Descartes inutile et incertain ? Retour sur une polémique

par Senatus populusque (Courouve)
lundi 27 avril 2009

Pour nombre de nos contemporains, le nom de notre philosophe national René Descartes reste encore synonyme de logique ; il n’est donc pas inutile de revenir sur une polémique de quelques années (1997) entre Claude Allègre, scientifique renommé mais contesté, et le philosophe Vincent Jullien, polémique décalquée des divergences entre Blaise Pascal et René Descartes.
 Pour nombre de nos contemporains, le nom de René Descartes reste encore, grâce à l’adjectif "cartésien", synonyme de bonne logique ; il n’est donc pas inutile de revenir sur une polémique de quelques années entre Claude Allègre et Vincent Jullien, polémique décalquée des profondes divergences entre Blaise Pascal et Descartes.
 
 Claude Allègre, peu avant d’être nommé ministre de l’Education (avec la fortune que l’on sait), avait révélé la superficialité de son information philosophique lorsqu’il avait attribué au regretté Jean-François Revel la belle expression de ... Pascal, "Descartes inutile et incertain" (1). En soutenant que l’approche mathématique est responsable des erreurs dans les sciences, Allègre montre qu’il ignore que la rigueur des mathématiques réside dans la relation entre définitions et démonstrations, dans les notations et le calcul formel, et non (comme le pensait Descartes) dans le recours en l’évidence - la pernicieuse confiance en soi ...- Il n’est pas exact que les mathématiques soient complètement détachées de l’expérience ; le calcul (maintenant effectué par des machines électroniques) et le tracé de figures sont des formes d’expérience. 
 
 Ceci étant, je ne suis pas sûr que dans cette querelle des erreurs de Descartes, que Claude Allègre est loin d’avoir ouverte puiqu’elle remonte à Pascal et qu’elle avait été entretenue publiquement par Huyghens, Leibniz, D’Alembert et Voltaire, entre autres, Vincent Jullien ait entièrement raison (2). 
 Lorsque Claude Allègre reproche à Descartes de mêler considérations religieuses et considérations scientifiques, le reproche est parfaitement fondé. Que cette approche religieuse soit historiquement datée ne lui enlève pas le côté irrationnel et non scientifique auquel plusieurs contemporains étaient déjà sensibles puisqu’ils ne faisaient plus intervenir “Dieu” dans l’explication des phénomènes physiques. 
 À lire Vincent Jullien, on pourrait penser que les savants se sont trompés autant les uns que les autres, et les philosophes de même, et autant que les savants, lorsqu’ils ont fait des sciences. Ce qui excuserait G. W. Hegel, entre autres, pour son De Orbitis qui assènait des certitudes contredites peu après par le télescope.
 Si l’on prend la peine d’examiner de près les petits écrits épistémologiques de Pascal (3), on y trouvera une réflexion philosophique, véritablement rationnelle - selon nos critères actuels, mais aussi selon les critères baconiens (ceux de Francis Bacon, auteur, vers 1600, du fameux trait "De l’Avancement du savoir") - dirigée contre la "méthode cartésienne". Contrairement à ce qu’affirme Vincent Jullien, Blaise Pascal n’admettait aucune interaction entre science et méthaphysique, aucun recours à des "qualités occultes" du type de la vertu dormitive de l’opium immortalisée par Molière, aucun recours à des définitions circulaires ne définissant rien ; il reconnaissait à la raison expérimentale priorité sur les hypothèses désordonnées telles que l’existence de l’éther ou d’une matière subtile. 
 Relativement au mouvement de la Terre, on trouve dans la table des Principes de la Philosophie de Descartes, en III, 28, "on ne peut pas proprement dire que la Terre ou les planètes se meuvent" ; puis, en III, 38-39, "suivant l’hypothèse de Tycho ..." Claude Allègre avait donc tort de parler de façon générale de "l’immobilité de la Terre" soutenue par Descartes. Mais la prudence du penseur du Cogito était telle qu’il est difficile de suivre Vincent Jullien lorsqu’il se hasarde à vanter un "héliocentriste puissant et efficace" ; Yvon Belaval rapporte, avec plus de raison, que selon l’historien des sciences William Whewell, Descartes faisait piètre figure à côté de Galilée : "Parmi les vérités en mécanique qui étaient facilement saisissables au début du XVIIe siècle, Galilée a réussi à en atteindre autant, et Descartes aussi peu, qu’il était possible à un homme de génie" (4). 
 Descartes a reconnu le principe d’inertie ; mais, comme pour W. W. Hegel d’ailleurs, la liste de ses erreurs dans le domaine des sciences expérimentales est longue (5). Il est assez cavalier de renvoyer dos à dos l’imperfection de la science à une époque donnée et les erreurs des philosophes (6) ; ainsi les erreurs de Hegel étaient relatives à la question dite des matières : éther, phlogistique (7), calorique, matière électrique ; en 1813, il imaginait leur compénétrabilité (Science de la logique, I, 2) ; en 1827, il les rejetait toutes, y compris donc l’électron (Encyclopédie des Sciences philosophiques). On sait que dans sa thèse de doctorat (le fameux De Orbitiis), Hegel croyait avoir prouvé qu’il ne pouvait y avoir plus de sept planètes dans le système solaire ... 
 Invoquer en regard de ces erreurs la méthode qui permet de penser « librement », c’est tout d’abord jeter des doutes sérieux sur la valeur de la dite méthode ... C’est ensuite oublier qu’il ne s’agit pas seulement de penser librement, dans un fantasme de toute puissance de la pensée (fantasme qui relève très précisément d’une critique de la raison pure ; cf la colombe de Kant, oiseau imaginaire qui pensait son vol contrarié par l’air) ; il s’agit aussi, et surtout, de penser juste, donc en rapport permanent avec l’expérience. La pensée scientifique se doit absolument de ménager une place à la réalité extérieure qu’elle représente, précisément par le biais de la démarche expérimentale et de la spirale : hypothèse 1 - expérience - théorie - hypothèse 2. L’observation kantienne de la pratique du concept sans intuition, ou pensée vide (8), c’est ce qui poussait déjà Leibniz à énoncer cette belle devise : "J’aime mieux un Loeuwenhoek qui me dit ce qu’il voit qu’un cartésien qui me dit ce qu’il pense." (Lettre à Huyghens, 2 mars 1691). 
 Vincent Jullien semble s’accorder avec Claude Allègre sur l’erreur que constituerait la conservation de la somme des quantités de mouvement (produit de la masse par la vitesse) dans le choc mécanique de deux solides ; elle se conserve effectivement, comme le savent les étudiants, mais vectoriellement seulement (se conservent également, en mécanique classique, les grandeurs scalaires (numériques) que sont l’énergie cinétique totale et les masses). Pour Descartes, à qui manquait la notion de vecteur (introduite au XIXe siècle seulement ), cette conservation des valeurs numériques (donc fausse) résultait "de ce que Dieu est immuable" (9). C’est ce recours à une argumentation non scientifique, recours déjà choquant au XVIIe siècle pour bon nombre de savants, que Claude Allègre avait raison de signaler, le sauvant ainsi de l’oubli. L’esprit de la méthode scientifique se trouvait alors chez Galilée et chez Newton, plus que chez leurs critiques mal inspirés. Selon Huygens, "M. Descartes avait trouvé la manière de faire prendre ses conjectures et fictions pour des vérités. Et il arrivait à ceux qui lisaient ses Principes de philosophie quelque chose de semblable qu’à ceux qui lisent des romans qui plaisent et font la même impression que des histoires véritables (10)." 
 
------------------------------------------------------------------------------------- 
NOTES ET RÉFÉRENCES : 
1. Claude Allègre, "Les erreurs de Descartes", Le Point, n° 1279, 22 mars 1997, p. 41. 
 
2. Vincent Jullien, "Monsieur Allègre et Descartes", Le Monde, 22-23 juin 1997, p. 15. 
 
3. Ce sont : 
Expériences nouvelles touchant le vide (1647)
Lettre au père Noël (29 octobre 1647)
Lettre à M. Le Pailleur (printemps 1648)
Au lecteur
Traité de la pesanteur de la masse de l’air (1651-53) 
 
4. "Of the mechanical truths which were easily attainable in the beginning of the 17th century, Galileo took hold of as many, and Descartes of as few, as was well possible for a man of genius". (History of Inductive Sciences, 1847, VI, ii, tome 2, p. 52) 
 
5. Parmi ces erreurs : 
- les tourbillons de matière subtile.
- six règles du mouvement (sur sept).
- la génération spontanée.
- la matière calorique.
- le rejet des expériences de Galilée.
- la négation de l’attraction terrestre.
- la propagation plus rapide des sons aigus.
- la propagation des sons aussi rapides dans le sens du vent que contre le vent.
- la vitesse de la lumière plus élevée dans le milieu d’indice plus élevé. 
 
6. Ce que faisait Jacques D’Hondt pour excuser Hegel. "Ce qui était vérité scientifique à l’époque de Hegel se trouve maintenant aussi périmé que les erreurs du philosophe" (Hegel et l’hégélianisme, Paris : Puf, 1982, p. 29) 
 
7. Matière imaginée par le chimiste Stahl pour expliquer les réactions d’oxydo-réduction ; d’autre part Stahl recourrait à l’âme comme principe d’explication des phénomènes biologiques. Lavoisier et Bayen avaient refusé cette croyance en un "phlogistique". 
 
8. I. Kant, Critique de la raison pure, Logique transcendantale, I. 
 
9. Descartes, Les Principes de la Philosophie, II, 39. 
 
10. Huygens, Remarques sur Descartes
 

Lire l'article complet, et les commentaires