Demande à la poussière

par LM
jeudi 15 mars 2007

Jay McInerney circonscrit le 11 septembre dans « La belle vie », son dernier roman. Sans excès, sans compassion, sans émotion superflue. Le portrait subtil d’une ville debout (New York) et de ses habitants, à la hauteur.

Le 11 septembre 2001 est un objet de fantasme. En littérature aussi. Tout écrivain américain, brillant ou laborieux, confirmé ou prometteur, s’attaquera probablement, un jour ou l’autre, à cette plaie là, cette cicatrice. Ce grand moment de l’Histoire récente qui ne peut ou ne pourra manquer à la fiction. A l’affliction.

Jay McInerney, jeune premier revenu d’une certaine précocité, rangé des excès (qu’il partageait avec son siamois d’écriture, Bret Easton Ellis) a franchi la ligne jaune, rattrapé ground zero dans son dernier roman, le très serré et mélancolique « La belle vie ». On retrouve dès les premières lignes les protagonistes de son classique fitzgéraldien, « Trente ans et des poussières », Russell et Corrine, qui comme au début de « Trente ans » se préparent à dîner, d’abord. Choix des plats, maîtrise des enfants, accueil glacial réservé à la petite sœur de Corrine, « tante Hilary », sexy et jeune. On discute, on échange, on râle, on doute, toute cette agitation rendue avec savoir faire par McInerney, à l’aise dans ce naturalisme là, que certains jugent minimaliste, sinon sans intérêt. Il ne se passe effectivement rien que ce qui se passe chaque jour, chaque soir, ici, ou ailleurs.

Nous sommes à New York, à Tribeca, où 250000 dollars de revenus annuels ne suffisent pas pour bien vivre. Alors on se serre, dans un appartement tout en couloir. Nous sommes à New York, Russel et Corrine ne sont plus ces jeunes gens aux dents très longues assoiffés d’argent et finalement terrassés par les caprices boursiers. Nous ne sommes plus en ces temps d’argent facile et de gloire suspecte, d’ascension fulgurante et de chute fatale. Nous ne sommes plus au milieu ni à la fin des années 80. Nous sommes au début de notre siècle, le vingt et unième. C’est « l’été indien », ce 10 septembre. Plus précisément, c’est l’été indien, ce 10 septembre de l’an 2001. Un été indien foudroyé une matinée plus tard, une matinée du même siècle, mais d’un tout autre.

Nous sommes toujours à New York, un jour plus tard. Plein de jours plus tard. Cendres, papiers, bénévoles, tristesse, appels à témoin, photos de disparus, déblaiement, recherche de corps, corps qui plongent, poussière, odeur, morceaux de corps. Mercredi des Cendres. Jeudi des Cendres. Tous les jours des Cendres. Carbonisation. Et ce feu qui dure, qui dure, qui ne s’éteint pas. Mc Inerney nous dit tout cela, mais le montre peu. Il l’écrit, mais ne le crie pas. Il l’évoque, et l’horreur y passe, toute l’horreur de ces gens, tant de gens, ce peuple de New York, confronté à une espèce de pire. Une sorte d’enfer.

De cette fumée, Corinne voit surgir l’homme qui va changer son couple, sa vie, Luke, heureux comme d’autres, devant l’improbable veine d’être toujours en vie. Entier. Ils se rencontrent, s’abordent, discutent, se plaisent, baisent. La ville est là, encore debout, eux aussi, cette ville, ces rues qu’ils empruntent, comme avant...ou presque : « Ils roulèrent dans la nuit, s’arrêtant à plusieurs postes de contrôle pour livrer des sandwichs et des boissons, et finalement parvenir aux abords du tas, un chaos illuminé par des rampes de projecteurs suspendues dans les airs, où d’énormes grappins se profilaient dans la fumée, activant leurs mâchoires comme des dinosaures, plongeant et relevant leurs têtes avec des poutres de dix mètres entre les dents, tandis que des jets de flammes jaillissaient dans le sillage des débris arrachés. De minuscules silhouettes escaladaient les collines de déchets de bas en haut et de haut en bas, des rangées d’hommes semblables à des bataillons de fourmis sillonnaient les décombres qui s’étendaient au loin, hors de vue. »

Ce n’est plus tout à fait New York, c’est le Monde Perdu. Un lieu inhospitalier peuplé de dinosaures. Une anomalie. Un tas. Mais la vie reprend toujours ses droits, ou ses devoirs. L’incendie maîtrisée, ou ignoré, les boutiques rouvrent, les clients reviennent, le travail reprend. Comme avant. Et les couples se défont, comme toujours. La comédie de McInerney se déroule sous nos yeux, dans un décor de fin du monde, dans un décor de changement de monde. Juste un décor.

Rien ne sera plus comme avant, clament les oracles. Tout est pareil, répond l’écrivain. La vie, ses choix, ses emballements, ses retours à la case départ. Malgré les décombres. Malgré les plaies. Comme si rien ne s’était passé, qu’un peu de poussière.

(Jay McInerney, « La Belle vie » éditions de l’Olivier)


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