Don Giovanni à Bastille, oui, mais les yeux fermés

par Manuel Atreide
mercredi 31 janvier 2007

Lundi 29 janvier, l’Opéra Bastille avait programmé Don Giovanni de Mozart. Grand opéra XVIIIe s’il en est, Don Giovanni narre les ultimes frasques de Don Juan, archétype du séducteur, pour le plus grand malheur des dames.

19h30. Je retrouve avec toujours autant de plaisir la grande salle de la Bastille. Je sais, Garnier est un endroit "culte" mais j’aime Bastille pour son austérité. Ici, rien n’est fait pour distraire le spectateur de la scène. Bastille est une salle de mélomanes. Et puis, cet espace gigantesque me fait immanquablement penser aux grottes de nos aïeux, où ils se retrouvaient sans doute à la nuit tombée, devant un grand feu, pour écouter les récits magiques interprétés par les shamans-sorciers et frissonner d’émotion sans trop craindre les terreurs du monde extérieur. Oui, j’avoue, il y a pour moi quelque chose d’immémorial dans le plaisir du spectacle vivant. Un je ne sais quoi que je subodore remonter à la plus haute Antiquité humaine.

Je vais ce soir savourer comme il se doit une oeuvre majeure de Mozart. Ah, Mozart. Karen Blixen nous raconte que son grand amour emmenait Mozart, même en safari. Comment ne pas être subjugué par ce génie de la musique, cet homme qui écrivait les émotions avec des notes, cet Allemand qui avait battu les Italiens à leur propre jeu. Pour moi, écouter Mozart est un plaisir ineffable. Avoir la chance d’assister à un de ses opéras est un bonheur sans nom.

Ce soir, l’orchestre est dirigé par un jeune et talentueux chef allemand, Michael Güttler. La mise en scène est de Michael Haneke, les décors de Christoph Kanter. Au lever de rideau, c’est un choc.

Nous sommes face à un décor qui évoque l’intérieur d’une tour de la Défense. Oui, mais dont la déco intérieure n’a pas été refaite depuis la fin des années 1970, début des années 1980. Pour ceux qui connaissent, un mélange de la salle RER de Châtelet avec les bâtiments "parapluies" posés au-dessus, en surface. Bref, on a vu plus séduisant, mais soit. Pourquoi pas...

Petit détail qui compte quand même, tout cet espace, entre hall, cafétéria, espace de desserte de bureau, etc., est plongé dans la pénombre. A tel point que lorsque Leporello (Luca Pisaroni) entame son premier chant, le public écarquille les yeux pour savoir où il est.

Don Giovanni est donc transposé dans notre période contemporaine. Sous les traits de Peter Mattei (somptueuse voix), il n’est plus un cavaliere mais visiblement un jeune cadre dynamique aux dents longues. Très longues. Là encore, pourquoi pas ? Je ne suis pas un intégriste des opéras en costumes, ce genre d’audace peut me plaire.

Là où je commence à me rebiffer, c’est en revanche quand on prend une oeuvre, un opéra par exemple, et qu’on la tord, sous quelque prétexte que ce soit. A ma connaissance, Don Juan est un séducteur. Un homme qui aime le pouvoir qu’il exerce sur les femmes, avec leur consentement. Ce n’est nullement un pervers sexuel ou un violeur. Pas plus d’ailleurs qu’il n’est ambigu sexuellement.

Michael Haneke a pourtant trouvé fort intéressant de nous dresser Don Juan en dépravé sexuel, sautant sur tout ce qui bouge, avec violence, avec une voracité brutale, prêt au coup de poing s’il n’obtient pas ce qu’il veut. Je veux bien qu’on mette le feu au spectacle, mais la moindre des exigences qu’on puisse adresser à un metteur en scène, c’est de rester dans les clous d’un livret. Où peut-on trouver le moindre indice qui pourrait amener Don Juan à rouler une pelle, puis une autre, à Leporello, son serviteur ?

Ce petit détail n’est en fait qu’une des anicroches que Haneke fait à l’oeuvre de Mozart. Tout part sans doute d’un bon sentiment, mais l’erreur est commise au départ. Haneke confond dépravation sexuelle avec dépravation morale. Au lieu de mettre en scène un personnage qui fait fi de toute morale et envoie valser conventions et limites de son époque, Haneke en fait un esclave de ses pulsions, un homme soumis à ses glandes, à ses hormones. Détail frappant, Don Juan prend plusieurs fois les postures d’un homme torturé par son comportement, mais incapable d’y mettre fin. Il se met à genoux, se traîne, se tord les mains. Hérétique, quand on sait que Don Giovanni est à la fin damné pour n’avoir pas voulu se repentir...

Cette fin, pourtant mythique, tourne au pathétique. Le Commandeur passe à peu près complètement à la trappe, et Don Juan disparaît, non pas en enfer, mais par une fenêtre, poussé non pas par des diables, mais par du personnel de ménage. Si vous vous sentez d’y trouver une signification, je vous en prie, faites. Moi, je passe mon tour.

J’avoue éprouver une certaine lassitude face à certains choix de l’actuel directeur de l’Opéra national de Paris, monsieur Mortier. Entre Simon Boccanegra l’année dernière, Salomé, Les Troyens ou Don Giovanni cette année, cet homme s’est fait une spécialité de monter des spectacles où une distribution souvent impeccable est mise au service d’une mise en scène et de décors incongrus, voire carrément grotesque. Pourtant, j’ai vu des exceptions. Madame Butterfly, La Damnation de Faust, ou cette année, en lever de rideau de la saison, un autre Mozart, La clémence de Titus.

Comment peut-on faire une programmation si décousue ? Comment monsieur Mortier arrive-t-il à programmer des opéras dont la mise en scène est si différente ? Où est la cohérence dans tout cela ? J’ai du mal à voir dans quelle optique le directeur de l’Opéra dirige ses établissements. Paris devrait être une grande scène internationale. La ville, les deux scènes de qualité et complémentaires, les liens anciens de la culture française avec l’opéra nous y obligent. Le prix des places aussi : 130 euros pour une place de première catégorie, cela rend les errements de mise en scène difficiles à digérer.

En tout cas, la scène de l’Opéra national de Paris ferait bien de s’inspirer de la créativité et de l’audace qui règnent en ce moment au Théâtre du Châtelet, la scène lyrique de la Mairie de Paris. Je vous parlerai très vite de la Pietra del Paragone, dans un autre article.

Voila, soirée décevante et malgré tout intéressante. Car je veux quand même terminer ce papier fort critique par un salut admiratif aux interprètes d’hier soir. La qualité de l’orchestre ainsi que sa direction ont fait de ce moment une petite merveille à vivre avec les oreilles. En somme, pour être heureux hier soir, il me suffisait d’écouter. Les yeux fermés.

Manuel Atréide


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