De Minos à Thésée et Ulysse : Relecture systémique du « choc de civilisation » en Grèce héroïque

par jean-jacques rousseau
lundi 19 août 2013

Notre hypothèse de base [a] est qu'il existe une logique propre au développement, à la prospérité et au déclin d'une société. Cette approche permet de dépasser un récit historique tronqué, basé sur des faits ponctuels ou des événements fortuits pour ancrer l'interprétation dans une analyse systémique globale et multifactorielle[b]. Ainsi la société est considérée comme un système autonome doté d'une certaine finalité, d'objectifs à réaliser sur la base d'une organisation multipolaire et fonctionnelle.

Nous avons arbitrairement désigné ces pôles fonctionnels sous les termes de modèle social, culturel, économique et politique. L’intérêt d'une telle approche analytique est triple : nous pouvons tenter de déterminer quels sont les facteurs qui favorisent la phase de croissance sociale ; de stabilité et de déstabilisation.

Les archéologues ont longtemps cru après la découverte de Troie par H. Schliemann à un âge d'or mycénien... Mais la persévérance dans la recherche, l'intuition qu'il n'y a pas de génération spontané a permis de découvrir un précurseur à Age du Bronze, une civilisation supérieure Minoenne. Mycènes en serait la pale copie et l'accompagne dans un déclin vers les « ages obscurs ». Alors que la poésie homérique se révèle une véritable hagiographie de l'aristocratie mycénienne, évoquant des hauts faits de conquêtes ; elle pousse à négliger le niveau réel de compétence de l'élite achéenne dans la gestion civile. Ulysse illustre un cas peu glorieux d'activité de piraterie mycénienne en méditerranée. Et alors qu'on valorise cette image du conquérant, on fait moins de cas du rôle d'administrateur et de négociateur de Thésée pourtant reconnu par les historiens athéniens classiques comme à l'origine de l'organisation de la cité-État et de son autorité politique.

Nous avons survolé dans un article précédent [1] le moment de la rencontre entre l'invasion achéenne et la civilisation minoenne sans véritablement insister sur la valeur de l'ancien modèle minoen et les raisons de la faillite du nouveau modèle mycénien. Or il était nécessaire – afin de justifier cet échec et révéler les interactions systémiques sous-jacentes - de mettre en évidence la complexité et la stabilité du système palatial et les vices profonds du modèle mycénien qui l'ont rendu inapte à reproduire les conditions de paix sociale et de prospérité économique après la conquête du territoire et l'usurpation mycénienne.

C'est l'objet de cet article de contribuer à complémenter et éclairer cette séquence historique. A cette fin la méthodologie systémique - selon l'intention de faire entrer cette notion dans le discours sur l'histoire des sociétés - nous permettra, en distinguant entrants, extrants et dispositif, d'évaluer de façon plus ou moins sommaire le formidable potentiel du système minoen et par opposition le faible niveau culturel et éducatif des nouveaux maîtres achéens qui s’avèrent in fine incapables de concevoir ou d'intégrer les exigences implicites de gestion d'un modèle social complexe. Ainsi la tentative mycénienne - bien que glorifiée par le mythe - ne restera qu'une imposture aristocratique, la caricature barbare (voir proto-féodale) et décadente d'une brillante civilisation crétoise.

Cette relecture systémique permet la déconstruction du mythe de l'aristocratie achéenne ou mycénienne qui transmis jusqu'à nous notamment par les poèmes homériques, et ayant longtemps imprégné la culture occidentale ne résiste pas longtemps à l'analyse.

 

Le système palatial minoen

Nous avons déjà vu que la civilisation minoenne sur l’île de Crète s’avère fort ancienne. Elle a bénéficié des progrès culturels d'un fond de peuplement néolithique égéen qui maîtrisait l'agriculture, l'élevage, l'artisanat, et bénéficiait d'un réseau étendu d'échanges commerciaux. Ce fond de peuplement est apparenté sinon ethniquement du moins culturellement à la poussée migratoire anatolienne [2] entre 7500 et 3500 av. JC - génératrice des Cardiaux, Seskliens et Pelasges - qui propagera la culture du Néolithique vers l'Italie, la France, l'Espagne, la plaine du Danube, etc..

On retrouve chez les Pelasges Diminiens [3] qui occupent le territoire à l'age du Bronze « une facture préhellénique suggérant d’ailleurs des affinités avec le sumérien » [4]

Les chercheurs s'entendent sur la coexistence de trois civilisations apparentées aux Pelasges diminiens [5] à l'âge du Bronze : le Cycladique [6], l'Helladique [7] et le Minoen.

La mythologie grecque a servi de support aux recherches archéologiques. Ainsi Heinrich Schliemann [8] se lance dans une campagne de fouille à la recherche de la légendaire ville de Troie [9] puis de Mycènes [10] connue pour être la cité du roi Agamemnon dans la poésie homérique. « La « préhistoire grecque » devient un centre d’intérêt pour les savants qui redécouvrent ce qu’ils pensent être le monde d’Homère. Une nouvelle civilisation, baptisée « mycénienne », est alors mise en lumière par H. Schliemann, mais de nombreuses questions se posent encore et les esprits se tournent vers la Crète, une île représentée dans la mythologie grecque par le légendaire roi Minos ou encore par Idoménée, compagnon d’Agamemnon. En effet l’importance mythologique de la Crète conduit certains savants à penser que l’origine de la civilisation mycénienne est à chercher dans cette île. C’est ce qui pousse un archéologue, parmi les plus charismatiques du XXe siècle, le britannique Sir Arthur John Evans, à entreprendre les fouilles du site de Cnossos. Ces fouilles marquent l’histoire de l’archéologie avec la découverte d’une nouvelle civilisation, baptisée « minoenne » par A. Evans, mais aussi des écritures égéennes qui permettent aux historiens et aux archéologues d’entrevoir l’histoire du monde égéen à l’âge du bronze, et de lui donner une place nouvelle dans les études grecques. » [11]

Loin d'une civilisation primitive et grossière qui aurait précédé le « miracle grec », on s’aperçoit alors – au contraire - que l'Age du Bronze minoen [12] représente une civilisation beaucoup plus brillante. Les recherches mettent à jour d'immenses palais, constitués d’innombrables chambres, construits sur plusieurs étages et décorés de splendides fresques colorées.Loin d'une civilisation primitive et grossière qui aurait précédé le « miracle grec », on s’aperçoit alors – au contraire - que l'Age du Bronze minoen [13] représente une civilisation beaucoup plus brillante.

Cueilleuse de safran. Détail de fresque Palais de Théra (vers -1700 ?) [14]

« Ces palais étaient construits en pierre, mais les Crétois intercalaient dans les murs des poutres en bois, plus élastiques en cas de tremblements de terre. Les colonnes étaient en bois également, et plus étroites à la base qu'au sommet. Des puits de lumière permettaient d'éclairer toutes les pièces. Le plus remarquable, c'étaient les installations d'eau courante (captée à partir des sources voisines) et les égouts. »

Le Palais de Cnossos s’étend sur 30.000 m2 autour d'une place centrale, il comprend des magasins, des ateliers, des salles de cultes et sanctuaires, des appartements, etc. Il est doté d'un système d’approvisionnement d'eau courante et d'évacuation d'eau de pluie et des eaux usées. On découvre alors des objets précieux liés au culte ou à l'autorité, tels que des sceptres en or gravé, des sceaux, des tablettes ornées de signes scripturaux anciens et indéchiffrables. [15] On a pu ainsi déterminer qu’à cette époque la Crète dispose d'un réseau d'échanges commerciaux qui s'étend de l’Égypte jusqu'à l'Espagne dans toute la méditerranée.

Vue d'artiste du palais de Cnossos

« Se basant sur ses découvertes, Evans théorise l’organisation de la civilisation minoenne autour de la notion de « système palatial ». En effet les palais seraient au cœur de l’organisation sociale, politique et religieuse de la Crète au deuxième millénaire avant notre ère. Le palais semble s’imposer non seulement par sa taille et la richesse de ses décors, mais également par la sacralité qui s’en dégage. Pour Evans l’homme à la tête du palais serait un « prêtre-roi », une sorte de Juge suprême comme l’est Minos dans les Enfers, selon la mythologie grecque. »

Ce qui nous intéresse ici c'est la notion de système palatial. Il s'agit manifestement d'un type d'appareil d'Etat qui va permettre la régulation des flux d'approvisionnement et de distribution via un processus complexe de production, de contrôle de l'approvisionnement et de la distribution. Dès lors qu'il y a identification d'un système, nous pouvons le schématiser sous la forme d'un dispositif auquel sont associés des flux entrants, sortants et une boucle de rétroaction visant à stabiliser un processus finalisé (c'est a dire doté en toute autonomie d'une finalité et d'objectifs intermédiaires). Une caractérisation plus évoluée peut être faite selon les critères d'identification d'un système. [16]

Ici le Palais-cité de Cnossos [17] est représenté par un plan des fouilles laissant apparaître les murs, les communications et les chambres autour d'une place centrale. Il est défini comme un dispositif principal (B) destinataire d'un flux de ressources (A) et à l'origine d'un flux (C) régulé par une boucle de rétro-action selon un schéma systémique de type « boite blanche » [18].

Par exemple le flux entrant (A) peut-être un approvisionnement saisonnier en céréales, qui va être stocké à l’intérieur du dispositif (B) dans une chambre de réserve (On a retrouvé des jarres géantes pithoï pour conserver l'huile, le grain, le vin, le miel [19]) et distribué (C) en cas de pénurie selon un débit rationné en fonction des besoins et des réserves (régulation).

Mais le Palais minoen semble plus complexe qu'un simple entrepôt – outre qu'il a pu éventuellement servir à la production artisanale à l'image des temples égyptiens - il est surtout un centre culturel (et cultuel), politique et administratif.

On se concentre ici sur quelques aspects du système palatial mais une description plus complète intégrerait les relations avec d'autres sous-systèmes ou systèmes. Par exemple avec le territoire rural, les relations entre palais-cités de Crète ou plus distantes comme Théra, avec les autres cités pélasges diminiennes comme Mycènes, Troie en Anatolie ou celles avec les autres civilisations : les débouchés égyptiens, libanais, ouest-méditerranéens, les tribus achéennes, etc.

On notera aussi l'interaction forte de la civilisation minoenne avec le système géologique régional puisque qu'une série d’événements telluriques (tremblements, éruptions volcaniques, raz de marée) détruiront nombre de palais (éruption explosive du Santorin vers 1600 avant J.-C. et destruction de Palaikastro) qui seront reconstruits au-début du néo-palatial (-1700/-1400) selon certaines précautions et techniques antisismiques.

L'intérêt de cette présentation systémique est multiple : elle permet une représentation cohérente et fonctionnelle selon un langage pluridisciplinaire, la possibilité de modélisation des interactions et de formulation des processus ; donne la possibilité d'identifier et de d'expliciter une problématique dans l'organisation et le fonctionnement, de localiser un dysfonctionnement et proposer ou supposer des préconisations d'ajustement ; de compléter les lacunes des sources et des témoignages historiques puisqu'on doit associer à un produit : un dispositif, des ressources et une supervision et vice versa [20]. Ceci dans un contexte d'interaction avec d'autres systèmes humains ou naturels (géologique, climatique, etc.).

Ainsi à un niveau de civilisation humaine donné, on entrevoit un ensemble complexe d'interactions et d'institutions qui permettent d’esquisser un modèle culturel, social, économique ou politique. Des modèles a priori évolutifs qui permettent d'assurer autonomie, stabilité et prospérité d'une société.

Dans le cas minoen on entrevoit l’épanouissement, la permanence sur une longue période puis la désorganisation d'un haut niveau de civilisation. Un processus qu'il s'agit d'analyser par l'effet de synergie d'un ensemble de modèles fonctionnels.

Le modèle social trouve ses sources dans un héritage ancestral. Le peuplement Pelasque - on l'a vu plus tôt - est rattaché ethniquement et/ou culturellement aux Mureybetiens. Ceux-ci sont au Moyen-orient des précurseurs du néolithique. [21] Cette société de cultivateurs semble déjà dotée de fortes traditions de solidarité communautaire : « Les villages contiennent un grand bâtiment communautaire rond enterré. A l’intérieur se trouve une pièce centrale trapézoïdale, entourée de banquettes et de cellules de stockage des céréales (adoption des vases en pierre). Ce bâtiment peut aussi servir pour le culte des dieux (présence de statuettes) ou des morts (début du culte des cranes). » [22] On retrouve ici non seulement une forme archaïque du palais minoen mais aussi ses fonctions traditionnelles comme lieu de stockage, de culte ou de délibération. On observe également une permanence du modèle culturel avec les mêmes objets de culte : la Déesse-mère de la fécondité ; et le Dieu-taureau maître des animaux.

A l’époque du Palais minoen se retrouveront donc ces petits sanctuaires, ces anciennes idoles, des fêtes tauromachiques mais bien sûr également une série d’innovations correspondant à une nouvelle échelle d'évolution culturelle. Il s'agit non seulement d'un nouvel urbanisme et de normes sanitaires (eau courante, égouts, évacuation des eaux de pluies) mais d'administration d'un vaste territoire, de gestion de flux diversifiés de ressources, d'organisation [23] de routes commerciales [24] et d'aménagement de points de rupture de charges, de collecte et de distribution (ports, comptoirs, marchés) ; de négociation d'accords d'échanges et de droits. Tout ceci induit un modèle d'administration complexe : une écriture ; des sceaux [25] ; une hiérarchie bureaucratique (conseillers, comptables, secrétaires, inspecteurs, diplomates, etc.) ; des procédures d'évaluation et d'attribution des compétences ; des érudits [26] et un cycle d'éducation supérieure entre -2000 et -1400 av-JC !

Cette civilisation urbaine et pacifique basée sur l'agriculture et le commerce va traverser une série de calamités. Pour les anciens, la colère des éléments relève certainement d'un jugement divin. Les tremblements de terre dévastateurs et l'irruption des guerriers achéens sembleront une punition pour les mœurs impies ou dépravées des habitants des palais. Une licence que l'on peut deviner du fait de l'imbrication des activités dans un espace clos, d'une promiscuité permanente, d'une abondance luxueuse.

 

Thésée et Ulysse : la récupération mycénienne de l'héritage minoen

Les tribus hellènes indo-européennes en mouvement depuis le nord-est de l'Europe déferlent en plusieurs vagues sur les côtes méditerranéennes. Les Achéens ont déjà conquis sur le continent les places diminiennes d'Athenes, Mycènes et Tirynthe lorsqu'ils se tournent vers la luxuriante Crète minoenne.

On imagine la stupéfaction des cavaliers et guerriers achéens faisant irruption dans ces immenses palais minoens. Le mythe du minotaure dans son dédale de couloirs et de chambres imprègne durablement les esprits. Il reflète bien cette impression de confusion et d'univers labyrinthique (kafkaïen avant l'heure) que des hommes rudes ou peu informés éprouvent dans un complexe administratif moderne.

Leur premier mouvement sera de prendre possession des lieux et de s’étaler sur les trônes des magistrats pour se partager avidement les richesses découvertes de chambres en chambres. Ils vont ensuite prendre possession des navires, des ateliers dont ils découvrent les splendeurs. Ils leur reste à partager le butin humain, les filles et fils de courtisans, les artisans pour les attacher à leur service.

Ensuite on peut penser que la colère de la population locale exaspérée par l’incompétence des nouveaux maîtres à répondre aux nécessités d'une administration complexe ou le simple calcul militaire [27], conduit à l'incendie et la destruction des palais.

Mais curieusement, la civilisation Mycénienne [28] ne survivra pas longtemps à l'effondrement Minoen. La simultanéité relative entre la destruction de Mycènes et des palais crétois peut faire penser qu'ils ont été les victimes d'une nouvelle vague d'invasion hellène par les tribus doriennes. Une époque sombre succède à cet âge d'or : ce sont les « âges obscures » durant lesquels la Grèce perd tout rayonnement culturel, toute influence politique.

Deux figures de l'épopée mycénienne semblent révélatrices et déterminantes dans l'interaction avec le système minoen : Celle de Thésée et d'Ulysse. Il s'agit, à travers la déformation du mythe archaïque, de retrouver la piste d'une cohérence factuelle compatible avec l'analyse systémique.

Dans le mythe, Thésée fait partie d'une famille aristocratique d’Athènes, il est le fils naturel du roi Egée. Athènes comme tribut doit envoyer chaque année sept jeunes hommes et sept jeunes femmes à Minos le roi de Crète. Thésée s'embarque avec les autres jeunes gens sur un navire qui fait voile sans encombre vers la grande île et va présenter à Minos son souhait de combattre le Minotaure dans le dédale. Il sera soutenu dans son défi par Ariane la fille de Minos, amoureuse du héros athénien. La légende dit que son père Égée attend son retour avec impatience.

Rien dans ce récit légendaire ne contredit la réalité historique. On y retrouve une description de la puissance minoenne et la figure d'une autorité politique incontestée. Le Dédale est aujourd'hui considéré comme une représentation du palais-cité de Cnossos et le Minotaure à la fois comme une divinité antique du Dieu-taureau « maître des animaux » et l'animal à affronter dans les jeux tauromachiques traditionnels pour mesurer le courage et l'adresse des jeunes hommes. D'ailleurs Thésée est réputé pour avoir déjà participé à ces jeux à Marathon.

Ce qui est gênant c'est qu'on a pris cette aventure pour argumenter sur la violence tyrannique de l'empire minoen, sur la barbarie d'un sacrifice de la jeunesse athénienne, sur la nécessité de l'action décisive d'un jeune héros pour la libération nationale. Pourtant rien n'indique – outre la lutte contre la piraterie sur leurs routes commerciales - que les minoens se soient lancés dans la quête d'une hégémonie tyrannique. On sait que les minoens sont plutôt pacifiques [29] ; les armes ne sont pas le point fort de leur industrie et l'image du guerrier rarement représentée ou valorisée dans leur culture. D'ailleurs Minos est unanimement célébré pour son sens de la justice : « De son règne reste l'image d'un souverain juste et bon, que son père prenait souvent comme conseiller ou confident. Après sa mort, il devient juge des Enfers avec Rhadamanthe [30] et Éaque. Il s'occupe tout spécialement des gens qui ont été faussement accusés. » [31] Il semble que l'on ait retrouvé chez eux (à Cnossos) des traces de sacrifices humains, voire d'anthropophagie [32]. Mais dans l'état des recherches il s'agirait plutôt d'un cas isolé, bien que l'Ancien Testament rapporte des cas de sacrifices rituels dans la région [33], notamment autour du culte de Moloch-Baal [34].

En situant cette légende dans son contexte : Thésée a déjà pratiqué des jeux tauromachiques, il est libre d'aller et venir chez les Minoens, communique avec l'autorité et parvient à séduire la fille du Roi. Il est attendu chez lui par son père, etc. ; on pourrait croire qu'il ne s'agit que d'une épreuve mi-sportive, mi-religieuse comme les jeux de Marathon qui témoigne de relations de bon voisinage comme celles avec la cité de Troie d'avant la guerre homérique.

Il est donc possible que les cités Pelasges aient envisagé une politique de coexistence pacifique dans le cadre d'une «  pax minoanica  ». Une sorte de politique d'échange culturel qui se justifie par le fait qu'une partie de la Grèce continentale, occupée par les achéens mycéniens, reste peuplée de Pelasges apparentés aux Crétois et Troyens. Cette cohabitation imposerait d’elle-même une politique de conciliation et de compromis. Ceci d'autant plus que la civilisation minoenne sort affaiblie et traumatisée de l’éruption cataclysmique du Santorin (vers -1600). [35]

Outre cette expérience mouvementée, Thésée devient un éminent réformateur d'Athènes.

« Les origines du mythe remontent au VIIe siècle , notamment d'une épopée archaïque appelée la Théséïde, transmise de manière orale, et dont les appositions par écrits ont été perdus [...] C'est dans le courant du Ve siècle que le personnage de Thésée est récupéré par l'idéologie civique athénienne, qui fait de lui le fondateur de la cité, de son calendrier, de ses fêtes religieuses, et même de la démocratie. » [36]

« Sa réforme appelée synœcisme, c'est-à-dire réunir tous les peuples attiques en une unique entité politique, et organiser un pouvoir central établi sur l'Acropole, divisa les territoires contigus ainsi que la répartition du peuple en trois classes : les nobles, les artisans et les cultivateurs. Ce faisant, les royautés locales furent abolies, puis une réaction contre cette nouvelle forme de pouvoir populaire valut à Thésée d'être frappé d'ostracisme, banni, victime de sa loi. » Thucydide rapporte : « En effet, au temps de Cécrops et des premiers rois jusqu'à Thésée, les habitants de l'Attique étaient répartis par bourgades, dont chacune avait son prytanée et ses archontes. En dehors des périodes critiques, on ne se réunissait pas pour délibérer aux côtés du roi ; chaque bourgade s'administrait et prenait des décisions séparément. On en vit même faire la guerre aux rois, comme il arriva aux gens d'Eleusis conduits par Eumolpos contre Erechthée. Mais quand Thésée fut devenu roi, quand par son habileté il eut conquis le pouvoir, entre autres améliorations il supprima les consuls et les magistratures des bourgades [37] ; les concentra dans la ville actuelle où il fonda un conseil et un prytanée uniques et forma avec tous les citoyens une seule cité. Pour ceux qui continuèrent comme avant à cultiver leurs terres, il les contraignit à n'avoir que cette cité. Tout dépendant d'Athènes, la ville se trouva considérablement agrandie, quand Thésée la transmit à ses successeurs. La fête du syncecisme date de ce moment et les Athéniens maintenant encore la célèbrent aux frais de l'État en l'honneur de la déesse. » [38]

La réforme attribuée à Thésée n'est pas innocente ; elle vise à établir un système d’État urbain organisé contre l'éclatement rural ou la décentralisation de l'autorité plus favorable aux potentats locaux et propriétaires fonciers. Cette réforme tend à effacer clivage et rivalité entre communautés et à réaliser une synergie des moyens humains et financiers. La « fête de la fédération » financée par la nouvelle Cité-Etat démontre qu'elle dispose dès lors de ressources, d'un budget : qu'elle devient un système autonome orienté par objectifs et projets et contrôlé par une magistrature, un dispositif de régulation par conseil ou assemblée [39]. Si on peut supposer dans ce travail de réforme sociale et politique à Athènes l'influence culturelle minoenne, il faut admettre une réaction contraire de la part d’une aristocratie mycénienne opposée à l'adoption d'un modèle politique évolué. Cette réaction est probablement à l'origine d'un mouvement xénophobe qui provoque la guerre de Troie et finalement l'expulsion des Pélasges de la péninsule ou leur asservissement. À Athènes cependant, une coexistence précaire permet la coopération entre Achéens et Pélasges. Ceux-ci semblent exceller entre autres dans les travaux d'urbanisme [40] et d'agriculture [41]. Une instabilité sociale et politique consécutive à la guerre de Troie et contemporaine d'une violente incursion dorienne ou « le retour des Héraclides » va conduire à la destruction des principaux Palais-forteresses Mycéniens ; plonger la civilisation hellène dans les «  Ages obscures  » avec la perte de l'écrit et l'appauvrissement de la production artisanale. Ces événements concomitants semblent également provoquer une réaction en chaîne dans tout le monde méditerranéen par la migration de peuplement des Pelasges ou « peuple de la mer ».

En effet, a contrario du réformateur Thésée, Ulysse d'Ithaque - palais-forteresse mycénienne [42] - propose une expérience contraire. De l'ambivalence entre fascination et répulsion avec le monde minoen ou cycladique c'est le second terme qui l'emporte. Le cas Ulysse illustre à merveille une rupture de coexistence entre Pelasges diminiens et l'influence d'une aristocratie mycénienne belliqueuse plus soucieuse de gloire et de rapines pour accroître ses privilèges et son patrimoine que de stabilité économique et sociale.

Il est significatif à ce titre que la valorisation de son statut héroïque et de son épopée mythique se soit perpétuée dans le monde occidental. [43] Car le personnage et son parcours ne résistent pas à l'analyse rationnelle et n'ont pu être entretenus comme références que par un récit pro-aristocratique, une propagande grotesque destinée à des populations maintenues dans l'ignorance et la crédulité sous la tutelle féodale.

Ce que nous savons sur Ulysse, c'est qu'il est roi d'Ithaque mais pas seulement : « Chaque fois qu'Homère évoque le royaume d'Ulysse, il nomme toujours un archipel composé de quatre îles, et qui correspond à l'archipel actuel des îles ioniennes : IthaqueDoulichion qu'on peut identifier à l'actuelle Leucade, Samé, aujourd'hui Céphalonie, et Zakynthos. […] Dans l’Iliade, il est représenté comme un roi sage, favori d'Athéna [44], et habile orateur ; il prit part à la guerre à la tête de douze nefs. Il occupe de ce fait une place d'honneur dans le Conseil des rois. » [45] C'est là que se place son premier haut-fait : « Agamemnon veut mettre à l'épreuve les Grecs et leur volonté de combattre ; à cette fin, il propose à l'assemblée des chefs grecs d'arrêter la guerre, qui jusque là est restée vaine. Le projet échoue, car plutôt que de résister comme attendu, les Grecs se précipitent aux navires pour rentrer chez eux. C'est avec peine qu'Ulysse, qui a attrapé le sceptre d'Agamemnon, les ramène au camp, convainquant les chefs, frappant les simples soldats avec le sceptre :

« Mais quand il rencontrait quelque guerrier obscur et plein de clameurs, il le frappait du sceptre et le réprimait par de rudes paroles : - Arrête, misérable ! Écoute ceux qui te sont supérieurs, lâche et sans force, toi qui n'as aucun rang ni dans le combat ni dans le conseil. Certes, tous les Akhaiens ne seront point Rois ici. La multitude des maîtres ne vaut rien. Il ne faut qu'un chef, un seul Roi, à qui le fils de Kronos empli de ruses a remis le sceptre et les lois, afin qu'il règne sur tous. » [46]

L'assemblée se poursuit mais un incident révélateur se produit immédiatement : « Et, seul, Thersitès/ Thersite [47] poursuivait ses clameurs. Il abondait en paroles insolentes et outrageantes, même contre les Rois, et parlait sans mesure, afin d'exciter le rire des Argiens. « […] il outrageait ainsi Agamemnôn : - Atréide, que te faut-il encore, et que veux-tu ? Tes tentes sont pleines d'airain et de nombreuses femmes fort belles que nous te donnons d'abord, nous, Akhaiens, quand nous prenons une ville. As-tu besoin de l'or qu'un Troien dompteur de chevaux t'apportera pour l'affranchissement de son fils que j'aurai amené enchaîné, ou qu'un autre Akhaien aura dompté ? Te faut-il une jeune femme que tu possèdes et que tu ne quittes plus ? Il ne convient point qu'un chef accable de maux les Akhaiens. O lâches ! opprobres vivants ! Akhaiens et non Akhaiens ! Retournons dans nos demeures avec les nefs ; laissons-le, seul devant Troiè, amasser des dépouilles, et qu'il sache si nous lui étions nécessaires ou non. N'a-t-il point outragé Akhilleus, meilleur guerrier que lui, et enlevé sa récompense ? Certes, Akhilleus n'a point de colère dans l'âme, car c'eût été, Atréide, ta dernière insolence ! » [48]

En exigeant le silence de Therside et le frappant, Ulysse vise non seulement à restaurer l'autorité politique royale et le despotisme des chefs militaires mais aussi à taire le prétexte fallacieux du casus belli et surtout la question des buts de guerre de ces derniers. Car si les achéens sont devant Troie - cité pélasge parente de Cnossos – c'est bien sûr pour détruire une puissance qui non seulement impose les termes d'une coexistence pacifique et par-là prive le monde mycénien d'une place hégémonique mais plus vénalement renferme des trésors à piller. Des trésors tant convoités dus à une administration régulière des ressources dont les achéens-mycéniens ignorent largement les principes systémiques et applications pratiques en vue d'une stabilité sociale. La cité-état de Troie renvoie aux chefs mycéniens l'image de leur propre barbarie. Ils sont fauteurs d'une guerre injuste et détruisent une civilisation brillante dont le monde grec (et indo-européen) aurait eu beaucoup à apprendre.

Il n'est pas anecdotique que dès le pillage du palais de Troie et la prise de butin de jeunes femmes et esclaves, les chefs achéens se séparent et retournent à leur foyer sans sacrifier aux dieux, les mains souillées de sang et les âmes dévastées d'un sentiment d'indignité.

Pour le reste l'errance d'Ulysse dans l'Odyssée est un conte pour enfant, une histoire à dormir debout. Comment imaginer qu'un aristocrate ayant sous ses ordres douze navires, des marins et originaire d'une île soit incapable de naviguer correctement ou d'engager un pilote mais mette dix ans pour revenir chez lui ? Tout ce roman cousu de fil blanc autour de son aventure ne résisterait pas à une enquête policière de dix minutes. Ne voit-on pas qu'un chef de guerre ayant navires et marins à disposition va s'engager dans la piraterie [49] pour accroître son butin et diminuer les parts à partager ? Toujours est-il qu'il revient (comme certains pirates du XVIII eme siècle) « tout seul et incognito » dans sa patrie ; certainement bien incapable de justifier la disparition – sans témoin - de ses compagnons à leurs parents et amis impatients de les revoir... ou de désigner la localisation d'un trésor de guerre qui offrirait une juste compensation à toutes ces disparitions ! Que le héros légendaire soit un mythomane ou un grand navigateur [50] n'est pas le fond de la question. Mais il n'est pas anecdotique qu'il soit pris de colère meurtrière [51] jusque dans sa propre maison pour échapper à toute réclamation.

Le fait est que tous les achéens n'ont pas pris part à l'aventure troyenne, on voit même Ulysse simuler la folie et d'autres héros du Cycle se faire prier ou décliner la proposition de rejoindre l'armée. Il ne faut pas sous-estimer la possibilité d'un parti neutre voir pro-troyen dans l'élite mycénienne.

Les « prétendants de Pénélope » [em] sont des nobles qui se sont abstenus de prendre parti dans cette affaire : ils constituent une opposition politique dont la valeur est sous-évaluée. On dit qu'ils se nourrissent des troupeaux d'Ulysse, qu'ils festoient dans son palais et qu'ils envisagent ensemble de prendre le contrôle politique de l’île. Outre le biais culturel qui provoque notre indignation, ces éléments sont significatifs : car dans la culture minoenne le palais est le lieu de dépôt des productions de tout le territoire, il est aussi un lieu de rassemblement et de festivité et enfin un lieu de décision pluraliste et consensuelle qui associe les savants, les magistrats et autres spécialistes de l'urbanisme, de l'artisanat, du commerce maritime, etc. Ulysse représentant de la culture achéenne militaire, hiérarchique et clanique - engagé dans des activités de piraterie - ne voit pas l’intérêt d'une telle profusion de compétences, ni le potentiel d'une diversité complémentaire des activités en vue de la stabilité et la prospérité de la Principauté - considérée comme propriété patrimoniale et non comme État-. D'ailleurs l'élimination [52] de cette faction sera vue comme une prolongation, une suite logique de la guerre de Troie, tant la situation dans le Palais-forteresse d'Ithaque ressemble à celle rencontrée dans la Cité-état ennemie [53].

Pour qu'Ulysse fût un chef d’État encore eut-il fallu qu'il soit aussi un magistrat intègre et qu'il engageât une réforme d’État. Ce à quoi toute son éducation, son expérience, ses prétentions et ses abus l'opposait. Triste fin d'un cycle qui annonce l’effondrement mycénien tout entier.

Ce que l'on entrevoit sur cette période c'est que les historiens ont longtemps surévalué l'importance de la culture mycénienne sur la base du récit homérique pendant qu'ils négligeaient une civilisation plus ancienne , complexe et magnifique. Les récentes découvertes indiquent d'ailleurs que le palais-forteresse d'Agamemnon à Mycènes n’était que l'ombre du splendide palais de Minos à Cnossos.

L'attitude ambivalente des achéens à l'égard de l'héritage minoen se manifeste - entre attraction et répulsion - de plusieurs façon mais ne semble jamais vraiment disposé à saisir l'opportunité formidable d'apprentissage et d'imitation d'un modèle exemplaire sous beaucoup d'aspects. Ils perdront pendant des siècles les routes commerciales, le raffinement artistique, la science administrative, la capacité d'établir la prospérité par la coopération, la répartition des richesses et la paix civile. Quelques bribes de cette culture contribueront vraisemblablement à susciter le renouveau de la Grèce classique et partant de là une chance de progrès pour la civilisation occidentale. Pourtant n'était-ce pas là cet âge d'or et cet Atlantide que l'on cherche encore et toujours ?

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[a] Si elle vient à être vérifiée sur le plan d'une cohérence interne et externe, le mystère de la civilisation serait enfin dévoilé. L'idée formulé est que la société est phénomène complexe, une série d'interactions de facteurs et subissant des cycles que l'on peut prévenir voire réguler par effet de levier.

[b]- Le rôle de régulation systémique d'une institution sociale légitime son existence. C'est cette efficacité propre qui lui permet de perdurer, de se développer tout en perfectionnant ses méthodes. Enfin lorsqu'un élément ou plusieurs facteurs interviennent : soit imprévisibles ou dont le risque a été mal identifié ; liés a des erreurs de choix stratégique ou une trop grande complexité de gestion une instabilité aggravée par l'inertie conduise à sa ruine. à ne laisser que des traces de sa présence et de son influence.

 


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