Du bac Philo à « Dans ses yeux »

par Vincent Delaury
lundi 21 juin 2010

Adapté du roman d’Eduardo Sacheri, Dans ses yeux* (El Secreto de sus ojos), Oscar du Meilleur film étranger en 2010, a une fin plus morale qu’un autre film, Un Prophète, qui était lui aussi en lice pour la récompense internationale. Le film d’Audiard finissait par un petit caïd qui, à sa sortie de prison, avait appris à devenir un as du trafic de drogue - au rayon de la morale, on a connu plus rigoureux ! Nul doute que la fin du film argentin, dévoilant un homme qui paye pour le crime qu’il a commis dans le passé (une condamnation à perpétuité), a un profil moralisateur qui sied davantage à l’Académie hollywoodienne. Pour autant, cette fin plus « consensuelle » n’enlève rien au fait que Dans ses yeux n’a aucunement volé son Oscar. Davantage qu’un grand film, je dirais que c’est un beau film (du 4 sur 5 pour moi), car il a à mes yeux quelques ficelles narratives reposant sur un prêt-à-filmer scénaristique qui ont tendance, par moments, à cadenasser un récit qui gagnerait à être encore plus elliptique, plus suggestif, afin d’être parfaitement raccord avec un jeu d’acteurs d’une grande subtilité. Voilà pour les quelques réserves.

A part ça, c’est un « thriller romantique » très émouvant. Ce film-là, racontant l’histoire d’un employé du ministère de la Justice à Buenos Aires qui se replonge dans une affaire dite « classée » (1974) pour en savoir plus sur le meurtre d’une jeune femme autrefois désirée, brasse avec virtuosité, sur fond de dictature militaire et de bureaucratie kafkaïenne asphyxiantes, petite et grande histoires. En parallèle d’un retour sur les remous politiques crapoteux de l’Histoire de l’Argentine, Benjamin Esposito, désormais retraité d’un tribunal, est renvoyé à l’amour qu’il porte depuis une vingtaine d’années à sa collègue de travail, la belle et classieuse Irene (Soledad Villamil, actrice aux œillades ensorcelantes). Ce film a un tel souffle, via un récit gigogne entrecroisant genres et intrigues, et il déploie une telle capacité à magnifier non-dits et jeux de regards où se lit l’amour à l’état pur, qu’on se dit qu’il aurait pu avoir pour titre… Il était une fois en Argentine - « Mon but était de poser cette question : cet homme qui marche vers nous, que sait-on de lui ? Qu’apprendrait-on de lui si on avait tout à coup un gros plan sur ses yeux ? quels secrets nous raconteraient-ils ? » ; cette phrase est signée Juan José Campanella mais elle pourrait être de Leone. Comme chez le cinéaste proustien des Il était une fois, le réalisateur argentin fait du cinéma, art du temps par excellence, une réflexion sur les souvenirs, le poids du passé et les vertiges de la mémoire. Pour vivre heureux, doit-on tourner la page ou regarder à jamais dans le rétroviseur ?

On connaît la maxime « Le souvenir est le seul paradis dont on ne puisse être chassé.  », ce qui est vrai pour Esposito (remarquable Ricardo Darin) : c’est en se replongeant dans le passé qu’il se rappelle ses émois d’antan ; son amour pour la greffière en chef Irene lui crevant enfin les yeux, car « Un homme peut tout changer dans sa vie, mais il ne peut pas changer de passion. ». Voulant échapper au danger qui le guette (« Tu auras mille souvenirs et pas de futur. », entend-on dans le film), il se décide alors à passer à l’action pour faire de cet amour fantasmé une réalité. Il s’agit pour lui de quitter la foire aux souvenirs pour s’ouvrir des horizons et écrire, dans son existence, une nouvelle histoire. Mais, pour d’autres (notamment pour le mari à l’innocence perdue de la femme assassinée), le souvenir est moins un paradis perdu qu’une prison à vie, « La mort de sa femme l’a rendu prisonnier pour l’éternité. » Que fait-on du passé ? Voilà la grande question philosophique de Dans ses yeux. La preuve en est que les candidats littéraires de l’épreuve de philosophie au Bac 2010 ont récemment eu à plancher sur la question suivante : « Faut-il oublier le passé pour se donner un avenir ? » La réponse est Dans ses yeux. Autre piste de réponse possible, mais cette fois-ci en chanson !, Ma Mémoire sale (2007) d’Alex Beaupain. A voir et écouter ici : http://www.lesinrocks.com/actualite/actu-article/t/46156/date/2010-06-17/article/bac-philo-le-corrige-en-chansons/

* Film hispano-argentin (2009, 2h10) sorti depuis le 5 mai 2010 et jouant encore dans une douzaine de salles à Paris. 


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