Des corps

par Nicolas Cavaliere
samedi 12 février 2022

Adieu les mots.

J’ai souvent essayé d’écrire sans avoir à écrire, alors que l’école m’a introduit le devoir d’écrire, comme si j’avais besoin de ça pour penser. Écrire en me passant de ces signes de dictionnaire, en m’accrochant à des phonèmes qui une fois cintrés sur le papier n’avaient que la forme habituelle et donc se rattachaient au fond habituel, celui des émotions qu’on suspend à des mots. Je ne pouvais pas m’en détacher. Avant tout ça, il m’a fallu apprendre à lire. Et à penser.

Ils ont saisi mon corps et lui ont donné des instructions. Mon corps n’a jamais rien demandé, et je commence à apercevoir l’idée que moi non plus. Et c’est le langage qui a fini par me rendre cette idée première. Étonnante boucle, inattendue, compromise, inexigée. Si peu surprenante.

L’âme s’exprime dans un langage commun, le corps s’anime dans un mouvement qui n’appartient qu’à lui, qui constitue son propre langage, dessine sa propre individualité, émet les vibrations d’un monde invisible et imprévisible. Alors qu’on parle de généraliser les logiciels de reconnaissance faciale et que les microscopes triomphent, il y a quelque chose du corps qui échappe à l’analyse, et c’est son mouvement, qui doit se rapprocher de la danse, comme la parole de la musique, pour trouver et créer ses espaces et (se) dégager (de) son temps, qui lui permettra de la fuir.

Le visage constitue un corps en plus du corps, car il parle. C’est ce qui le rend décevant, fragile. Proie du pouvoir qui veut le déchiffrer, le soumettre. Tout ce qui soutient ce visage, torse, bassin, jambes, voilà les vrais hiéroglyphes. N’est pas né le Champollion qui piétinera leur clé.

Quelle magnifique invisibilité que celle de mains, de pieds, de cheveux qui vont dans une direction, ne vont pas dans une autre, ou vont dans une autre, ou vont ci et là comme le ciel rencontre les groupes d’oiseaux qui vont à rebours du vent qu’il souffle ! Sans aucun nom et doté de tous les noms à son corps défendant, cette chose qui se meut insensiblement, spectaculairement, le fait dans un sens qu’on croirait être celui du temps, quand il n’est que celui de l’œil qui voit, mais seulement l’oreille entend, et il devient trop évident qu’il n’y a qu’un seul horizon vers lequel s’en va tout ce changement incessant, qu’il n’y a qu’un futur, qu’un passé en train de se faire, et un présent qu’on aimerait plus souvent entouré d’un emballage et d’un nœud, comme un ∞.

Il y a un chaud et un froid, et les corps vont plus volontiers vers le chaud. Mais pas le trop chaud. Alors ils cherchent le tempéré. Et la permanence du tempéré. Ils préfèrent le jour à la nuit, la lumière à l’ombre, alors ils cherchent le jour et la lumière. Et la science qui leur permettra de savoir où se trouve le tempéré et le jour, quitte à se passer des doulceurs nécessaires du froid et de la nuit. La science s’affinera, et leur donnera les outils pour avoir ce qu’il faut de jour et de nuit, de chaud et de froid, bientôt d’équilibre et de déséquilibre, de sagesse et d’excès. La science est belle et terrifiante. Si séduisante déguisée en équation tracée à la craie sur un tableau noir, si dangereuse quand elle trace l’image d’un esprit sur un écran noir. Elle oblitère le corps, en aligne la beauté, en écrase le relief. Elle illustre les battements d’un cœur comme s’il ne divaguait que de haut en bas sur une ligne qui va de gauche à droite.

Où sont les âmes ? Avec leurs gestes pleins de charme… Dîtes moi où sont les âmes, les âmes, les âmes… Elles ne sont pas là. Il n’y a que des corps. Robustes, forts, maigrichons, et terriblement amorphes, assis en bibliothèques, en concerts, en salles de cinéma, derrière leurs caméras, derrière leurs instruments, en salles de sport, sur leurs vélos, sur leurs vélos d’appartement, au travail… Un bassin seul qui bouge pendant la scène d’amour, un bassin rempli d’eau où les nageurs remuent si vite qu’ils sont à l’autre bout sans avoir transpiré. Le confort moderne a privé le corps de la nécessité du mouvement pour lui imposer la nécessité de se mouvoir.

Alors le corps, appauvri et vaincu, riche et conquérant, prend les armes, rend les armes, baisse les bras, hausse les épaules. Il fait histoire et monde, plutôt qu’histoires et mondes. Il fait des enfants, des histoires et des mondes. Il espère le changement, le mouvement. Il se met à dire des choses, à former des slogans, pour accompagner sa lutte, qu’il a déjà perdue. Il a trop pensé, trop vaincu, trop convaincu, séduit, fui, il a voulu être plus qu’un corps, il a voulu être un esprit, une âme. Il a trop voulu. C’est ce qui le rassemble.

Où en suis-je, maintenant que j’ai erré ?

Selon moi ou ce qui est en moi ou selon le langage qui m’utilise et qui veut finir et figer, le langage qui s’approcherait le plus de ce qu’est un corps ne dirait que des perceptions et ne concevrait rien. C’est le langage des enfants et des vieillards. Étonnante boucle…

Il y a une haltère près d’un chiffon. Un dictionnaire français-italien qui a très peu servi. Une pile de disques, quelques boîtes à chaussures remplies de cassettes audio. Rien n’a été déplacé depuis longtemps, et pourtant tout est vivant. Mon corps vit. Mon corps a vécu.


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