... Lea Massari
Il n’empêche, cette femme actrice qui est morte, pourrait-on dire, par deux fois, via la magie du cinéma, nous manquera. Et c’est désormais en tant que fantôme bien-aimé - revoir l’un de ses films précieux, dont par exemple le subtil Rendez-vous d’Anna (1978) de la Belge expérimentale Chantal Akerman - qu’elle reviendra nous visiter. Prenons donc rendez-vous avec elle ultérieurement. Je lui laisse, pour l’instant, le mot de la fin (à Télérama, encore, toujours l’année 76) : « Il faut naître plusieurs fois dans la vie. Ou alors on meurt un peu tous les jours… » À méditer, avec ou sans limoncello. Ciao bellissima Massari.
Et, de Lea à Lalo, le lien léger mais loyal d’une même lumière s’éteint (©photos VD, pour la plupart). Aussi j’enchaîne avec Schifrin, par le subterfuge d’un fondu enchaîné. Pourvu que la greffe, entre images iconiques et sons grisants, prenne.
- Lalo Schifrin, en 2002. Photo Mark Mainz / Getty Images via AFP
Lalo Schifrin, l'homme aux 250 bandes originales
Dernièrement, et ça relève une fois de plus de la magie du cinéma, Lalo Schifrin faisait encore parler de lui, quand on voyait, pour une énième fois (et pour le plaisir, ajouterait feu Herbert Léonard), son nom prestigieux, aux yeux des cinéphiles et cinéphages (« Thème principal inspiré par »), affiché en grand sur écran, avec étincelles typographiques, effets pyrotechniques itou itou, lors de la projection, au cinoche, du p’tit dernier - pas si mal, l’increvable Tom Cruise, à plus de soixante balais (62 !), y fait toujours le job, quitte à se prendre définitivement pour Dorian Gray, pour qui l’âge n’est qu’un détail - de la franchise ultra rentable Mission impossible, The Final Reckoning (2025) réalisé par Christopher McQuarrie. Trop fort !
Avec des notes reconnaissables entre toutes, via ici sa mélodie culte en 5/4 (pour le thème de Mannix, autre série TV culte, ce sera en 6/8), au service des images, pour le cinéma et la télévision. Alors Lalo Schifrin… Staying Alive ? Non, dans le réel, il vient de casser sa pipe, un certain 26 juin 2025, des complications d'une pneumonie, à 93 ans, donc à un âge tout de même bien honorable pour tirer sa révérence, dans un hôpital de Los Angeles. Oh non, Lalo Schifrin, après Lea Massari et Arnaldo Pomodoro (un plasticien transalpin minimal de gros calibre — décidément ce mois de juin est meurtrier, artistiquement parlant), est mort, et ce n’est hélas pas du cinéma ou, oui je sais… facile, mission impossible. Very Dirty Harry…
La griffe d’un film, au-delà de la signature visuelle, c’est aussi son son, la BO, une affaire de style. Et, à ce jeu-là, l’Argentin Schifrin, à l’instar d’Ennio Morricone, était un des meilleurs ; le début de L’Inspecteur Harry (1971, Don Siegel), avec son ambiance sonore idoine, et poisseuse, devrait être enseigné dans toutes les écoles de cinéma ! C’est peut-être le cas d’ailleurs, tant cette atmosphère crapoteuse de fait divers est pénétrante, et idéale pour planter le décor, comme si on entrait déjà, et directement, dans la toile d’araignée terrifiante du tueur en série Scorpio. Eh oui, souvenez-vous : dans l’entame du premier - le meilleur de la saga, comme souvent ! - Dirty Harry, la caméra, après avoir survolé, si mes souvenirs sont bons, une plaque commémorative des policiers morts en service, plongeait sur une scène de violence froide : une jeune femme en bikini, hautement sexy, se baigne seule dans une piscine sur un toit ensoleillé de San Francisco, vue à travers la ligne de mire du tireur isolé Scorpio. Soudain, elle est abattue sans sommation, à distance, par une balle de fusil. Le bleu piscine, à la Hockney, se teinte de rouge alors que le corps s’effondre, amorçant un climat de brutale tension. En contraste, l’arrivée de l’inspecteur Harry Callahan (Clint Eastwood), flegmatique, lunettes noires et regard d’acier, cool tout en étant décidé à en découdre avec les pourritures, impose une figure implacable du flic dur à cuire, ni ému ni impressionné, bref Eastwood, avant Bronson, incarne le justicier solitaire, prêt à affronter la ville et ses monstres. Aussi, voyez ça, assurément, ce petit texte laudatif à l’égard de Lalo Schifrin, comme un Clint d’œil admiratif.
Avant cela, il avait été nommé à six reprises, sans succès, pour l’Oscar de la meilleure musique de film. Pour autant, il avait tout de même obtenu quatre Grammy Awards pour des partitions destinées à des séries télévisées. Comment en est-il arrivé là, lui, au départ, le petit pianiste argentin (qui tout de même assez rapidement parvint à vendre des chansons à Eddie Barclay et joua même, dès 1955, avec son compatriote Astor Piazzolla lorsqu’il représenta l’Argentine au Festival international de jazz, salle Pleyel — il adorait Paname, y ayant vécu pas mal d’années étant jeune) ?
Boris Claudio Schifrin, dit bientôt « Lalo », naît à Buenos Aires le 21 juin 1932, dans les dicos de cinoche, on le classe, pour faire vite et simplifier, « musicien américain d’origine argentine ». Son père, issu d’une famille juive d’origine russe, occupe le poste de violon solo de l’Orchestre philharmonique du Teatro Colón (l’Opéra de la capitale argentine). À 6 ans, le gamin débute l’apprentissage du piano avec un certain Enrique Barenboim — pour la petite histoire, son fils Daniel, qui naîtra en 1942, ne sera autre que le pianiste et chef d’orchestre d’envergure internationale. « Adolescent, quand mon père a vu que je commençais à écouter des disques de jazz à la maison, que j’en jouais au piano, il s’est inquiété, craignant de me voir basculer du mauvais côté (l’alcool, la drogue, les bars, les prostituées), racontait Lalo à Georges Michel dans une série d’entretiens, aux éditions Rouge profond. Il ne comprenait pas que c’était devenu pour moi une obsession musicale. »
Jazzman consacré en Argentine au cours des années 1950, Lalo Schifrin part pour New York en 1958 et pour Hollywood en 1962, la Cité du cinéma où il devient arrangeur de Dizzy Gillespie (d'abord pianiste de jazz, il a joué dans le quintet de cet illustre jazzman afro-américain, l'un des plus grands trompettistes de jazz et une figure majeure du bebop) – entre-temps, Schifrin a suivi les cours d'Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris, avant de s'installer aux États-Unis et de devenir le compositeur attitré de la MGM (Metro-Goldwyn-Mayer), le célèbre studio de cinéma hollywoodien, connu pour son logo au lion rugissant et reconnu pour ses classiques du cinéma américain.
- Jane Fonda et Alain Delon dans « Les Félins » (1964) de René Clément
En 1964, la BO des Félins (une production 100 % française, mais un film qui s'exportera très bien à l'international, d'autant plus qu'il réunissait alors deux beaux animaux qui crèvent l'écran, Alain Delon et Jane Fonda, genre « Moi, Alain. Toi, Jane », sur fond de thriller psychologique à énigme teinté de film noir, où le glamour de la Riviera contraste avec une tension sourde et vénéneuse), le fait remarquer. Sa partition musicale ample, et étrangement hybride, s’enroulant finement dans de la musique symphonique et électronique, s’apparente à du jazz heurté, aux sonorités modernes accrocheuses et aux lignes de fuite et d’angoisse très appuyées. C’est déjà un coup de maître. « Si l’on compare ma carrière cinématographique à une maison, Les Félins en sont la fondation », précisera le compositeur lui-même à Stéphane Lerouge en 2004 au sein du livret du CD de la bande originale du film édité chez Universal Music France (collection Écoutez le cinéma !), ajoutant (page 09) : « Pour moi, composer Les Félins, c’était comme passer une thèse. La soutenance a duré deux mois, René Clément était mon président de jury ! (Rires) Un jour, il m’a dit un beau compliment : "Avec vous, en plus de la musique, on peut débattre de tas d’autres sujets !" Sans fausse modestie, ça m’a touché… Mais, en réalité, je crois qu’il m’étudiait. Il voulait savoir s’il pouvait avoir confiance en moi. De mon côté, j’avais envie de lui montrer que j’étais digne de cette collaboration. À l’arrivée, Les Félins m’ont donné davantage confiance en moi-même : les idées, les ambitions orchestrales que j’avais en tête pouvaient prendre forme, se concrétiser. Cette partition contient ma double passion pour le jazz et la musique moderne, sans doute aussi l’influence d’Olivier Messiaen, l’un de mes maîtres. L’écriture est parfois lisible, parfois abstraite, elle traduit un climat vénéneux, entre séduction et angoisse. Quelques années plus tard, j’ai retrouvé une atmosphère comparable dans Les Proies de Don Siegel, où Clint Eastwood se retrouve prisonnier d’un pensionnat de jeunes filles… Voilà donc pour la musique des Félins et ma relation à René Clément. C’était un maître du cinéma classique. On a failli devenir amis. Mais il y avait une grande différence d’âge. Et il sentait le respect que j’avais pour lui… C’était il y a quarante ans, mais les deux mois que j’ai passés auprès de lui sont loin de s’éteindre en moi. »
Le silence, c’est la continuation de la musique
Autre coup de tonnerre : sa musique pour Bullitt (1968, Peter Yates), avec la star pétaradante et virile Steve McQueen, au charisme animal et… automobile redoutable ! Avec, pour paradoxe notable, qu’elle fonctionne mieux de par ses silences affirmés, ou absence, que par un recours, on va dire plan-plan (le genre canonique de la musique de film pouvant vite virer à l’académisme d’accompagnement), à la ligne mélodique habituelle.
Qu’est-ce à dire ? Eh bien, dans le solide Bullitt, qui tient encore bien la route (ce film américain de genre, thriller policier doublé d'action néo-noir, affiche 57 ans au compteur), accrochez vos ceintures (et vos oreilles), une course-poursuite spectaculaire se déroule dans les rues vallonnées de San Francisco mais, soudainement, la musique s’arrête au bout de quelques secondes ! Le réalisateur lui-même en voulait davantage, mais, au Monde, en 2016, Lalo Schifrin s’expliquera, et avec le recul, il avait raison : « Il voulait que je continue, et j’ai refusé. Je lui ai expliqué qu’il y avait déjà une orchestration avec les bruits des voitures et que, si on ajoutait une musique, il faudrait choisir entre les deux. Cette "musique concrète" était plus importante. Le silence, c’est la continuation de la musique, il en fait partie. C’est un son que l’on doit écouter. »
- Bruno Coulais, dans Paris, le 27 janvier 2001, ©portrait polaroid VD, lors d’une rencontre Fnac autour du film « Les Rivières pourpres » (2000, interdit aux moins de 12 ans) de Mathieu Kassovitz
Toujours dans Le Monde, mais plus récemment (dans un texte-hommage à Lalo Schifrin de Pierre Gervasoni, in papier Le compositeur Lalo Schifrin, étoile musicale d’Hollywood, #25036, 29 juin 2025, page 25), le compositeur français de musiques de films (Les Rivières pourpres, Le Peuple migrateur, Les Choristes) Bruno Coulais revenait, avec vista, sur ce choix judicieux (la présence par l’absence), digne d’une malicieuse stratégie sonore façon less is more (ou comment savoir interrompre le flux musical s’avère à l’arrivée, et dès le départ sur les chapeaux de roue, payant) : « Les bruits des moteurs deviennent presque une variation de ce qu’on vient d’entendre, on observe le même objet mais de façon différente. Un peu comme un solo de batterie dans un morceau de jazz », ajoutant, pour témoigner ouvertement de sa dette envers le maestro Lalo Schifrin, qu’il admire chez lui « la liberté orchestrale, sa façon de mélanger des timbres hétéroclites sur une base très rythmique à caractère jubilatoire. » Jubilatoire, c’est exactement ça : la musique estampillée Schifrin met en joie et nous rend immédiatement complices avec son inventif compositeur, qui a plus d’un tour dans son sac pour nous surprendre.
Alors, in fine, comment définir la musique de ce virtuose ? À Libé en 2016, Lalo Schifrin, qui aimait régulièrement venir en France (la Cinémathèque française, à Paris, lui avait consacré une rétrospective cette année-là et il était venu sur place, à près de 85 ans, vivace et smart, lunettes sur le nez, remémorer, devant une salle comble, son background musical hautement diversifié, puisant aussi bien chez des jazzmen illustres, et puissants, comme John Coltrane, Miles Davis, Oscar Peterson et Bud Powell que chez des compositeurs dits « classiques » comme Igor Stravinsky, Belà Bartok, Maurice Ravel, Olivier Messiaen et autres Arnold Schoenberg), avait déclaré : « Je n’ai pas de problème d’inspiration. Je me mets à composer, et la musique vient toute seule. Je le sais. La musique est une solution. Liszt, Chopin, Vivaldi, Berio, même Guillaume de Machaut, ce que l’on entend d’eux est une solution. »
Pour ma part, au sujet de Lalo, je dirais que sa musique, qui pour beaucoup d’entre nous est des plus familières (mission possible que de la connaître ! tant elle est culte et jouée, partout dans le monde, encore aujourd’hui), était jazzy et rock, parfois psychédélique et funk, à l'aise bien sûr avec le tango et la bossa, du fait de ses origines (le bain sonore voluptueux de l’Amérique latine), mais c’est simple : il pouvait tout jouer. C’était un caméléon, il le reconnaissait lui-même d’ailleurs, sans jamais pour autant perdre sa patte sonore. Quitte, pour celle-ci, à carrément se passer de se mettre en branle pendant certains plans, via l’audacieux Bullitt. « Ce qui le caractérise le mieux, c’est son groove », disait Thierry Jousse dans un Ciné tempo (de France Musique) consacré, l’hiver 2023, au maître Lalo Schifrin : c’est on ne peut plus juste.
Et, à coup sûr, nous ne sommes pas prêts, cinéphiles ou non, de nous arrêter de nous laisser grave séduire, encore et encore (car sa musique, en quête permanente d’inventivité, est vraiment bonne), par son langage musical très vaste, nous faisant généreusement voyager, du jazz à la tradition latino-américaine via le classique et le baroque, voire le dissonant, flirtant même, par moments, avec le dodécaphonisme du XXe siècle à la Alban Berg ou Pierre Boulez, telle sa partition discordante, limite atonale, et un brin malaisante pour le flippant Amityville.
Allez, ciao Lalo (21 juin 1932, Buenos Aires – 26 juin 2025, Los Angeles), et merci pour la ballade musicale globalement emballante — votre musique, à n'en pas douter, était déjà, pendant plus de quatre décennies, un sacré film en soi.