Dovmont, Duc païen, Prince chrétien et terreur de l’Ordre Livonien

par Yannick Harrel
vendredi 22 janvier 2010

La Rus’ de Kiev n’était plus, brisée par l’incommensurable et impitoyable déferlante des hordes tataro-mongoles conduites par Batu Khan. Si ces dernières refluèrent d’Europe de l’Est, non sans avoir de nouveau démontré toute leur supériorité militaire en défaisant les armées Polonaises puis Hongroises, les Principautés Russes encore libres mais affaiblies par l’invasion demeuraient à la merci des appétits Scandinaves comme Germaniques. Les Novgorodiens, qui s’étaient détachés de l’influence de Kiev au XIIème siècle, avaient transformé leur cité en une République marchande qui ne dédaignait pas pour autant le métier des armes en sus des son appétence pour le commerce. Pour autant elle ne fut pas seule à faire pièce aux ambitions hégémoniques étrangères : une autre République se dressa fièrement et victorieusement face à l’envahisseur avec un personnage de légende à sa tête : Dovmont de Pskov (v.1240-1299).

 
Désunion et invasion
 
De l’extensive, raffinée et opulente Rus’ de Kiev sous Iaroslav (978 - 1054), deux siècles plus tard il n’en restait outre le lien linguistique qu’une vague attache historique entre les différentes principautés ayant profité du relâchement du pouvoir central pour bénéficier d’une indépendance de fait [1]. En 1216 la terrible et fratricide bataille de Lipitsa fauchant l’élite guerrière de la Rus’ de Kiev allait aboutir à laisser le territoire sans réelle défense et unité. Les efforts courageux mais désordonnés de seigneurs locaux furent bien peu face à l’efficace et rodée machine de guerre Mongole lorsqu’elle déferla une première fois en 1223, dite bataille de la Kalka (située actuellement dans l’oblast’ de Donetsk, Ukraine). De cette cinglante défaite, et en dépit de la perte de nombreux nobles, aucune leçon ne fut retenue et lorsque la deuxième invasion eut lieu en 1237 elle ne trouva quasiment aucune résistance sérieuse sur sa route. N’allaient plus subsister que des territoires épars ayant échappé à la fureur Mongole par versement d’un tribut et/ou de l’impraticabilité du terrain pour les tactiques de l’envahisseur. Nul répit n’était à attendre toutefois car fort avisées de cette nouvelle donne géopolitique, les forces de la région Baltique souhaitaient au contraire se tailler de nouvelles extensions territoriales à coups d’épées.
 
Forces en présence
 
Peu nombreuses mais très bien entraînées et galvanisées par la foi, les troupes croisées de la Baltique n’avaient pas hésité à faire couler le sang païen, qu’il soit Prussien, Finnois, Estonien puis Lituanien, avant de déborder de leur mission évangélisatrice initiale pour porter leur regard vers les riches terres de l’Est bien que chrétiennes [2].
Les Suèdois et les Danois, peuples nordiques récemment convertis au christianisme, n’étaient pas les moins zélés et la geste d’un Valdemar II sur les rives Estoniennes fut l’éclatante illustration de tout l’intérêt que trouvaient les puissances du Nord à convertir et coloniser cet espace riche d’ambre, de bois et de fourrures. Pourtant ils ne pouvaient rivaliser en efficacité comme en férocité avec une prélature toute droite venue de Jérusalem où la rigueur s’imposait dans tous les domaines, religieux bien entendu, mais aussi économique comme militaire : l’Ordre de la Maison de Sainte Marie des Teutoniques plus communément appelé Ordre Teutonique.
 
Si les Teutoniques s’implantèrent durablement en terre Baltique [3], ils n’étaient cependant pas les premiers moines guerriers à avoir manifesté une singulière volonté de « calmer » les réticences des locaux à la conversion. Ainsi l’Ordre Livonien, érigé en 1202 à l’initiative de l’évêque Albert de Buxhoeveden (fondateur de la ville de Riga) connut pour le moins un début très prometteur puisqu’il s’empara de domaines Estoniens conséquents en à peine une vingtaine d’années. C’était faire fi de voisins autrement plus coriaces et organisés, frôlant la disparition pure et simple suite à une défaite retentissante contre ces Lituaniens qu’ils méprisaient (et trop certainement sous-estimaient) lors de la bataille de Šiauliai en 1236. N’ayant guère d’alternatives, les chevaliers Porte-Glaive acceptèrent de se faire absorber par l’Ordre Teutonique qui non content de bénéficier de revenus financiers autrement plus conséquents [4] progressait inexorablement en s’accaparant de larges domaines.
L’Ordre Livonien réussit toutefois à conserver une certaine autonomie sur sa juridiction dans la mesure où tout acte devait en être référé à son suzerain direct, le Grand Maître de l’Ordre Teutonique.
 
Il allait cependant se retrouver en première ligne par la volonté tenace de leurs nouveaux protecteurs de reprendre pied en terre Russe.
 
Dovmont : Duc, paria puis Prince
 
Singulière destinée que ce Duc Lituanien, proche du grand roi Mindaugas avant de le trahir qui dut pour préserver sa vie trouver refuge à Pskov, ville alors sous dépendance directe de Novgorod. De son vrai nom Daumantas, ce noble possesseur en titre du fief de Nalšia prit fait et cause pour le neveu rebelle Traniota et acquiesca à l’assassinat de son suzerain. Mauvaise décision qui se retournera contre lui lorsque l’un des fils survivants de Mindaugas éliminera (physiquement) l’usurpateur, obligeant Daumantas à fuir la contrée avec ses hommes les plus fidèles. Il deviendra l’hôte de la cité de Pskov en 1266 et mènera dès le début pour le compte de cette dernière une expédition destinée à punir ses frères Lituaniens de récentes incursions sur le territoire Pskovien. Le succès fut tel qu’il fut proclamé dès son retour Prince par la population, au grand dam de Novogorod qui exercait une tutelle de droit sur la cité et ses dépendances immédiates.
 
Véritable émule d’Alexandre Nevsky, ce Prince de Novgorod qui arrêta une tentative d’invasion de ses terres par les Suédois en 1240 puis une autre des Teutoniques en 1242, Dovmont sut faire preuve de qualités militaires identiques pour préserver l’indépendance de sa nouvelle patrie. Anecdote singulière, après sa conversion au christianisme orthoxe, il prendra comme épouse la fille de Dimitri Ier Vladimirski, fils aîné d’... Alexandre Nevsky !
 
Loin de n’être qu’un coup de chance, le nouveau Prince réitéra une expédition plus ambitieuse avec l’apport de troupes Novgorodiennes (Iaroslav, Prince de Novgorod s’étant opposé à cette aide pour punir Pskov de sa décision mais le vétché [5] en décida autrement et ne put que s’incliner devant la décision de celui-ci) en portant l’épée directement sur le territoire ennemi pour mieux le surprendre, ce dernier malgré la récente défaite demeurant trop confiant en sa force et en la sécurité de ses positions. La campagne se termina par une conclusion encore plus heureuse que la précédente pour les Pskoviens puisque la Lituanie en remisant ses prétentions territoriales cessa d’être une menace immédiate pour eux.
 
Un ennemi avait cependant décidé de bouger ses pions et de prendre possession de ce qu’il estimait lui être dû : les chevaliers Porte-Glaives avec leurs supplétifs Estoniens et des renforts Danois amorçaient une opération d’envergure...
 
La lutte jusqu’au dernier souffle
 
C’est en 1268 à Rakovor, en plein territoire Estonien que fut décidé une action audacieuse mais nécessaire pour mettre fin au risque d’invasion qui avait été précédé par de très inquiétantes escarmouches. Les forces de Pskov et de Novgorod s’unirent une fois encore sous la férule de Dovmont, et derechef n’eurent pas à le regretter.
 
Les effectifs adverses étaient près de trois fois moins nombreux selon les chroniques mais bénéficiaient d’un sens de la discipline et d’une chevalerie supérieurs à celle des Russes. En outre, retenant les leçons de l’échec du Lac Peïpous, le Grand Maître Otto von Lutterberg opta pour une ruse susceptible d’emporter la victoire : il scinda ses chevaliers en deux corps, l’un censé bousculer et percer les lignes adverses par une charge frontale de puissante intensité et l’autre se tenant en embuscade pour prendre à revers l’ennemi et parer à tout retournement de situation comme en 1242.
Un plan judicieux qui omettait un seul détail : la contingence humaine.
 
L’affrontement se déroula comme prévu par le Grand Maître puisque l’armée Russe dut céder à la charge effrénée des chevaliers. Cependant, alors que le deuxième corps aurait dû s’activer pour écraser les forces ennemies disloquées, son commandant pensa à tort la bataille remportée et s’urgea de participer au pillage du camp Russe ! Funeste erreur qui passait outre le talent de meneur d’hommes de Dovmont qui rassembla et réorganisa ses troupes pour provoquer un encerclement des chevaliers bloquée dans la nasse des combattants qui paièrent un fort tribut à cette résistance (le maire de Novgorod, le posadnik / посадник, fut tué au cours de celle-ci). Inexorablement, les forces coalisées Russes reprirent le dessus et anéantirent l’ensemble de l’armée Livonienne qui avait manqué cruellement de juste appréciation du déroulement de la bataille.
 
La victoire finale apporta près de trente années de paix sur la frontière occidentale des Principautés de Novgorod comme de Pskov, donnant une bonne idée des pertes et du choc subis par l’Ordre Livonien.
 
C’est au crépuscule de sa vie que Dovmont allait une dernière fois prendre le commandement d’une force armée Pskovienne. Et ce fut pour briser la volonté de revanche des chevaliers Porte-Glaives qui en 1299 opérèrent une manoeuvre surprise pour mettre le siège devant Pskov. Si la garde Pskovienne réussit à retarder suffisamment les Livoniens pour permettre aux habitants des alentours de se réfugier dans la citadelle, en revanche il était acquis que la cité allait devoir se préparer à un long siège vraisemblablement coûteux en vies [6]. Ce fut alors que le Prince au petit matin suivant saisit l’occasion unique de remporter une victoire éclair. Plus de trente ans après sa plus grande victoire, Dovmont n’avait rien perdu ni de son audace guerrière ni de son coup d’oeil tactique : remarquant avec acuité que les ennemis avaient établi leur camp près de la rivière et qu’ils en étaient aux préparatifs de siège, il décida d’une sortie soudaine de toutes les forces stationnées au sein de la citadelle afin de renverser l’avantage de la surprise.
 
Le soir venu, l’Ordre Livonien avait quitté les terres de Pskov, une nouvelle fois anéanti militairement et brisé moralement. Le peuple de Pskov n’eut guère de temps pour s’en réjouir puisqu’ayant certainement puisé dans ses dernières forces, son Prince s’éteignit deux mois après sa dernière geste. Il avait cependant laissé à sa principauté une indépendance de fait (qui sera reconnue en droit par Novgorod lors du Traité de Bolotovo en 1348) ainsi qu’une prospérité lui permettant de continuer à entretenir une milice bien armée et respectée.
Le grand héros de Pskov fut canonisé par les autorités orthodoxes et son corps étendu au sein de la cathédrale de la Trinité. Dernier hommage légitime à celui qui réfugié avait tant apporté à la cité, et jusqu’à son dernier souffle de vie.
 
Remarquable tacticien comme stratège, Dovmont sut utiliser à merveille les lignes intérieures et l’exiguïté de l’espace du terrain d’affrontement pour retourner contre ses adversaires ce qui faisait leur force. Ainsi lors d’une escarmouche les autorités militaires Livoniennes pensèrent-elles affaiblir le Prince de Pskov en l’attaquant simultanément sur plusieurs fronts, mais ce faisant et en plaçant Dovmont au centre du dispositif (puisqu’en étant l’objectif principal) elles lui offraient l’opportunité de procéder par de puissantes attaques en série contre chacune des formations rencontrées. Revenant à chaque fois au milieu de l’espace pour choisir sa prochaine victime : en scindant leurs forces pour frapper simultanément les Croisés avaient adopté un plan qui allait les perdre. Le roi Frédéric II lors de la guerre de sept ans (1756 - 1763) allait expérimenter de nouveau avec succès ce concept et contrer un ennemi pourtant supérieur numériquement.
 
 
[1] Le même sort frappait le Saint Empire Romain Germanique qui se délitait inexorablement d’avoir plus consacré son énergie à lutter envers l’autorité Papale (avec l’excommunication retentissante d’Henri IV) puis les communes Italiennes, subissant les terribles défaites de Legnano (1176) et de Parma (1248), qu’à renforcer l’unité de tous les vassaux assujettis à l’Empereur. Délitement qui sera consacré par Frédéric II de Hohenstaufen (1194 - 1250) qui ne put qu’abdiquer et concéder nombre de privilèges aux évêques et nobles de son Empire par les Confoederatio cum principibus ecclesiasticis et Statutum in favorem principum.
[2] Le divorce entre les Eglises catholique et orthodoxe ayant été consommé en l’an 1054 et perdurera malgré la tenue de deux conciles oecuméniques postérieurs à Lyon en 1274 puis à Florence en 1439. En 1204 le sac de Constantinople, qui conservait des liens commerciaux mais aussi cultuels très étroits avec la Rus’ de Kiev, n’améliora en rien la compréhension mutuelle des deux communautés.
[3] Pour une meilleure approche de cet épisode, veuillez vous reporter à l’article suivant : La Baltique, terre de croisade
[4] Les opérations militaires de l’Ordre sur le pourtour de la Baltique ne sauraient confiner leur présence à cette seule région : nombre de commanderies étaient disséminés en Europe, à Metz par exemple dont la Porte des Allemands est le témoignage de la proximité d’une commanderie locale. Lire à ce sujet le très bon ouvrage de Kristjan Toomaspoeg, Histoire des chevaliers Teutoniques, Flammarion, Paris, 2001.
[5] Le vétché (вече), que l’on peut désigner comme étant une assemblée populaire se réunissant au son des cloches. Ladite assemblée pouvant le cas échéant se muer en cour de justice pour les cas les plus graves devant être tranchés impérativement.
[6] Bien que Dovmont eut pris soin pendant les années précédentes d’ériger des fortifications au sein de la ville.
 

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