Disparition de deux têtes brûlées du cinéma : Yves Boisset (1939-2025) et Val Kilmer (1959-2025)
par Vincent Delaury
vendredi 4 avril 2025
Mort d’un libre penseur du septième art : Yves Boisset (1939-2025)
« Je fais un cinéma populaire, politique, qui essaie de toucher un public non militant, voire non informé, qui cherche à avoir le maximum d’impact, qui se donne les moyens de faire des entrées, de faire réfléchir des centaines de milliers de personnes », disait-il au Monde en août 1973.
Dans les années 1970, si les étrangers ont eu, comme « cinéastes politiques », Elio Petri, Francesco Rosi et Alan J. Pakula, nous, on a eu, en France, Yves Boisset (sans oublier Costa-Gavras), quelle chance, metteur en scène engagé – taxé par Gilbert Rochu dans Libé en 1977, lors de la sortie du Juge Fayard, de « Verneuil de gauche », ce qui n’a rien d’une insulte, et qui se flattait lui-même, à raison, d’être « le cinéaste le plus censuré de la Ve République » – ne cachant rien sous le boisseau, dans sa vingtaine de films pour le cinéma (©photos VD, en partie seulement), sans oublier ses téléfilms solides (de L’Affaire Dreyfus à Jean Moulin en passant par L’Affaire Seznec et L’Affaire Salengro), afin de dénoncer au mieux le racisme ordinaire, la calomnie, la corruption, la politique conservatrice de droite, les mensonges du pouvoir, les merdias, les dérives policières et autres dégueulasseries de l’armée.
- Yves Boisset (1939-2025) sur le tournage du téléfilm « Jean Moulin », en 2002. Photo AFP/Jean-Philippe Ksiazek
Rien qu’un exemple de sa force de frappe de cinéaste humaniste (à n’en pas douter, il fut le grand cinéaste politique de la France des années 1970), doublé d’un combattant derrière la caméra ne pratiquant aucunement la politique de l’autruche : lors de la sortie de R.A.S. en 1973, brûlot antimilitariste – la censure s’en mêlera – se déroulant pendant la guerre d’Algérie, sa caméra alerte y suit la trace d’un contingent de jeunes réservistes envoyés en 1956 dans un camp disciplinaire des Aurès avec, au passage, la torture in situ évoquée), des grenades, via l’extrême droite remontée à bloc contre « les communistes », furent lancées dans les salles, sur les Champs-Élysées un incendie eut lieu au Normandie, il se raconte même que R.A.S. aurait poussé Stanley Kubrick, dont Boisset fut l’assistant (sur 2001, le jeune Boisset rechercha des paysages lunaires en vue du tournage), après son passage par l’Idhec, la grande école de cinéma (il assista également, soit dit en passant et excusez du peu, Jean-Pierre Melville (L’Aîné des Ferchaux), Claude Sautet (L’Arme à gauche), René Clément (Paris brûle-t-il ?) et même Sergio Leone (Le Colosse de Rhodes), à réaliser Full Metal Jacket (1987). Puis, cerise sur le gâteau, le vantard Jean-Marie Le Pen lancera même au réalisateur : « Des types comme vous, c’est 12 balles dans la peau. » Concernant ce dernier propos outrancier, digne d’un matamore, on peut le voir comme un titre de gloire – eh oui, ça vaut largement tous les Oscars, Golden Globes de Los Angeles, Lions d’or de Venise, Ours d’argent au Festival de Berlin et autres César d’honneur du monde !
- Yves Boisset. Photo Éric Robert/Sygma/Getty Images
Décès du réalisateur français Yves Boisset : on l’apprenait le 31 mars dernier. Cette disparition ? C’est, après tout, Le Prix du danger, ou tout simplement ce qu’on appelle la vie ; pour rappel, le titre de son autobiographie publiée en 2011 s’appelait La Vie est un choix, tout un programme, avec début, développement (une carrière) et note finale (ou Chute libre) ; l’artiste était soigné depuis plusieurs jours à l’hôpital franco-britannique de Levallois-Perret, dans les Hauts-de-Seine, où il s’y est éteint. Ce fondu au noir définitif, quel dommage, Coplan sauve sa peau, mais pas la sienne. Il doit être Bleu comme l’enfer. La Canicule d’une riche carrière est passée. Tout de même 86 ans au compteur, pour autant, sans faire mon Radio Corbeau, et tout en aimant le jeu des contraires (entre La Femme flic, Miou-Miou (soudain, je pense au sketch des Inconnus !), et La Travestie, qui sait... Folle à tuer), je pense que Dupont n’a pas vraiment Lajoie, avec sa disparition (« L'Attentat »), et nous, en tant que Tribu de cinéphiles, non plus. Une page du cinéma français, celui qui est libre, engagé – à gauche toute ! –, historique, politique et sociologique, se tourne.
Allons z’enfants, nous vous saluons. Et, cher Yves le frondeur, SVP, passez le bonjour, là-haut, avec votre mélancolique Taxi mauve en route vers le Cran d'arrêt, si ce n'est Le Saut de l'ange, surtout sans vous retourner – ouf, il n'y a pas de Condé derrière vous –, au charismatique Lino (Espion, lève-toi) et au grand Patrick Dewaere, dit Le Juge Fayard dit « le Shériff » : c'est peu dire que ces deux électrons libres, à votre image (échappement aux carcans, aux étiquettes et aux vents coulis à la mode), manquent intensément au cinéma hexagonal. Vous nous manquerez également. Bon vent, Boisset ! Sacré conteur contemporain, révolté et censuré, n’hésitant pas à mettre le pied dans le plat des magouilles des politicards, entre films politiques et polars, avec un sens aiguisé du suspense et de l’action, parfois « à l’américaine » (au point qu’Arnold Schwarzenegger, dit « Schwarzie » pour ses aficionados, fera même de son cultissime Prix du danger une espèce de remake inavoué avec The Running Man (1987, Paul Michael Glaser, alias Starsky (sans Hutch), à la réalisation), le génie visionnaire en moins), tout en restant très français, râleur, énervé mais obstiné et bosseur.
- Yves Boisset, en 2012. Photo Baltel/Sipa
Merci pour votre cinéma éclairant, au style tendu, rapide et efficace, et quand celui-ci est à son meilleur, par exemple avec Folle à tuer (1975), campé par Marlène Jobert, débarrassé de personnages porte-thèses et de discours adventices qui peuvent, parfois, alourdir vos films plus délibérément idéologiques, des plus édifiants en venant se pencher, sans faux-semblants ni pudeur de gazelle, sur les travers des puissants, avec ou sans Pantalon, ou de l’âme humaine, tout en marquant votre dégoût de l’injustice. Me viennent, à l’instant en mémoire, vos dires sur Copland sauva sa peau (1968), qui définissent au mieux votre pléiade de films animés par des combats légitimes et des colères saines : « C’est l’histoire d’un type – ce sera à peu près le même sujet dans la plupart de mes films – qui cherche désespérément à ce que la vérité triomphe et qui va le payer. » Et, Monsieur Yves Boisset, si je puis me permettre, mettez bien La Clé sur la porte (si possible, du paradis). Un jour, nous viendrons vous voir. R.A.S. de plus.
Ah si, tout de même, souvent, pour parler de la personne défunte, rien ne vaut les mots d’une personne qui l’a vraiment connue, aussi, et ce d’autant plus quand il s’agit de l’un de ses meilleurs longs métrages – avec à mes yeux, Folle à tuer (sec à souhait), Dupont Lajoie (1975, son film le plus célèbre, qui pour ne pas se souvenir du « beauf de Cabu » interprété magistralement par Jean Carmet, désarmant en patron de bistrot plein de veulerie et de banalité, n’assumant pas son viol d’une jeune fille (la toute jeune Isabelle Huppert), aux alentours d’un camping sur la Côte d’Azur, en en faisant lâchement porter la faute sur les Arabes du coin ?), Un condé (1970, porté par la performance clinique d’un Michel Bouquet intraitable en flic tenace et retors aux méthodes expéditives)), aussi je donne la parole à Gérard Lanvin (74 ans) qui, avec sa fougue et gouaille habituelles, campa si bien, dans le fameux, et excellent, Prix du danger (1983), film visionnaire se faisant, avec réjouissance – Michel Piccoli y est survolté à donf en présentateur télé zélé, un certain Frédéric Mallaire (Malheur ?), courant après l’audimat – critique féroce envers les médias télévisés préfigurant la télé-réalité et la télé poubelle, le « pauvre » François Jacquemard, Français anonyme – c’est un chômeur, qui accepte de participer à une émission de téléréalité dans laquelle un homme est traqué par cinq tueurs, exploité, jusqu’à ce qu’il se révolte, par un système capitaliste, cathodique et carnassier, avide de sensations fortes (façon snuff movie ou mort en direct captée par l’œil omniprésent et omnipotent de la caméra Big Brother voyeuriste ; le tournage à Belgrade, en Serbie, fut difficile et ce rôle en or, qui fait partie désormais de ses performances emblématiques des eighties, ne lui était pas d’emblée destiné, Yves Boisset pensait plutôt alors à Patrick Dewaere (1947-1982) avec qui il venait de faire Le Juge Fayard), en passant par un long verbatim issu d'Aujourd’hui en France #8530, 01/04/2025, p. 27, le comédien a été joint au téléphone par le journaliste Sylvain Merle.
Lanvin, dans le texte, donc : « (…) Yves était assez particulier, assez mondain, très collet monté, très éduqué. Et en même temps, c’était un type qui adorait rire. On était de deux mondes différents, moi je venais des puces de Saint-Ouen, de la rue, on avait des formations d’esprit différentes, mais le sien et le mien mélangés, ça faisait une bonne équipe. On amenait la folie et il nous amenait de sa rigueur, mais il avait la folie aussi. C’était un type très agréable à fréquenter, un picoleur, un mangeur, un rieur, un patron accessible, il acceptait la différence, les différences. Ce film nous a beaucoup rapprochés parce que j’ai remplacé Patrick [qui, gourmand, s’était engagé pour tourner dans Édith et Marcel de Claude Lelouch or il avait dû se désengager du Boisset, ne pouvant tout faire, jusqu’à l’issue fatale que l’on connaît : son suicide] et que, sur le tournage, on a appris sa mort. On a eu un gros moment de douleur ensemble, on s’est serré les coudes. Ça fait partie des tournages dont on se souvient. »
- Gérard Lanvin. Photo (recadrée) Berzaine Nasser/Abaca
Puis, l'acteur poursuit : « Ce film est devenu culte pour pas mal de gens. C’était très visionnaire sur la télévision. Ça annonçait une téléréalité dans laquelle on voit la vie des gens par le trou de la serrure. Yves Boisset avait un cinéma un peu politique, ce film proposait une réflexion sur ce que pouvait devenir le voyeurisme. Je garderai de lui sa façon de rire, c’était un joyeux, quelqu’un qui savait rire honnêtement, quelqu’un d’accessible et de franchement sincère. S’il vous prenait, c’était qu’il en avait vraiment envie. Et dans le travail, il a toujours été rigoureux. Cette rigueur, moi j’en ai besoin. J’ai été heureux de travailler avec lui et j’ai pu avoir accès à ce film grâce à la générosité, et à l’amitié de Patrick Dewaere. »
- Yves Boisset sur le tournage de « Espion, lève-toi », le 5 janvier 1982. Photo Marc Bulka. Gamma Rapho
Bref, envers et contre tout, Yves Boisset, capable de « créer contre », en se construisant avec ce qu’il fait, son « cinéma direct » comme un rageur uppercut, mais aussi sur ce qui refuse (perso, je n’ai qu’un seul regret, qu’il n’ait pas tourné avec notre Bébel national !, mais un projet commun, autour de Mesrine, qui devait les associer, tomba à l’eau), fut un cinéaste engagé libre, et ceci, franchement, ça n’a pas de prix. Et quand le cinéma n’a plus voulu de lui, parce que des producteurs devenus trop frileux et des politiciens au pouvoir lui mettant salement des bâtons dans les roues, il s’est alors tourné vers la télévision, via de nombreux téléfilms, de facture solide, à son actif.
À noter qu’Arte bouleverse lundi prochain, le 7 avril, à 20h55, sa soirée pour diffuser Espion, lève-toi réalisé en 1982 par ce cher cinéaste désormais disparu avec, au casting, un monstre sacré du cinéma français : Lino Ventura (1919-1987). Ce soir-là, ce qui est loin d’être toujours le cas, ça vaudra vraiment le coup de rester devant sa petite lucarne.
Batman ForNever : puisqu’il le Val…ait, un petit hommage, en passant, à Kilmer (1959-2025)
- Val Kilmer en Jim Morrison dans « The Doors », 1991, d’Oliver Stone
This is the end. Batman est mort très jeune, 65 berges, on l’apprenait récemment, le 1er avril dernier, et ce n’était pas, hélas, un poisson d’avril : Val Kilmer, acteur américain emblématique du cinéma des années 90 (au compteur : un film culte, Top Gun, et un grand film, Heat), n’est plus : 31 décembre 1959, Los Angeles – 1er avril 2025, dans la même ville. « Mondialement connu », annonçait BFMTV, faisant le service minimum (juste quelques extraits de films), le jour de sa disparition. Le comédien a succombé à une pneumonie à Los Angeles. Et ce n’est pas Top (Gun). Il l’était encore moins, dans True Romance (ou la vraie vie, quoi), Le Saint. Val Kilmer, Félon ? Quand même pas, plutôt Killer (il était paraît-il, et ce n’était pas Top secret !, Profession : Génie lui avait-il monté à la tête ?), insupportable et imbuvable sur les plateaux - sur l’un, il fut même accusé d’avoir brûlé un technicien avec une cigarette ! Pas bien. Le réalisateur John Frankenheimer, qui l’a fait tourner dans L’Île du Dr Moreau (1996), en sait quelque chose, il déclarera : « Il y a deux choses que je ne ferai jamais : gravir l’Everest et travailler à nouveau avec Val Kilmer. » Et Schumacher (Batman Forever, 1995) dira de lui qu’il est un « psychotique », la messe est dite ! Bref, et c’est le moins qu’on puisse dire, il avait vraiment une réputation d’acteur assez difficile. « J’ai failli être viré de tous mes films », confia Val Kilmer dans son autobiographie. Tout compte fait, le rôle lui allant comme un gant, c’était celui de Jim Morrison dans le biopic d’Oliver Stone, The Doors (1991), puisqu’au fond, il jouait son propre personnage, c’est-à-dire lui-même, dans une performance bord-cadre à la Actors Studio (il n’était pas fan de Brando, son maître, pour rien) : un jeune homme au grain de folie manifeste, à la fois rebelle et emmerdeur.
- Val Kilmer (1959-2025) en 2004. Photo Andy Fallon. CameraPress. Gamma
Putain de crabe (cancer de la gorge, le pauvre, depuis 2014), son Cœur du tonnerre a lâché. Avec lui, un parfum de notre jeunesse (Tombstone, Willow de Ron Howard (certes, pas un grand film, mais devenu culte avec le temps, petits spectateurs devenus grands se souviennent certainement encore de lui, en Madmartigan, mercenaire aux pectoraux saillants, au secours d’un nain, éructer son méprisant « peck » !), Alexandre, Planes, Le Prince d’Égypte, Planète rouge) s’en va.
- Un Val Kilmer malade, dans les années 2010-2020...
Sur son île, en plein Summer Love pourtant, le Docteur, en apprenant sa disparition, est morose, d’où le nom de son fief (L’île du Dr Moreau), Marlon Brando, dit Love Gourou, l’y attend peut-être, sur un air de Déjà Vu et pour un dernier tango à Paris - espèces de malades ! En masos notoires (L’Ombre et la Proie), ils se diront peut-être, de concert : Kill Me Again, Song to Song, Comanche Moon et autres Kiss Kiss Bang Bang, et, à coup sûr, Les Doors, eux, ne chanteront plus : remarquez, pour feu Jim Morrison, ça fait déjà un moment, le leader à gueule d’ange du groupe succombant, on s’en souvient, à 27 ans dans son bain à Paris, avant d’être enterré au cimetière – des célébrités – du Père-Lachaise.
Val était tour à tour, cinoche ou téloche, et ce au Premier Regard, et dans le désordre, un Elvis Presley parodique, L’Homme qui brisa ses chaînes, le lieutenant Jim Ducharme, Jim Morrison (certainement avec Chris Shiherlis dans Heat, le rôle de sa vie), Hall Baltimore, Le Mentor, La Mangouste, Joe the King, l'agent du FBI Paul Pryzwarra, le colonel John Henry Patterson, Jean Mermoz (pour Jean-Jacques Annaud, en 1995, avec Guillaumet : Les Ailes du courage), John C. Holmes, Le Bonhomme de neige, El Cabillo, Simon Templar alias « Le Saint », Wyatt Earp, la voix de la voiture-robot KITT dans le reboot de K2000 (ouille), Mark Twain (il nourrissait une véritable passion pour cet écrivain, et aurait certainement fait siens ces propos de l’auteur des Aventures de Tom Sawyer (1876) et de Huckleberry Finn (1884) : « Le travail est tout ce qu’on est obligé de faire ; le jeu est tout ce qu’on fait sans être obligé de le faire »), William Bonney, Dr Dark, Lui-même (Val), Billy the Kid, Le Tueur de la Rue Morgue, Doc Holliday et autres Philippe II de Macédoine, et il avait le profil de l’emploi pour (faire) Batman : les mâchoires carrées (sachant que cette mâchoire particulièrement proéminente fut carrément définie, dans un portrait du New York Times en 2020, comme la « partie inférieure, tranchante, d’un panneau STOP »), mais il n’était pas si Top (Gun) dedans, en justicier capé, n’arrivant point à éclipser Michael Keaton, sosie de Julien Lepers et vice-versa, au point que, pour un autre film, il ne gardera que le… Gun (2010).
- Val Kilmer est le survolté Tom Iceman dans « Top Gun », 1986, de Tony Scott
Exit le Top. Cruise, petit Tom de son prénom, pour autant, pour l’opus 2, se souviendra qu’il fut « Iceman » et lui offrira une seconde chance : Top Gun : Maverick (2022, une seule scène testamentaire, avec une ovation à Cannes en 2022 quand son personnage d’Iceman l'amiral était apparu à l’écran), où sa voix, perdue à cause d’une opération de la trachée, de la chimio et des radiations, fut recréée par une intelligence artificielle en raison de son cancer du larynx, la technologie l’aidant fortement pour parer ses difficultés d’élocution. Il était devenu quasi muet, ce qui ne l'aurait pas empêché d'être une grande star du temps du cinéma muet, mais l'on est passé au parlant, avec Le Chanteur de jazz, depuis 1927 ; dommage pour lui. Cette touche d’humour, ici, de ma part, pour certainement « alléger » l’image d’homme malade qu’il donnait de lui dans le documentaire déchirant Val (2021), qui médiatisa son cancer à la gorge. On le voyait notamment, malgré qu’il soit physiquement très diminué, ouvert à autrui ; dans un moment poignant, je me souviens bien de lui, avec son look de Joe l’Indien vieilli, en train de signer des autographes à ses fans : il était encore aimé du public.
Au fil du temps, on perd un peu sa trace, exit les premiers rôles pour lui (son âge d’or, périodisation : 1986-1995, est décidément révolu, il se perd alors dans un certain nombre de productions médiocres, dont le navet Mindhunters de Renny Harlin, ses films au total ayant tout de même engendré 3,8 milliards de dollars au box-office mondial), néanmoins Val garde quelque peu le cap en s’orientant vers des seconds rôles de personnages sympathiques, son aura était toujours là. Mais, à dire vrai, l'on parla longtemps moins de ses prestations à l'écran, lui qui fut tout de même formé au département de théâtre prestigieux de l’École d'art dramatique Juilliard à l'âge de 21 ans (1981, il y écrivait pendant cette période-là pièce et poésies), que de ses relations intimes du côté des people (Cher, Cindy Crawford, Angelina Jolie…). Régulièrement, pour lui, les échecs commerciaux s’accumulaient (ce qui ne veut pas dire forcément mauvais films) : Batman Forever, L’île du docteur Moreau, Bad Lieutenant : Escale à la Nouvelle-Orléans (signé Werner Herzog, remake libre du Ferrara culte, avec Harvey Keitel), Bulletproof Gangster (rien que le titre, ça promet !), j’en passe et des moins bons.
- Feu Val Kilmer (1959-2025) est Chris Shiherlis, aux côtés de Robert de Niro, Al Pacino et Tom Sizemore (1961-2023), dans « Heat », 1995, de Michael Mann
Pour autant, il a fait… Heat (1995). Total respect. La cime de sa carrière avec Top Gun (1986, Tony Scott), au succès mondial, film d’action, imprégné encore de la guerre froide, prenant la forme d’un clip de propagande au service de l’armée américaine, saluant les corps masculins triomphants – « On paye un million de dollars, dixit les producteurs, pour Cruise, on doit le voir dénudé » – de l’Amérique néolibérale si chère à Ronald Reagan, toute une époque ! – qui pour ne pas se souvenir de la partie de beach-volley limite gay, lovée dans une lumière mordorée de plage de rêve, entre pilotes de chasse beaux comme des dieux de « poster boys » roulant des mécaniques ? En fait, les blockbusters survitaminés, oscillant entre super-héros bodybuildés (de Batman le Chevalier noir de Gotham City au lieutenant Tom « Iceman » Kazansky de Top Gun rivalisant, question male gaze, avec son sourire carnassier, sa coupe en brosse et ses pecs reluisants, avec Tom « Maverick » Cruise), action men taiseux calibrés à la George Pan Cosmatos et cowboys Marlboro, ne le nourrissent pas pleinement (sur Top Gun, qui le révéla, il avait alors 26 ans, « J’ai été obligé de faire le film parce que j’étais sous contrat », raconte-t-il par la voix de son fils, parce que devenu aphone, dans son doc Val), lui qui vient initialement de la rigueur du théâtre (il a joué Euripide ou Shakespeare), où l’on potasse à fond ses rôles pour les rendre attractifs parce que complexes et ambigus : « Je suis frustré, disait Val qui aspirait à mieux, dans une interview accordée à Larry King, parce que ce que je veux faire n’est pas filmé, parce que le réalisateur n’est pas capable de le faire sortir. » Puis, dans ses mémoires (I’m Your Huckleberry) : « Nous [les Américains] aimons les westerns. Nous apprenons à la fois tout et rien d’eux. Nous continuons à nous entretuer de façon inadmissible. »
Nonobstant, cette scène de guérilla urbaine spectaculaire, et inoubliable, ne doit pas faire oublier le drame intimiste qui se cache sous la surface du diamant noir qu’est ce polar grandiose : « Je considère Heat, dixit le maniaque maestro Mann, plus comme un drame qu’un polar. Il commence par une scène de braquage puis le film d’action s’interrompt. On entre alors dans la vie intime des personnages. On les voit comme des êtres solitaires mais aussi avec des problèmes de couple identiques à ceux des gens ordinaires. Je voulais que le spectateur soit pris entre deux feux, qu’il ait de l’empathie et pour le flic et pour le braqueur. » Quant à Val Kilmer, pas peu fier d’avoir tourné avec deux monstres sacrés, il dira, des années plus tard, à des internautes, sur Reddit : « Imaginez pouvoir dire "Al et Bob" pour le reste de votre vie. J’ai vu Bob glousser comme une écolière dans une camionnette la nuit, parce qu’on devait garder le silence pendant qu’ils filmaient dehors… »
- Un come-back inespéré : Val Kilmer/Iceman, très diminué, retrouve en 2022 Tom Cruise/Maverick, et les faveurs du public, avec « Top Gun : Maverick » de Joseph Kosinski
Et, par ailleurs, il fut tout de même Willem de Kooning pour Pollock (2000, by Ed Harris), on aura connu pire choix de peintre à interpréter ! Enfin, last but not least, s’ils s’étaient tous deux ratés sur Outsiders (1983), Kilmer y refusant un rôle, entre nous ce film choral sentimental fort séduisant sur la jeunesse américaine rebelle des années 60, se jouant avec nostalgie et empathie des clichés de l’americana libertaire, fut une véritable pépinière de talents à venir ne demandant qu’à exploser aux yeux du grand public, de Tom Cruise, encore lui !, à Matt Dillon via Emilio Estevez, Diane Lane, Patrick Swayze, Ralph Macchio et autres Rob Lowe), l’acteur, encore quelque peu convoité, alternant hauts et très bas, rare coup d’éclat et long crépuscule, se rattrapera en tournant, bien plus tard, dans un autre projet aventureux, comme en outre-tombe (ambiance « vampires » évoluant dans l’entre-deux de l’enfance et de l’âge adulte), du Parrain du cinéma : Francis Ford Coppola, avec le méconnu Twixt (2011). R.I.P. Val. Et que vaille que vaille, les yeux dans les cieux. Une pensée pour ses deux enfants, Mercedes et Jack, également acteurs. Sa mort précoce ? Too bad (Lieutenant), vraiment.